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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > David Bowie, l’élitiste universel

David Bowie, l’élitiste universel

David Bowie est mort. Le 10 janvier 2016.

La nouvelle a suscité l’incrédulité de millions de terriens, à qui venait tout juste d’être confiée sa dernière œuvre, Blackstar (« ). Les fans découvraient à peine les opus complexes et sublimes de ce nouvel album, sorti le 8 janvier, jour du 69ème anniversaire de l’artiste. Les critiques unanimes saluaient le génie créatif intact de du chanteur britannique, qui y défrichait une fois encore des contrées musicales où les artistes grand public ne s’aventurent généralement pas. Tous se perdaient en conjectures sur la signification de ses nouveaux morceaux, explorations des affres de l’âme humaine ou bien reflets du chaos du monde, peut-être les deux, peut-être plus encore. Bowie, pensait-on, a ce rare privilège de pouvoir créer des œuvres dont il n’est pas forcément besoin de saisir le sens pour en percevoir et apprécier la valeur.

Une nouvelle vidéo venait juste d’être dévoilée, dans laquelle Bowie apparaissait alité et flottant dans une chambre sombre et froide, avant d’entamer quelques pas de danse saccadés, de coucher quelques mots sur un papier puis d’entrer à reculons dans une armoire, et d’en refermer la porte discrètement, comme s’effaçant de lui-même du monde des vivants. Vidéo « glaçante » et « crépusculaire » avait-on pensé, sans forcément comprendre ce que le chanteur évoquait en affirmant qu’il serait désormais aussi libre qu’un oiseau.

« Lazarus », titre de la chanson, était aussi celui d’une comédie musicale coécrite par Bowie et dont les représentations ont débuté en décembre à New York. L’artiste, croyait-on, est peut-être vieillissant, mais il est toujours actif et créatif. Bien vivant.

Trois jours plus tard, ces dernières paroles et images de David Bowie prendraient une toute autre dimension. Voilà donc un homme qui se savait condamné et qui mettait en scène sa propre mort, la transformant en œuvre d’art. Fait sans précédent dans l’histoire culturelle moderne, dernière trouvaille invraisemblable d’un artiste qui n’a cessé pendant un demi siècle d’explorer les marges de la culture contemporaine et de repousser les limites de la musique populaire.

Le secret avait été gardé sur la maladie dont souffrait David Bowie, seuls ses proches en étant informés. Le chanteur vivait à l’abri des regards à New York, ne donnant plus ni interview ni concert depuis plus de dix ans. La surprise et l’émotion furent donc immenses à l’annonce de sa disparition. Les hommages furent unanimes, transcendant les frontières, les générations, les cultures et les opinions. Signe du respect quasi universel dont jouissait l’artiste, signe aussi de l’impact que l’homme et son œuvre ont eu sur le conscient et l’inconscient du monde contemporain.

Comme aucun autre chanteur de rock/pop avant ou après lui, David Bowie a su dépasser et transcender les genres et les incorporer dans une création artistique à la fois profondément originale et largement accessible. Comme aucun autre avant ou après lui, il a su incorporer diverses expressions et formes artistiques dans sa musique, dépassant largement le cadre étriqué du rock’n’roll ou même de la musique populaire. Comme aucun autre avant ou après lui, il a su sentir et précéder l’air du temps et en fournir une représentation artistique à la fois novatrice et presciente. Comme aucun autre avant ou après lui, il a su se renouveler sans cesse, explorant et découvrant continuellement de nouvelles voies et formes d’expression musicale et artistique, puisant dans les marges ou les avant-gardes culturelles tout en en rendant la substance accessible à un large public.

L’exceptionnel talent créatif de David Bowie fit de son œuvre un élément structurant de la culture contemporaine, en particulier dans les années 70, années charnières que sa musique, plus qu’aucune autre, contribua à définir. Inventant ou précédant quelques uns des courants musicaux les plus marquants de la décennie, Bowie en livra la bande son étourdissante, innovant sans cesse, inventant puis suicidant à un rythme effréné des personnages et incarnations flamboyantes ou inquiétantes, créant des univers sonores et visuels sans cesse renouvelés. Sa production fut moins échevelée dans les décennies suivantes, peut-être moins brillante, mais toujours marquée par cette créativité exceptionnelle que le temps, contrairement aux autres artistes de sa génération et même des suivantes, ne parvenait pas à altérer. Au final, reste une œuvre musicale d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles, sans commune mesure avec aucun autre artiste contemporain, probablement une des rares œuvres pop/rock destinées à passer à la postérité – la vraie, celle qui se mesure en siècles.

La production musicale de David Bowie avait depuis longtemps assuré sa place au panthéon du rock. Mais son empreinte sur la culture contemporaine, et le vide qu’il laisse derrière lui, résultent aussi des autres facettes du personnage et de son œuvre. Sa voix reconnaissable entre toutes, son regard étrange, sa beauté unique, sa grâce et son élégance, son charisme exceptionnel, son sens consommé de la communication. Son insatiable curiosité, son intelligence manifeste et l’étendue de sa culture littéraire et artistique, qui en fait un personnage à part dans l’histoire de la musique rock. Son art consommé de la mélodie, des arrangements et de la production, lui permettant de produire des tubes imparables aussi bien que des expérimentations sonores hasardeuses. La qualité et l’originalité de ses textes, souvent obscurs mais toujours profondément évocateurs sans jamais être univoques, s’adressant à tous mais parlant à chacun. L’influence qu’il a eu sur des générations de musiciens de tout type, plus ou moins bons disciples mais dont aucun n’a jamais été en mesure de dépasser le maître. L’effet libérateur que sa musique et ses personnages ont eu sur des millions d’êtres humains, dans les années 70 et même ensuite.

Mais au fond, ce qui rend David Bowie unique, c’est probablement qu’il avait réussi à devenir et rester un artiste profondément universel tout en étant et demeurant résolument élitiste. Combinaison improbable d’un homme ne cessant d’aller explorer les chemins de traverse et les recoins les plus étranges et novateurs de l’art et de la culture contemporaine – généralement arpentés seulement par quelques esprits aventureux qui bien souvent s’y perdent – et d’une pop star parvenant à distiller l’essence de ses explorations dans des œuvres susceptibles de toucher et émouvoir tout un chacun. Un homme capable de trifouiller dans le chaos du monde et des âmes et d’en extraire des représentations artistiques universelles, mises en scène de manière toujours originale et novatrice par un esprit brillamment conceptuel, et délivrées par un acteur charismatique capable de dépasser les limites des genres musicaux et artistiques et de transcender la superficialité du format pop/rock. Le tout sans jamais être frivole, non plus que professoral, prescripteur ou moralisateur.

David Bowie, l’élitiste universel, aura montré que la chanson populaire, contrairement à ce qu’affirmait Serge Gainsbourg, n’est pas condamnée à être un « art mineur ». Alors qu’il s’éteint et rejoint ces astres dont ses chansons parlaient souvent, on peut cependant se demander s’il n’était pas au fond un astre unique, sans équivalent, destiné à rester seul au firmament musical contemporain. Produit d’un moment unique et particulier dans l’histoire humaine autant qu’acteur ayant contribué à le façonner et le sublimer.

On a souvent coutume de dire que « personne n’est irremplaçable », mais on se trompe probablement. Au moins pour ce qui concerne David Bowie.

 

Best of alternatif - Quinze perles méconnues de David Bowie

Une sélection de quelques chefs d’œuvre méconnus de David Bowie, au delà des tubes et des classiques :

1. Conversation Piece (1969)

Ballade intimiste et introspective sur l’aliénation et l’incommunicabilité d’un esprit brillant et isolé, isolé parce que brillant.
« I'm invisible and dumb and no one will recall me
And I can't see the water through the tears in my eyes »

2. The Bewlay Brothers (1971)

Sur l’album Hunky Dory, premier chef d’œuvre de Bowie, une des chansons les plus impénétrables de l’artiste. Peut-être une évocation de son demi-frère Terry, atteint de schizophrénie.
« And my brother lays upon the rocks
He could be dead, he could be not, he could be you
He's chameleon, comedian, Corinthian and caricature »

3. Velvet Goldmine (1971)

Chanson enregistrée lors des sessions Ziggy Stardust mais non retenue sur l’album mythique. Peut-être trop provocatrice et salace, même pour une rock star extraterrestre.
« Velvet Goldmine, you stroke me like the rain
Snake it, take it, Panther Princess, you must stay
Velvet Goldmine, naked on your chain
I'll be your King Volcano right for you again and again
My Velvet Goldmine »

4. Sweet Thing / Candidate / Sweet Thing (reprise) (1974)

Une suite monumentale en trois morceaux sur l’album Diamond Dogs. Quasiment neuf minutes de variations vocales et soniques sur le chaos et la décadence urbaine. Sublime.
« I'm glad that you're older than me
Makes me feel important and free
Does that make you smile, isn't that me ? »

5. It’s Gonna Be Me (1975)

Enregistrée lors des sessions Young Americans, non retenue sur l’album, et pourtant bien supérieure à la plupart des morceaux retenus au final. Ballade soul sublime et épique sur les tourments d’un homme regrettant ses actes et se rendant compte qu’il a laissé passer sa chance. Jamais homme blanc n’a chanté la soul de manière si déchirante.
« Hey Jack, I better shake it off, put her out of my head
Thinking I balled just another young girl last night
Oh brother, I left a woman in that morning bed
Been on that trip so many times
Good God, was it really yesterday ? »

6. A New Career In A New Town (1977)

Magnifique instrumental assaisonné à l’harmonica qui conclut la première face de l’album Low, premier opus de la fameuse « trilogie berlinoise » (Low, Heroes, Lodger). Evoque l’arrivée de Bowie à Berlin, ville de la rédemption personnelle et du renouveau artistique. Précède les instrumentaux beaucoup moins allègres de la face B.

7. Sense of Doubt (1977)

Instrumental sur la face B de l’album Heroes. Ultra minimaliste. Quelques notes de piano répétées en boucle, entrecoupées seulement de quelques souffles ou vagues synthétiques. Noir et glaçant, mais ensorcelant.

8. Fantastic Voyage (1978)

Plage d’ouverture de l’album Lodger, qui conclut la « trilogie berlinoise ». Ballade introspective d’un homme qui accepte sa propre humanité et ses limites, comme revenu sur terre après un voyage fantastique dans les étoiles et/ou dans les méandres de la dépression.
« In the event that this fantastic voyage
Should turn to erosion
and we never get old
Remember it's true, dignity is valuable
But our lives are valuable too »

9. Looking For Lester (1993)

Etonnant morceau jazzy sur l’album Black Tie White Noise, premier album solo après l’interlude Tin Machine et les errements commerciaux des années 80. Enregistré avec le trompettiste Lester Bowie. L’autre Bowie, David, est au saxophone. Plein de groove et d’énergie.

10. Untitled No.1 (1993)

Sur l’album The Buddha of Suburbia, une plage mélodique pleine d’harmonies apaisées, et quelques paroles sans aucun sens apparent.
« It's clear that some things never take »

11. Strangers When We Meet (1995)

Sur l’album Outside, album des retrouvailles avec Brian Eno. Superbe morceau pop, un peu en décalage avec le reste de l’album, plutôt noir et tourmenté. Evocation de l’éloignement au sein du couple, d’abord combattu puis accepté. Poignant.
« All your regrets
Ride roughshod over me
I'm so glad
That we're strangers when we meet »

12. Slip Away (2002)

Sur l’album Heathen, qui est sans doute une des plus belles évocations musicales du drame du 11 septembre 2001, bien qu’aucune référence explicite n’y soit faite. La chanson évoque le personnage d’un show américain pour enfants, Uncle Floyd, qui s’efface petit à petit comme s’efface alors l’innocence de l’Amérique.
« Sailing over Coney island
Twinkle, twinkle uncle Floyd
We were dumb but you were fun, boy
How I wonder where you are ? »

13. Heathen (The Rays) (2002)

Plage éponyme de l’album Heathen. Réflexion sur le passage du temps et la mortalité de toute chose. Chanson écrite et composée avant les attentats du 11 septembre 2001, mais qui semble refléter le deuil de New York au lendemain du drame.
« Steel on the skyline
Sky made of glass
Made for a real world
All things must pass
Oo-o »

14. Bring Me The Disco King (2003)

Morceau final – et le seul indispensable – de l’album Reality. Superbe chanson évoquant le départ de l’artiste et son glissement vers l’immortalité, servie par l’excellent Mike Garson au piano. Aurait pu être la dernière chanson de Bowie s’il n’avait signé un retour aussi réussi qu’inattendu en 2013 après 10 ans d’absence.
« Don't let me know when you're opening the door
Close me in the dark, let me disappear
Soon there'll be nothing left of me
Nothing left to release »

15. God Bless The Girl (2013)

Bonus track sur la version japonaise de The Next Day, l’album du retour en 2013. En apparence plus enlevé et léger que les morceaux de l’album, la chanson reflète en fait la jubilante célébration d’un homme déclinant et contemplant sa fin proche.
« And I don't wanna hurt you, just wanna have some fun
God Bless the Girl »

Plus d’informations sur ces chansons et beaucoup d’autres sont disponibles sur le blog « Pushing Ahead of the Dame », une des sources d’information les plus riches sur l’œuvre de David Bowie. https://bowiesongs.wordpress.com/


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4 réactions à cet article    


  • Piere CHALORY Piere Chalory 14 janvier 2016 12:17

    Bonjour, 


    Bravo pour votre article précis et fouillé sur ce véritable créateur multi-forme qu’était David Bowie, qui restera c’est certain dans l’histoire de la musique classique contemporaine, la vraie, pas celle des Boulez cacophones pénibles.

    ’’Voilà donc un homme qui se savait condamné et qui mettait en scène sa propre mort, la transformant en œuvre d’art. Fait sans précédent dans l’histoire culturelle moderne, dernière trouvaille invraisemblable d’un artiste qui n’a cessé pendant un demi siècle d’explorer les marges de la culture contemporaine et de repousser les limites de la musique populaire.’’

    J’avais noté aussi ce fait pas (du tout) courant, filmer sa propre mort en l’attendant bientôt, voilà une forme de mépris de l’inéluctable, de compréhension spirituelle sidérante. certains l’ont accusé ici d’être un ’’génie du marketing’’, certes, mais peut-on parler de marketing post-mortem ?

    Tout ce qui a eu du succès était commercial, marketé. J’ai vu le film 4 garçons dans le vent récemment, qui date de 1964 & décrit la Beatle-mania à son apogée. Dans ce film qui est très proche d’un documentaire, on montre bien le système show-biz qui fonctionne exactement comme une agence de pub lancant une lessive. 

    Pour les Beatles, on peut dire que le packaging était parfait, le look bc bg qui permettait de faire passer aux yeux des parents des fans le groupe comme étant ’comme il faut’ tout en proposant des chansons quasi subsersives, surtout à l’époque. Malgré la classe, sinon le génie de Mac cartney et surtout de Lennon, sans cette communication savamment étudiée, les Beatles ne seraient pas ce qu’ils sont.

    Evidemment que Bowie a surfé sur la mode, mais en m^me temps il a toujours ajouté son grain de sel à des rythmes ou mélodies (parfois) basiques, les enveloppant d’une atmosphère très particulière.

    C’est ça qui différencie l’artiste du faiseur.

    • La Voix De Ton Maître La Voix De Ton Maître 14 janvier 2016 13:18

      J’aurai préféré avant-gardiste à élitiste.

      Bowie prenait très modestement des choses simples, et en les distordant il essayait de deviner l’avenir. C’était avant tout un obsessif des possibilités du futur.

      Les élitistes c’est ceux qui prétendent aimer ce qu’il a fait.

      Personnellement j’aime pas sa musique, hormis les trucs bien pop des années 80-90. Il reste cependant un vrai créateur, simple, honnête ce qui démultiplie son élégance naturelle.

      Un vrai génie donc.


      • Hannibal GENSERIC Hannibal GENSERIC 15 janvier 2016 08:54

        http://numidia-liberum.blogspot.com/2016/01/hommage-david-bowie.html

        Bowie parle de sa mort dix ans avant que celle-ci n’arrive


        • Pascale Mottura Pascale Mottura 1er février 2016 12:14

          Excellent article, bien écrit, bien documenté. Un superbe hommage. 

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