Ben non, « Nope » n’est pas si bien que ça…
Sous le ciel de Californie, dans la Santa Clarita Valley, à une cinquantaine de kilomètres de Los Angeles, des phénomènes inexpliqués, ovni ?, ont lieu dans un ranch isolé, tenu par OJ et Emerald Haywood, frère et sœur ayant hérité celui-ci de leur père défunt, légendaire dresseur de chevaux pour le cinéma et la télévision. Au fait, attention aux nuages ! La menace fantôme viendrait de là…
Que dire de ce film ? Annoncé à grand renfort publicitaire et presse comme THE blockbuster de l’été. Ma foi, Nope, c’est pas mal, du 3 sur 5 pour moi. Mais ça ne décolle pas vraiment. À la fin, une musique morriconienne en diable (les sifflements, la ritournelle, les chœurs saccadés, les cloches) viserait une envolée lyrique, un certain goût pour les héros d’autrefois, cowboys solitaires (apparition fantôme dans le lointain, à la Eastwood), pourquoi pas, mais pour dire quoi ? Nous emmener où ? Je ne vois pas trop, Peele n’étant pas trop dans la geste référentielle, voire citationnelle, comme Tarantino.
Alors, bien sûr, on saura gré à Jordan Peele, cinéaste afro-américain déjà repéré avec son très malin Get Out (2017, qui dénonçait habilement le racisme ordinaire larvé aux États-Unis), d’écrire un scénario original, de faire - ouf, on respire - un objet filmique qui ne soit pas un énième prequel d’une saga existante ou bien allant paresseusement lorgner vers les films de super-héros pyrotechniques qui sont des plus rasoirs à force de se ressembler tous. Et, franchement, en termes visuels (l’affiche promotionnelle du long métrage tenant à nous préciser qu’il a été filmé avec des caméras IMAX, en gros images grande taille à haute résolution), son western SF, mâtinant horreur (les scènes périphériques bien flippantes avec le chimpanzé Gordy tueur, vedette de l’émision - cet incident a-t-il réellement existé ? Se demande-t-on sans cesse) et pop (les tee-shirts vintage portés par ses personnages arborant des noms de groupes rock des années 80), a de la gueule : les images sont belles. Les chevaux, les nuits et les ciels, d’où naît une menace sourde (une sorte de vortex surnaturel à tissus ondulants aspirant tout sur son passage à l’exception des objets métalliques et des artefacts), sont bien filmés.
Bien sûr, aussi, les exégètes pourront saluer, avec ce film jouant sur le regard (regarder avec insistance au risque de perdre la vie) et l’enregistrement du réel par une caméra mécanique qui, dans la captation audiovisuelle, va plus loin que le numérique lisse, un désir de remonter aux origines du cinéma, à sa source : il nous est bien montré que le petit film documentaire à finalité scientifique réalisé par Eadweard Muybridge captant le mouvement d'un cheval au galop monté par un jockey… noir, hélas resté anonyme dans l’histoire du 7e art, a participé à l’avènement du cinéma, art du temps et du mouvement, au même titre que les recherches contemporaines des frères Lumière ; ce Plate 626, ou Animal Locomotion, peut être décrit comme « le premier assemblage de photographies utilisé pour créer un film ». On est de plain-pied dans la mise en abyme, autrement dit le cinéma parlant de cinéma (tournages à Hollywood et plateaux TV montrés itou itou), et pour les cinéphiles, assurément, c’est bien souvent l’occasion de se perdre délicieusement dans moult interprétations possibles, au risque parfois de faire dire au film des choses qui n’y sont pas forcément ou de se faire carrément son propre film (et pourquoi pas d’ailleurs !). C’est aussi le jeu de la critique d’extrapoler et de s’emparer dans tous les sens de l’objet-film en question pour en tirer la substantifique moelle possible.
Et ce film Nope, qu’on peut traduire par Nan (du genre Non c’est pas possible, on ne me la fait pas, sorti à raison sous le titre Ben non au Québec !), se penchant, pour sa trame principale, sur des éleveurs de chevaux afro-américains travaillant dans le milieu du cinéma et du divertissement (les parcs d’attractions) au fin fond d’une vallée perdue de la Californie est aussi là pour redonner une place (bienvenue) à une communauté noire aux Etats-Unis qu’on n’associe pas forcément - heureusement, avec le temps, les choses ont largement évolué ! - au monde culturel et à l’univers western ; pour autant, on n’oubliera pas, question westerns, des précédents, tels Le Sergent noir (1960) de John Ford campé par Woody Strode, la présence forte, ce qu’on appelle le charisme, de celui-ci dans la séquence inaugurale magistrale dans la gare d’Il était une fois dans l’Ouest (1968) du dynamiteur du genre, un certain Sergio Leone (petit Italien de Rome ayant revisité la mythologie américaine en lui mettant un caillou dans sa botte à éperon), ou encore le rôle phare offert à Morgan Freeman dans le superbement crépusculaire Impitoyable (1992) de Clint Eastwood, film dédicacé à ses deux maîtres qu’étaient Leone et Don Siegel. Et maintenant, à cette lignée, on peut lui associer ce Nope et c’est tant mieux.
D’ailleurs, les observateurs attentifs noteront vers la fin du Peele qu’une affiche de western avec deux acteurs stars noirs, Harry Belafonte et Sidney Poitier, Buck et son complice (1972, réalisation : Sidney Poitier), se trouve sur un mur pendant que la petite équipée (les deux éleveurs, le filmeur psychopathe à la voix d’outre-tombe et le technicien de la vidéosurveillance trop curieux) imagine un stratagème pour se faire l’ovni (soucoupe volante ?), ou en tout cas le filmer comme preuve pouvant leur assurer la gloire s’il finit montré chez Oprah - ouvertement citée, d’ailleurs que par son prénom tellement elle est connue en tant qu’animatrice et productrice de télé - Winfrey ! Au passage, le sensationnaliste TMZ, au voyeurisme exacerbé pour dénicher le scoop à tout prix (on s’en souvient, cette entreprise de médias appartenant à la Fox s’était faite mondialement remarquer en annonçant en juin 2009 la mort du King of Pop, Michael Jackson, avant tous ses concurrents), est également mentionné, comme critique de l’addiction, sans scrupule, de l’être humain pour le spectacle, ne pas oublier au passage que c’est un verset de la Bible, en l’occurrence Nahum 3:6, qui ouvre le film : « Je jetterai sur toi des impuretés, je t'avilirai, et je te donnerai en spectacle. »
Mais alors, malgré ces points positifs, d’où vient ma déception avec Nope ? Eh bien, du fait que Jordan Peele avance ses pions sans aller, selon moi, aussi loin qu’on l’aimerait. Son long métrage (un peu long, 2h10, notamment la traque finale), si l’on met de côté la belle photographie impressionnante signée du chef-op solide Hoyte van Hoytema ayant aussi bossé sur Dunkerque et Ad Astra (et son monstre, nommé « Jean Jacket » avec ses faux-airs de méduse volante Grand Avalou, est visuellement séduisant, sans atteindre selon moi néanmoins la beauté de la présence monstrueuse de l’Autre dans le ciel de District 9 (2010, Neill Blomkamp) et surtout la puissance de sidération du monstre à l’œuvre dans l’enthousiasmant The Host (2006) de Bong Joon-ho), c’est en fait, si l’on y regarde de près, une honnête série B se donnant un peu trop des airs de grand film, à force de vouloir jouer obstinément dans la cour des grands, ou qui aimerait déjà apparaître comme un classique - ce qu’il deviendra peut-être au fil du temps, je ne donne ici, après, tout que mon humble avis. Oui, je l’avoue, j’ai du mal à y voir autre chose qu’un film très habile, à cheval entre Spielberg (le goût du merveilleux, la pulsion scopique) et Shyamalan (le goût pour le twist, révélation inattendue, le jeu postmoderne avec les codes du genre, l’attrait pour les minorités et les marges, rarement filmées ou pas assez), et rien de plus.
Juste un exemple – attention spoiler –, le leurre des enfants, voisins farceurs, jouant aux extra-terrestres dans l’étable à chevaux du ranch, pour nous faire frissonner, on a déjà vu ça, et en mieux, dans Les Dents de la mer de Spielberg, grosse source d’inspiration du moment en salles puisqu’il vient aussi visiblement nourrir très largement L’Année du requin (2022) par Ludovic Boukherma et Zoran Boukherma. Alors, d’aucuns, en abordant Nope, citent Rencontres du troisième type (pour la prise de contact avec le monde extra-terrestre), E.T. (le poing contre poing du singe et du jeune enfant Jupe caché sous la table : entrer en communication avec l’Autre) et Jurassic Park (le cinéma de genre main dans la main avec le parc d’attractions ou à thème, les produits dérivés…), eh bien sûr qu’ils s’y trouvent, d’une façon ou d’une autre, mais selon moi, le film matriciel ayant servi de modèle (on met du temps à voir le monstre, puis la quête tout au long du film pour l’intercepter, le ciel remplaçant ici, en tant que territoire mystérieux et inquiétant, la mer), c’est Les Dents de la mer (Jaws, 1975) qui, soit dit en passant, est LE film ayant lancé la vogue des blockbusters en Amérique, pour le meilleur et pour le pire (annonçant, avec un certain Star Wars, la fin d’un certain cinéma aventureux et libertaire des seventies, qu’on appelle communément le Nouvel Hollywood).
Histoire d’être bref et précis, au vu de la médiocrité du cinéma américain actuel, à quelques exceptions près (Mann, Tarantino, Burton, Gray, Katryn Bigelow, les Coen, Fincher…), sans parler du cinéma français actuel truffé de comédies poussives en veux-tu en voilà des plus navrantes, ce film Nope peut assurément, du fait de son ambition louable, apparaître comme… un grand film ! Mais, si on le replace, à titre comparatif, dans le cadre du cinéma américain des années 70/80 à grand spectacle ou de genre dans ce qu’il a de meilleur, signé par des Spielberg, Boorman, Eastwood, Kubrick, Mulligan, Friedkin, Romero, Carpenter, Cameron, Lynch et autres De Palma, eh bien il n’apparaît pas, toute compte fait, si grand, voire si bon, que ça !
In fine, j’aime beaucoup quand Jordan Peele filme les à-côtés : son film dans le film (le tournage de la sitcom aux rires préenregistrés Gordy et compagnie (1998) avec le chimpanzé violent via la scène de massacre et ses séquelles, tant physiques que psychologiques, puis la chaussure mystérieuse qui tient debout toute seule) est prenant, il mériterait à lui seul tout un long métrage !, et lorsqu’il filme les coulisses ou les bords du récit (le plateau de tournage TV en périphérie dévoilé en travelling avant avec la végétation artificielle comme sortie d’une installation brinquebalante de la plasticienne Laure Prouvost, genre Palais de Tokyo en friche, où le musée-mausolée à la gloire du chimpanzé sanguinaire Gordy lové dans l’annexe cachée du bureau du personnage me semble-t-il le plus intéressant de son film, à savoir le cowboy asiatique aux chemises de pacotille façon le Elvis Presley de Las Vegas, Ricky "Jupe" Park/Steven Yeun, boss au visage de cire, tel un androïde, du parc à thème), il est très habile pour nous extirper un temps de son récit linéaire, mais là, encore une fois, je trouve qu’il n’en fait pas grand-chose, Peele revenant vite se caler dans le credo de son film SF horrifique pop-corn. De même, sans se risquer à aller aussi loin politiquement que son compatriote engagé Spike Lee, au risque pour celui-ci d’être il est vrai un brin balourd parce que trop volontariste et démonstratif à force de défendre coûte que coûte la cause afro-américaine face à la communauté blanche, Jordan Peele se montre habile, efficace, « historien » même (cf. l’archive filmique du cavalier noir anonyme chez le photographe britannique Muybridge (1830-1904)), mais sans non plus creuser pleinement son sillon, ou mettre carrément les pieds dans le plat, c’est évocateur sans être ravageur ni disruptif, à l’inverse de son Get Out, bien plus retors selon moi.
Bref, j’ai assez aimé Nope (un film auquel on repense c’est toujours bon signe - tenez, on pense aussi parfois à Signes de Shyamalan, avec l’étrangeté cabalistique dans les champs ; ça veut dire qu’il en garde sous le pied par-delà son simple visionnage), mais je reste tout de même sur ma faim ! Le film, on le sait, cartonne sur le territoire américain, avec déjà plus de 50 millions de dollars engrangés. Cartonnera-t-il dans l’Hexagone ? À suivre…
NOPE (2022, 2h10). États-Unis, couleur. De Jordan Peele. Avec Keke Palmer, Daniel Kaluuya, Michael Wincott, Steven Yeun, Donna Mills, Barbie Ferreira. En salles en France depuis le 10 août dernier.
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