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Albert Camus, dans l’humilité de la distinction

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. (…) Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche de l’alliance. » (Stockholm, le 10 décembre 1957).

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J’ai toujours considéré que le plus grand écrivain français du XXe siècle était Albert Camus. Sa littérature est multiforme (romans, essais, pièces de théâtre, etc.), aussi diversifiée qu’elle était guidée par une seule ligne, une seule idée, précise. Au style très clair, épuré, réveillant, alertant, alarmant. À l’instar des autres "monstres" français que sont Voltaire pour le XVIIIe siècle et Victor Hugo pour le XIXe siècle, Albert Camus était très engagé dans son époque, et jamais indifférent. À la différence des deux cités, il n’est pas mort octogénaire mais quadragénaire. L’accident qui coûta sa vie (et pas que la sienne) le 4 janvier 1960 a réduit d’autant le volume de ses œuvres. Quelle perte pour une si belle plume et un esprit si vif !

Né le 7 novembre 1913, Albert Camus était huit mois plus jeune qu’une personne de ma connaissance qui est partie en mars dernier et avec qui j’avais pu avoir des discussions approfondies encore à la fin de l’année dernière : j’ai du mal à imaginer que Camus, "le" Camus, aurait pu être un de mes contemporains !…

Il y a soixante ans, le 10 décembre 1957, Albert Camus, qui venait d’avoir 44 ans, fut reçu à l’Hôtel de Ville de Stockholm en grandes pompes à la cérémonie de réception de son Prix Nobel de Littérature. C’était donc l’occasion d’un discours, forcément un peu pompeux sur les bords, mais tellement dense sur le message. L’annonce de cette attribution a eu lieu le 16 octobre 1957.

Au contraire de son ami et "rival" Jean-Paul Sartre (en 1964), dont l’orgueil était très affirmé, Albert Camus avait accepté humblement son Nobel. J’écris "humblement" car refuser un Nobel n’a rien d’une modestie et tout d’une vanité. Pour l’anecdote, le physicien Paul Dirac, qui, par tempérament effacé, voulait avoir le moins de contact avec la presse ou le grand public, avait demandé à ses collègues quelle serait le pire pour lui : accepter ou refuser le Nobel de Physique. Tous lui dirent qu’il serait beaucoup plus connu et perturbé s’il refusait car cela étonnerait et susciterait la polémique. Il a alors accepté. Humblement.

Camus aussi a accepté, mais il ne devait pas fuir la franchise : recevoir un Prix Nobel, quoi qu’on en pense par ailleurs, de son mode d’attribution, des lauréats récompensés (toujours vivants, heureusement que le Comité Nobel a pensé à lui assez tôt), c’est avant tout avoir obtenu une petite part de reconnaissance. C’est très cher au cœur.

Dans son allocution, Albert Camus en parla immédiatement : « Ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ? ».

Dès le début, Camus a placé tout son drame et tout le drame de la France et de l’Europe. Son drame, c’est sa qualité d’écrivain inachevé, et surtout ses doutes, c’est aussi la guerre d’Algérie (cela fait plusieurs mois que l’Algérie était en guerre). C’est aussi le Rideau de fer, la séparation de l’Europe en deux (pas encore de mur de Berlin, mais les chars soviétiques avaient occupé Budapest l’année précédente) et le joug soviétique pour la moitié de la population européenne.

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Ce discours fut l’occasion pour Albert Camus de donner sa définition de l’artiste, allant au-delà de l’écrivain : « Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. ».

Avec ce mélange d’humilité et de relations aux autres : « Celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. ».

D’où la conclusion sur l’artiste : « C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. (…) Ne régnera plus le juge, mais le créateur (…). ». Et son corollaire sur l’écrivain, forcément engagé, en tout cas, impliqué par la course du monde : « Il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. (…) Le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil (…). ». Jean d’Ormesson expliquait lui-même qu’il était attentif aux autres et qu’il voulait leur bien par égoïsme, car il se sentait mal avec le malheur des autres.

Avec un sens de la formule sans équivalent, Camus a dressé le portrait de l’écrivain « vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire ».

Plus précisément, les écrivains de sa génération ont eu cette particularité : « Perdu sans secours (…), dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur parce que cet acte obligeait (…). Il m’obligeait particulièrement à porter (…) le malheur et l’espérance que nous partageons. ». À vingt ans, connaître Hitler, Staline et à trente ans, le risque nucléaire : « Personne (…) ne peut leur demander d’être optimiste. (…) Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe. ».

Sa pensée en 1957 était assez noire et déprimée en décrivant son époque comme « une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression ».

Camus a su souvent brosser un diagnostic très effrayant de la réalité. Mais il n’était pas un pessimiste pour autant. Il savait aussi entrouvrir la porte de l’espérance en se donnant des objectifs ambitieux : « La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument (…). ».

En associant son Prix Nobel à l’écrivain en général, et en associant l’écrivain à ceux qui sont persécutés, Albert Camus a pu donner un sens à cette remise du Prix Nobel sans déchirer son humilité : « Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer (…) l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un homme rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. ».

Ce discours, qui est un court texte d’Albert Camus, très synthétique, est un condensé très riche et fertile de la description d’une époque (qu’il jugeait désastreuse), de l’idée de la place de l’artiste dans son environnement, du rôle de l’écrivain comme représentant des silencieux, et enfin de la manière d’accepter simplement un prix qui pourrait faire monter l’orgueil à la tête de bien des lauréats.





Deux jours plus tard, le 12 décembre 1957, Albert Camus s’est retrouvé en conférence devant les étudiants de l’Université de Stockholm. La position de Camus sur l’Algérie était très délicate. Il avait fait appel à une trêve, à une solution pacifique. De tous bords, on avait critiqué son engagement ou sa passivité, même s’il avait réussi à agir discrètement pour éviter l’exécution de certains condamnés algériens.

La conversation avec les étudiants suédois se focalisa sur la guerre d’Algérie par la présence d’un représentant du FLN à Stockholm qui monopolisa la parole (on parlerait aujourd’hui d’un "troll" !). Albert Camus resta digne et lui répondit. Il a écrit quelques jours plus tard : « Son visage n’était pas celui de la haine mais du désespoir et du malheur. Je partage ce malheur, son visage est celui de mon pays. C’est pourquoi j’ai voulu donner publiquement à ce jeune Algérien, et à lui seul, les explications personnelles que j’avais tues jusque-là. » ("Le Monde" le 19 décembre 1957).

Dans ses réponses, Camus a d’abord expliqué qu’il n’était pas resté inactif : « Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et suis toujours le partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. » (12 décembre 1957).

Et puis est venue sa fameuse déclaration : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » (12 décembre 1957). Cette phrase a été parfois comprise avec un contresens, en pensant qu’il mettait en avant sa mère avant le droit.

En fait, c’était plutôt une condamnation de la méthode violente pour soutenir une cause juste, comme il l’a d’ailleurs abordé dans sa très belle pièce "Les Justes" (pièce représentée pour la première fois le 15 décembre 1949 à Paris). La fin ne justifie jamais les moyens. Cette réflexion est probablement la base de son analyse de la Révolution russe. L’interprétation qu’il fallait donc avoir de cette phrase était une condamnation des actes terroristes, quels qu’ils fussent.

La phrase citée a été retranscrite par Dominique Birman, journaliste du journal "Le Monde" qui a assisté au débat avec les étudiants et Albert Camus a attesté au journal que « votre correspondant a fidèlement reproduit » les explications qu’il avait données (19 décembre 1957). Néanmoins, un autre journaliste qui a assisté à la conférence, C. G. Bjurström a traduit un peu différemment sans en ôter le sens : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère ! ».

Huit mois après la signature du Traité de Rome, Albert Camus, en raison des haines en Algérie, n’avait sans doute pas encore eu la vision que le seul moyen de bâtir la paix et de refaire, selon son expression, une "arche d’alliance", c’était en unissant toutes les nations qui, depuis plus d’un millénaire, s’étaient, jusque-là, acharnées à se faire la guerre entre elles. Deux ans plus tard, la route arrêta tragiquement l’avancée de son œuvre…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (09 décembre 2017)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L’humilité de la distinction.
Albert Camus.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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1 réactions à cet article    


  • Delphus Delphus 9 décembre 2017 16:45

    Merde...il faisait l’objet de mon prochain article, à peu de chose près dans la même veine que le votre...excellent par ailleurs...le votre évidemment. Rien à dire sinon que vous évitez les écueils traditionnels sur le personnage. Merci, mais merde quand même. 

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