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A l’ombre de la nouvelle Chine

Quelques réflexions que je souhaite partager à propos de l’ouvrage de Stéphane Fière, « La Promesse de Shanghai », paru aux éditions Bleu de Chine, Paris, 2006

Qu’est-ce qu’un personnage de roman, de quelle nature est sa « réalité », sa présence au monde ?

Pas plus qu’un personnage de fiction n’existe réellement, les Mingong, ou travailleurs migrants chinois, ces sans-papiers de l’intérieur, qui seraient à en croire l’auteur quelque 200 millions, n’existent pas officiellement. Lors des tournées d’inspection effectuées par les autorités du parti sur les chantiers qui emploient ces « clandestins », grand soin est pris de dissimuler à la vue de tous et des médias ceux qui sont pourtant les forces vives de l’érection de la « Nouvelle Chine ». Les articles des journaux nous présentent ces masses comme la source possible d’une déstabilisation de la Chine contemporaine. Mais l’inverse est au moins aussi vrai : ce sont eux, innombrables, infiniment corvéables, qui donnent au système la plasticité nécessaire au maintien des taux de croissance à deux chiffres que connaît aujourd’hui son économie. Si cette réalité échappe aux statistiques fournies par le pouvoir chinois, elle n’échappe pas, au moins depuis la parution de l’ouvrage de Stéphane Fière, à la littérature.

A l’inexistence administrative de ces sous-prolétaires de l’économie socialiste de marché, répond en effet la tentative de Fière de donner une existence littéraire, c’est-à-dire une identité, sur le papier, à Fu Zhanxin, jeune paysan chinois de 20 ans, originaire de la province du Shaanxi, qui, après le suicide de sa mère sous les roues d’un camion, est poussé par la folie administrative et capitalistique de la Chine moderne dans le couloir d’un train surpeuplé, direction Shanghai.

Il ne s’agit pas ici de dénoncer, ni même de dévoiler, mais de montrer. Exempte de bons sentiments, sinon d’une profonde humanité, l’œuvre de Stéphane Fière répond aux exigences les plus hautes du roman : jeter sur le monde un regard éclairant parce que singulier. Car il est des ombres -« qui suis-je après tout, une ombre, un filet d’homme », s’interroge le narrateur en conclusion du roman - qu’aucune science, aussi « humaine » soit-elle, ne saurait ni dessiner, ni éclairer, engoncée qu’elle est toujours dans sa neutralité axiologique de rigueur.

C’est à l’ombre des jeunes filles en fleur que le narrateur proustien jette un regard pénétrant sur les lois et la mécanique du désir moderne. De même, c’est à l’ombre des « immeubles de trente étages » de la nouvelle Chine que le narrateur nous livre sa vision du monde qui l’entoure. Ce monde est un monde terrifiant où l’autre, au-delà de ce qui remplit son portefeuille, n’existe pas. L’argent, très logiquement - puisqu’il est l’objet même de La Promesse de Shanghai - est partout dans cet ouvrage, à la fois moyen et fin. Rien d’autre que l’argent « n’humanise » les rapports entre les hommes, sinon une solidarité élémentaire qui rapproche les membres d’un même groupe. Hors du groupe, et hors des relations d’argent, les hommes ne sont que des obstacles les uns pour les autres.

Indénombrables sont les accidents de la route, innombrables sont les accouplements tarifés qui forment la ponctuation morbide ou sensuelle de ce roman. A chaque fois seul le corps fait obstacle à l’écrasante indifférence réciproque des individus. Les corps des anonymes sont broyés par des véhicules qui ne les voient pas ou sont consommés par ceux qui ne voient qu’eux. Les plus désespérés se jettent volontairement sous les roues de bolides lancés à pleine vitesse comme pour enfin exister aux yeux des autres, serait-ce sous la forme d’un obstacle dérisoire, pendant que les plus ambitieux, les plus « positifs », se livrent à la prostitution.

Pourtant, au sein du groupe, nul conflit ou presque ne vient assombrir le commerce des hommes entre eux. On se demande même par quel miracle, par quelle vertu ancestrale, l’homme n’est pas, jusqu’au niveau collectif le plus élémentaire, un loup pour l’homme.

Mais hors du groupe, c’est, à l’argent près, la jungle. Si l’on définit la religion comme ce qui tient ensemble les membres d’une société, alors la divinité qui règne au panthéon de la Chine contemporaine est Mammon. A cet égard, ça n’est sans doute pas par hasard que les rares traces de religieux que l’on trouve dans La Promesse de Shanghai soient laissées par l’argent, comme lorsque, par exemple, certains petits escrocs parviennent à s’approprier les économies de vieilles dames, en leur faisant accroire qu’ils possèdent le secret alchimique de la transformation du papier en papier-monnaie. Fidèle à la vocation profanatrice du roman, l’auteur produit l’opération alchimique inverse en transformant cette « promesse » monétaire en prosaïque objet de papier, un livre singulier, une œuvre, dont la vertu, comme toutes les œuvres d’art réussies, et à l’opposé exact de la labilité de l’argent, est inaltérable.

Lorsque, par la grâce d’un romancier, un Mingong sort de l’ombre et, de l’intérieur, pose sur la Chine nouvelle son regard doucement ironique, notre propre vision de la Chine, et de la littérature, s’en trouve enrichie. La qualité de ce regard se manifeste par la langue étrange que manie le narrateur. Son français, d’une qualité parfaite, est pourtant truffé d’idiotismes qui sont autant de clefs d’accès au monde qu’ils décrivent. De nombreux écrivains ont éprouvé le besoin d’abandonner leur langue maternelle pour entrer en littérature. L’altération d’une langue maternelle sous l’effet d’une langue qui est celle des personnages du roman me paraît plus inédite. Cette façon de tordre sa langue permet à l’auteur de se situer à égale distance du narrateur et du lecteur, dans un no man’s land qui pourrait bien être un des lieux privilégiés de l’expression littéraire.

La scène finale, d’une grande sobriété narrative, renvoie dans l’ombre Fu Zhanxin, travailleur migrant, né le 3 novembre 1979 dans la province du Shaanxii. C’est avec une grande rigueur formelle que l’auteur abandonne son personnage à son néant officiel. C’est ainsi qu’au moment où nous refermons l’ouvrage, se referme cette parenthèse essentielle qu’est la littérature.

Mais ce n’est qu’après avoir transformé notre regard sur la Chine contemporaine que Zhanxin disparaît, qu’il redevient l’ombre évanescente qu’il n’a jamais cessé d’être.


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2 réactions à cet article    


  • manusan 16 mai 2007 09:40

    j’habite en Chine depuis 4 ans, marié à une chinoise (bilingue française) originaire du fin fond de la campagne du Yunnan. Ton roman rejoint ce que je vois tous les jours, enfin presque , j’ai fini par mettre des oeillères. Sinon un bon film : plaisir inconnu de Jia Zhank Ke. Pour moi, c’est la Chine des villes la vrai.


    • Emmanuel Dubois 23 mai 2007 15:18

      Prière de lire la deuxième phrase du texte ainsi :

      « Pas plus qu’un personnage de fiction n’existe réellement, les Mingong, ou travailleurs migrants chinois, ces sans-papiers de l’intérieur, qui seraient à en croire l’auteur quelque 200 millions, n’existent officiellement. » Merci.

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