1966 : un goût de sucettes
Cette année-là – il y a cinquante ans –, une séduisante blondinette de 19 ans, le plus souvent porteuse d’une mini-jupe, enregistre une chanson écrite par un auteur-compositeur iconoclaste et provocateur. Elle se nomme France Gall, il s’appelle Serge Gainsbourg...
Drôle d’idée de rebaptiser une gamine de 16 ans, en délicatesse avec les études, d’un nom d’affiche de rugby. C’est pourtant ce que fait la maison d’éditions Philips en 1963 pour lancer la jeune Isabelle Gall. Devenue France Gall dans un milieu où la seule Isabelle reconnue se nomme alors Aubret, la blonde parisienne, issue d’une famille d’artistes, accède rapidement à la célébrité grâce à ses premiers grands succès : Ne sois pas si bête, puis N’écoute pas les idoles et Laisse tomber les filles en 1964. Suivent Sacré Charlemagne – vite devenu l’hymne de tous les cancres – et surtout le mémorable Poupée de cire, poupée de son qui vaut à France Gall et au... Luxembourg de remporter le Grand prix de l’Eurovision en 1965 avant de connaître un étonnant succès planétaire.
À cette époque-là, la mini-jupe, inventée par la créatrice de mode londonienne Mary Quant en 1962 et souvent portée à ras la craquette, fait fureur chez les jeunes filles, et France Gall ne déroge pas à cette mode dont la double fonction thermique a, c’est bien connu, pour effet de rafraîchir les filles et d’échauffer les garçons*. Or, il se trouve que l’éditeur de France Gall est aussi celui de Serge Gainsbourg, ce qui facilite les rapprochements. Un Gainsbourg plutôt émoustillé par cette jolie blonde pleine de fraîcheur pour laquelle il a déjà composé N’écoute pas les idoles deux ans plus tôt et Poupée de cire l’année précédente. Comble de félicité pour le cynique auteur-compositeur, France Gall, malgré ses moues de gamine libérée, lui semble être d’une touchante naïveté, pour ne pas dire d’une déconcertante nunucherie, du reste parfaitement en harmonie avec les chansons à succès qui l’ont propulsée sur le devant de la scène yéyé.
Pour être un créateur de grand talent, Serge Gainsbourg n’en est pas moins pragmatique : il a compris qu’il gagnerait plus en écrivant pour d’autres que lui-même, et notamment pour ces chanteuses pop en quête de notoriété artistique ou, comme France Gall, déjà bien lancées dans le circuit de la variété. C’est lui qui, probablement en souriant in petto, vient proposer à notre blonde en mini-jupe une nouvelle chanson qu’il qualifie de « mignonne » et qui devrait plaire au public. Son titre : Les sucettes.
La chanteuse ne voit pas malice dans les innocentes paroles de cette bluette dont la mélodie accroche immédiatement l’attention. Et c’est avec enthousiasme qu’elle enregistre en mai 1966, puis interprète ici et là, le plaisir que prend la dénommée Annie avec ses sucettes. « Lorsque le sucre d'orge parfumé à l'anis coule dans la gorge d'Annie, elle est au paradis », chante France Gall en suscitant sourires entendus et moqueries égrillardes dont elle ne prend pas conscience. Même en chantant « Lorsqu'elle n'a sur la langue que le petit bâton... » – dans le Sud-Ouest, on l’eût appelé le « gros crayon » –, France Gall ne se doute pas un instant de la connotation grivoise de ces « sucettes à l’anis d’Annie » qui sont rapidement dans toutes les bouches, sur toutes les lèvres du pays.
Avec cette blonde ingénue, l’on est alors bien loin du répertoire de Colette Renard dont les disques de Chansons libertines et gaillardes** n’ont, pour cause d’oreilles chastes, guère la faveur des ondes, au contraire de la plaisanterie musicale commise, en riant sous cape, par Serge Gainsbourg et popularisée par une France Gall décidément très nunuche. Très largement relayée dans les médias, la chanson connaît en effet un véritable succès, non seulement auprès des adolescents qui en font une écoute au premier degré, mais également d’un public adulte qui se réjouit de ce texte ambigü dont, des semaines après l’enregistrement, une seule personne n’a toujours pas conscience du double sens : France Gall !
À cette époque, un certain Jean-Christophe Averty produit et anime une émission de divertissement nommée Les raisins verts. On y pratique un humour décalé et parfois grinçant dont les bébés à la moulinette sont restés emblématiques. Jean-Christophe Averty anime également une autre émission intitulée Au risque de vous plaire dans laquelle il accueille des vedettes de la chanson. C’est à ce titre que France Gall est présente sur le plateau le 1er octobre 1966 pour chanter Les sucettes. Pour illustrer la chanson, des femmes sucent avec une gourmandise équivoque des sucettes allongées de forme suggestive. Ce jour-là, France Gall fond en larmes sous l’œil amusé de Jean-Christophe Averty : la chanteuse a enfin compris le double sens !
La honte surmontée, France Gall ne renonce pas à chanter Les sucettes : dès 1967, elle la reprend dans des émissions de télévision. Mais sans jamais donner à son interprétation un sens grivois. Le sucre d’orge d’Annie reste et restera sa vie durant une simple friandise achetée par une gamine gourmande de sucreries dans un drugstore. Quant à Serge Gainsbourg, 50 ans après Les sucettes, il est encore aux yeux de France Gall un « gros cochon » !
* « La mini-jupe a une double fonction thermique : elle rafraîchit les filles et échauffe les garçons. » André-Paul Roussilhe (À l’ombre des platanes). Citation extraite de 40 nouvelles citations pour piéger les pédants).
** D’autres albums de chansons « polissonnes » ou « érotiques » suivront ces premiers opus.
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