Le dernier numéro de l’excellente revue Books nous offre un regard amical mais néanmoins sévère, voire cruel, porté par Richard Wolin sur la vie intellectuelle française. Ce vénérable universitaire, titulaire d’une chaire d’histoire des idées à New York, s’est penché sur la situation du débat philosophique contemporain en France, s’intéressant de près à deux figures médiatiques ayant récemment confiés leurs différences idéologiques. Mais comme le débat politique tend à se rétrécir, personne ne tiendra la controverse entre Finkielkraut et Badiou comme un événement majeur de la vie intellectuelle française. Rien de comparable avec les controverses de l’après-guerre, entre Sartre et Camus, ou Sartre et Aron. Ou bien ces vieilles querelles parfois paroxystiques dont le monde occidental nous serait redevable d’après Wolin. Qui trace une figure de la modernité politique en mettant au centre l’opposition entre le discours de la Révolution et celui de la contre-Révolution. Bref, si la légende croit que l’histoire de la philosophie se résume à un affrontement entre Platon et Aristote, sans doute une autre légende voudrait que l’histoire du débat politique moderne oppose depuis deux siècles Robespierre à Joseph de Maistre. Il y a une part de vrai dans cette thèse. Ne retrouve-t-on pas ce clivage plus d’un siècle après la Révolution, avec un Jaurès positionné face à un Maurras ? Et maintenant, une nouvelle salve séculière lancée par la controverse entre Badiou et Finkielkraut. Wolin voit en effet dans le premier l’héritier du discours enflammé des Jacobins et dans le second le continuateur de la France marquée par ses traditions et sa culture. Mais les deux protagonistes ne font que répondre à une inquiétude typiquement française, celle de l’identité nationale d’un pays qui s’est toujours considéré comme un phare pour les autres nations.
Finkielkraut se fait le défenseur de la civilisation française, sa culture, ses lettres, ses traditions et selon Wolin, il se positionne comme un intellectuel démodé, méprisant la logique dominante d’un politiquement correct traversé par le goût pour le métissage, la place pour les communautés et la tendance aux mouvances cosmopolites. Finkielkraut se situerait à contre-courant du monde en mouvement, défendant une France idéale et rigide contre les influences des autres cultures, qu’elles soient musicales, culinaires ou littéraires. Il refuserait l’ouverture, craignant de ce fait la dilution de la France dans un monde propulsé comme un village global, avec de supposées pertes de repères. En caricaturant, un joueur de djembé pourrait faire que Finkielkraut ne sait plus où il habite. Le ressort de cet intellectuel, c’est qu’il ne supporte pas la réalité qui se dessine avec les nouvelles tendances et la globalisation de la culture. Finkielkraut voudrait que la France soit celle qu’elle fut alors qu’à l’inverse, Badiou rêve d’une France qui retrouve ses réflexes révolutionnaires pour devenir ce qu’elle n’a jamais été, une France communiste. Il n’est pas exempt d’un déni de réalité, distinct de celui pratiqué par son confrère. Son théoricisme est d’une inquiétante indifférence aux faits. L’idée communiste doit persévérer et triompher, même si le passé a vu des régimes marqués par le sang, sous Staline, Pol Pot, Mao. Voilà donc une controverse antisymétrique, l’un affecté par la mélancolie du passé, l’autre par la nostalgie d’un futur idéalisé mais jamais advenus, le premier refusant de voir des signes positifs dans l’ouverture culturelle présente, le second occultant le mal entachant toutes les réalisations se réclamant du communisme. La conclusion de Wolin, c’est que malgré des oppositions puissantes et marquées, ces deux intellectuels défendent une certaine idée de la France, l’un privilégiant les règles, les rites républicains, les lettres, l’autre épris des mouvements révolutionnaires, 1789, 1948, 1870, 1968, bourgeois et prolétaire réunis en un peuple universel guidant l’humanité. Au final, le schéma semble se dédoubler dans la Chine contemporaine. Badiou écrivant un petit livre rouge (blanc bleu) et Finkielkraut prônant un confucianisme à la française.
Au final, cette controverse n’aura pas un grand impact sur la société française. Une coupe du monde gagnée est plus percutante. Les intellectuels verront dans cette controverse une curiosité permettant de causer, alors que les philosophes avertis, peut-être Wolin, verront se dessiner un double signe, celui d’une pensée politique moderne parvenue à saturation et la marque d’une nation en plein marasme qui se cherche et se sent dépassée par la vitesse de transformation du monde. Comme le signale Wolin, les enjeux politiques ont rapetissé et on serait tenté de dire qu’il ne reste plus rien ou presque de fondamental à débattre. Serions nous dans une ère post-politique ? Autrement dit, dans une phase où le progrès ne serait plus du ressort politique mais d’un autre ressort, pour autant qu’il y ait encore des marges de progrès et que cette notion centrale de la modernité puisse être cernée sans ambivalence. Dans les années 70, les sociologues jouaient les visionnaires, prédisant la société post-industrielle alors qu’un Lyotard annonçait une post-modernité placée sous l’absence des grands Récits. En vérité, les sociétés sont devenus plutôt hyper-industrielle et hyper-moderne. Moins de contemplation et de quiétude quotidienne, les gens ont le nez sur les nouvelles, les images, les fantaisies culinaires, le guidon, le volant, le portable, téléphone et ordinateurs associés, voire fusionnés. Finalement, les césures de philosophie politique séparant Badiou de Finkielkraut semblent se diluer dans la frénésie d’un présent qui ne cesse de bouger les gens, les corps et le cerveau disponible, de faire bouger aussi les lignes politiques. Quand le politique n’a plus de voie et d’orientation, c’est qu’on est entré dans l’ère post-politique.
La controverse Badiou Finkielkraut illustre assez bien cette ère du post-politique. Les discussions semblent refléter une époque révolue. Le monde s’invente très bien sans les intellectuels et c’est donc une blessure que cette destitution des penseurs pointée par Wolin dans son billet iconoclaste, précisant de surcroît que les intellectuels n’ont plus le rôle de phare, ni la fonction prescriptrice qui fut la leur naguère, avant 1970. On n’accorde plus à Sartre et Foucault une confiance soutenue. On doute, on ne fait plus confiance aux intellectuels et d’ailleurs, la France traverse une crise de confiance généralisée, dans tous les domaines, les politiques et les intellocrates étant jaugé comme des personnage doués mais surtout pour défendre les prébendes de leurs castes, réseaux et autres confréries. Badiou et Finkielkraut sont certainement sincères mais leur obstination à défendre des causes dépassées les rend quelque peu autistes aux yeux du sage qui vit dans la société, observant les inventions citoyennes, sentant les souffrances de l’existence. Sans virer vers un populisme anti-intellectuel on ne peut s’empêcher de penser que ces intellectuels débattent pour se faire plaisir mais en décalage avéré avec le monde qui avance. A se demander si cette controverse Badiou Finkielkraut ne révèle pas les travers de cette modernité marquée par la scission entre ceux qui réfléchissent, gouvernent, et ceux qui constitue la société substantielle des hommes laborieux. Un schisme dévoilé notamment dans les écrits politiques de Leo Strauss. Le penseur politique moderne est devenu extérieur à la vie de la cité pensait-il. Il est l’exécuteur testamentaire d’un héritage voué à être dilapidé, celui des peintres maniéristes de la Renaissance. Les intellectuels fabriquent un monde sans savoir si on peut y vivre. Ce sont d’invétérés névrosés et d’ailleurs, il suffit de lire dans leur yeux et rictus.
A l’instant où j’écris ces lignes, je viens de rectifier le titre du billet, ôtant le point d’interrogation, ayant balayé le doute, confiant dans le verdict final sur ces intellectuels devenus démodés et inopérants dans le monde contemporain. Verdict cohérent avec mon avis sur d’autres débats, économiques, mais aussi sur le vivant. Avec l’expérience d’une réflexion qui ne passe pas le seuil éditorial faute d’être classée dans le manichéisme stérile opposant les darwiniens et les créationnistes. La France est en train de stériliser ses possibilités d’invention scientifique et philosophique. Et mon mot de sage analysant sera inspiré de Mélenchon. Ces intellectuels parisiens et germanopratins, qu’ils se cassent, ils n’ont plus rien à apporter sauf leurs névroses contractées dans un milieu qui sent le renfermé et le moisi. Mais non, qu’ils restent pour nous livrer cette pensée qui, même moisie, nous replonge dans des aventures philosophiques et esthétiques ayant marqué la civilisation française. Une vieille bibliothèque parsemée de toiles d’araignée et ensevelie sous des millimètres de poussière peut avoir son charme, comme une vieille relique découverte dans une crypte. Reste alors à imaginer une pensée nouvelle, radieuse, éclairée par de nouvelles lumières. Elle arrivera, soyons-en sûr, quand l’hyper-modernité retrouvera la sagesse des compréhensions antiques pour propulser une pensée et une politique néo-psychédélique.