Alerte, candidats : la culture est l’avenir de notre croissance économique !
Les lecteurs d’Agoravox l’auront repérée : la polémique sur l’argent des musées et ses révolutions en cours qui fait rage depuis 3 mois, est sans précédent médiatique. Par ailleurs, presse et chaîne du livre débattent ardemment des questions du numérique.
Raisons de plus de s’étonner, et même de s’inquiéter sérieusement, du silence glaçant de nos candidats à l’élection présidentielle sur la Culture. Difficile de croire qu’ils soient passés au travers. On peut craindre en revanche qu’ils manquent de compréhension réelle des enjeux en question. Or, parce que la culture en France est un défi économique majeur, elle ne peut être ignorée sans lourdes conséquences de la politique culturelle de demain.
Côté acteurs culturels, l’ouverture des débats est activement engagée. Côté acteurs économiques également, les initiatives se multiplient. Je me contenterai ici de présenter deux exemples pour illustrer à quel point et à quels titres la culture est bien l’avenir de notre croissance économique.
Dans le domaine artistique, le gisement patrimonial et culturel français est bien loin d’être encore « optimisé ». Nombre de sites en déshérence vivotent sur tout le territoire. Attractivité touristique potentielle considérable mais aussi levier de reconversion économique dans toutes les régions concernées par la disparition d’usines et la délocalisation. Petits commerces, infrastructures d’hébergement et de restauration sont les premiers à pouvoir trouver là matière à développement. Autant d’acteurs de revitalisation sociale aussi.
Il y a plus encore, tout site culturel bénéficie d’une cote à haute valeur ajoutée. Une entreprise choisira d’abord une région dynamique culturellement pour s’installer. Elle sait que la présence et la fréquentation des artistes et acteurs culturels sont synonymes de créativité et d’innovation à portée de main. [1]
Le mot est lâché : culture = innovation. Le pont est évident, sa traversée concrète beaucoup moins visible encore. Rencontres et résidences d’artistes ne sont pas les seules concrétisations de liens art-entreprise. L’essor du mécénat, porté par une fiscalité attractive, est aussi un moyen devenu très accessible par lequel une entreprise peut construire un engagement sociétal, argument majeur de sa valeur ajoutée. Enfin, comme j’ai l’occasion de le faire au quotidien dans mon activité, et je ne suis plus la seule, la reformulation de problématiques économiques et managériales par l’art ouvre les portes du futur. [2]
Il y a bien dans la culture un défi économique qui dépasse largement l’accessibilité à l’art et sa valorisation culturelle. C’est comme ancrage d’un redéploiement entrepreneurial qu’elle devient aujourd’hui un vrai outil. En outre, sur le plan social et collectif, l’appropriation de repères communs et valorisants et l’expression aussi via l’art et ses acteurs d’une identité territoriale partagée sont en jeu.
Autre exemple tout récent : Le Comité national du livre et la Direction du livre et de la culture ont organisé la semaine dernière une journée consacrée au secteur du livre. Auteurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires ont prouvé le contraire lors de ce colloque qui a fait salle comble à Sciences Po cette semaine.
Sur l’initiative du ministère de la Culture, la Mission livre 2010 venait y rendre compte de ses quelques onze tables rondes de débats menés depuis l’automne sur toutes les questions que pose le défi numérique aux acteurs du livre, en particulier à son économie.
A première vue, rien de bien nouveau dans les constats établis : le livre perd lentement ses lecteurs, l’outil numérique remet en question le support papier, les modèles économiques d’internet concurrencent ceux de la chaine du livre. Ainsi résumés, les débats qui ont animé la journée restent très infidèles à ce qui s’est dit et pensé à la tribune des intervenants. ... Heureusement !
Tout d’abord, si l’inquiétude était palpable (l’introduction du ministre Donnedieu de Vabres l’a explicitée clairement), le manichéisme binaire « livre versus numérique » a d’emblée fait place à une pensée volontariste et constructive. Que faire du numérique pour le livre ? Comment réinventer la lecture ? Comment penser une nouvelle chaîne du livre ? Voilà les questions qui ont traversé la plupart des interventions.
Du côté des auteurs, inutile de dire que l’arrivée du numérique n’entame en rien leur désir d’écrire des livres. Celui-ci trouve un ancrage tellement profond que Tanguy Viel, Assia Djebar ou Agnès Desarthe ont exprimé, avec humour ou pudeur selon les cas, le sentiment un peu absurde d’être interrogés sur le sujet. Le livre en danger ? Ils n’y croient pas une seconde.
Non, Patrick Bazin (directeur de la bibliothèque municipale de Lyon) le dit sans détour : c’est du côté des lecteurs et de leur rapport au livre, qu’il y a du changement, voire du souci à se faire. Les lecteurs de livres, emprunteurs en bibliothèques ou acheteurs en librairies, se diversifient et n’ont jamais été aussi nombreux : ils représentent aujourd’hui plus de 50% de la population, et ce partout dans le monde. Mais ces lecteurs ne sont plus les mêmes. Nouveaux profils : moins de jeunes. Nouvelles pratiques : les « papivores » (+ de 20 livres par an) diminuent tandis que les « nouveaux pratiquants » augmentent. Il a donc affirmé sa conviction d’une résistance incroyablement forte du livre, face au développement du DVD, des écrans numériques, devenus indispensables jusque dans les bibliothèques.
Bruno Latour (sociologue) a apporté une analyse très éclairante de cette évolution : nous avons pendant des siècles assimilé l’objet livre à ses fonctions (éducative, philosophique, littéraire, etc.). Après tout, si l’objet livre n’est plus l’unique vecteur de ces fonctions, cela ne signifie nullement que nous en avons perdu le sens. Comme objet, le livre n’est qu’un élément de la chaîne dont fait désormais aussi partie l’écran. Ainsi, les pratiques de la lecture s’affranchissent de l’objet livre en ouvrant de nouvelles trajectoires : lectures ouvertes et multiples d’extraits, de synthèses, d’articles, de critiques, lectures ponctuelles, courtes, quotidiennes, etc.
Autre évolution sociologique marquée : le numérique privilégie l’instantané, la dispersion, le visuel ; là où le livre impose la durée, la concentration, la réflexion. Le temps de l’introspection proustienne a bien du mal à trouver sa place dans l’univers technologique.
A bien écouter les acteurs de ce colloque pourtant, nulle diabolisation du numérique ne serait d’actualité. Au contraire, en ce qui concerne la pratique de la lecture comme de l’écriture, il semble que le livre et l’écran ne soient pas interchangeables et que la place de chacun reste incontestée.
Du côté de l’économie du livre, en revanche, l’anxiété monte et les fragilités sont réelles. Le face-à-face d’Antoine Gallimard et de Xavier Garambois (PDG Amazon) a fait apparaître l’obsolescence du modèle économique actuel de la diffusion du livre. Entre commerce virtuel et droits d’auteur, comment lutter contre le développement de la toile, comment éviter ce qui s’est produit dans le secteur de la musique ?
La place des libraires et des bibliothécaires a été reformulée ici sur son principe premier : la médiation. Car oui, en dépit des flux d’informations, les lecteurs ont besoin de relais pour s’orienter dans une offre éditoriale pléthorique. En outre, la fonction de l’éditeur telle que l’ont défendue Olivier Cohen (éditions de l’Olivier) et Antoine Gallimard, est d’abord celle de la production, une production à haut risque dont la nature même est la création, donc qui ne prend pas en compte, a priori et comme déterminant, la demande. On comprend là, où précisément l’édition se dissocie du modèle économique dominant, un modèle qui part de la demande et conditionne l’offre en fonction du marché. On entrevoit du même coup le cœur de métier sur lequel les éditeurs sont irremplaçables.
Autant de constats qui, loin de condamner le livre à finir en poussière ou en pixels, remettent en perspective un avenir évidemment riche en lectures et en échanges écrits. Restent à inventer les modèles économiques qui iront avec, et à oser lâcher prise avec ceux en place. Editeurs, libraires et bibliothécaires doivent faire place pleinement à ce nouvel entrant qu’est le numérique, comme partenaire et non comme rival. Tout porte à croire qu’auteurs et lecteurs seront encore plus nombreux qu’aujourd’hui au rendez-vous !
Alors la polémique de la marchandisation de la culture n’est que le symptôme précurseur d’une vraie révolution de la vie culturelle. Espérons qu’elle soit annonciatrice de sa prise en main, enfin. Car vraiment, s’impose, pour la financer et la baliser, une véritable mise en chantier de sa politique et des responsabilités qui resteront celles de l’Etat. Et avec urgence ! A bon entendeur de campagne...
[1] En Aquitaine, les thèmes « Créativité, culture et développement territorial » seront à l’ordre du jour à Poitiers les 28-29 mars prochains (cf http://www.iaat.org/actualites/structure.php?id=3&actu=670).
[2] J’en développe les dimensions multiples dans « Art & Management : du fantasme à la réalité » (Demos, janvier 07).
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