De la représentation de la sexualité
Le cinéma en fait ses choux gras.
Le temps n'est plus où pour exprimer l'amour entre un homme et une femme on se contentait d'un baiser lèvres closes. Le baiser moderne ressemble à un assaut de caméléons. Le degré de la passion est proportionnel au degré d'enfoncement d'une langue dans une bouche. Certes le symbole est clair, je te pénètre et tu me suces, mais la question est de savoir si ce type de baiser, très humide surtout en hiver, est le nec plus ultra de la sensualité. Les hommes éduqués par ces images doivent sans doute croire que pour être "in", il faut avaler la langue de sa partenaire tout en lui donnant la sienne en pâture. Bon. Mais il se trouve que les lèvres ont plus de sensibilité que la langue , viande sans goût . Qui ne se souvient du merveilleux baiser d'Ingrid Bergman et de Cary Grant dans "Les Enchaînés". Je ne sais combien de minutes à bécoter un visage, ce qui est la pluie la plus merveilleuse que l'on puisse recevoir. Et techniquement beaucoup plus facile à réaliser qu'un forage du gosier. Il est vrai qu'Alfred Hitchcock, le cinéaste le plus élégant de tous les temps, était aux commandes ! On ne peut que s'incliner. (On sait qu'il entrecoupa cet interminable baiser de dialogues pour déjouer la censure, ce qui ajoute à son talent.)
Passons à l'acte sexuel. (Comment appeler ça ? La copulation ?La baise ? La bête à deux dos ? La chose ? Le sexe, on le voit, est un monde entre grossièreté et médecine. Difficile de trouver ses marques.)
Au ciné, à la télé, offerts à tous les yeux qui traînent, c'est un passage inévitable.
Les cinéastes savent qu'il faut faire clean, avec effets de draps, de lumières tamisées, de mains qui déboutonnet frénétiquement des pantalons, plus les scènes de nus sans sexe, ou c'est du porno, sauf si on s'appelle Catherine Breillat." L'empire des sens" est le top en matière de sexe hard et esthétique. "Lust, caution" n'est pas mal non plus dans le genre sadique . Très belle scène dans "Two lovers" de James Gray où Joaquin Phoenix prend Gwyneth Paltrow contre un mur, au sommet d'un gratte ciel, un jour où il caille. Mais on y croit, même si le lieu et la position posent problème. Ils sont dans un espace public, n'importe qui peut arriver mais bon...Une des scènes qui m'a le plus marquée est la scène d'ouverture de "39°2 le matin". Anglade est sur Dalle dans un réalisme époustouflant. C'est la scène d'ouverture et elle dure, elle dure, fimée en plan fixe. Je suis arrivée en retard et je croyais être entrée dans une chambre par inadvertance.
Le 20 ème siècle, dans ce domaine, aura beaucoup changé du 19ème qui avait inventé les chemises trouées pour procrééer sans rien voir.
On peut donc dire que les excès de l'un sont bien moins dommageables que les excès de l'autre.
Peu de photographes, cependant, choisissent ce sujet. On en comprend la raison. Le Kitsch et le porno guettent. Distinguer le sexe hard et le sexe art doit être difficile. On peut citer Larry Clark qui a fait scandale avec des scènes de sexe entre adolescents. Jeunes drogués pour être plus précis. Ce qui n'est pas étranger à l'interdiction, à tort, qui a été décidée. Montrer les photos de Clarke à des ados est pour moi la meilleure façon de les dégoûter de la drogue.
Au niveau de l'image, de la peinture et de la sculpture, admirons les anciennes civilisations asiatiques et greco-romaines qui ont su donner du sexe une image artiste, retrouvant la beauté des corps, etrangère à toute pornographie. La pornographie, c'est le sexe sans la beauté.
En ce qui concerne l'écrit, nous notons un grand retard par rapport au cinéma. Certains dépeignent précisément des scènes de sexe. Ils sont rares.
Est-il utile d'ailleurs de les détailler ? Pourquoi le ferait-on ? Serait-ce uniquement dans un but commercial ? Pour chauffer ? Ces fameux romans que l'on ne lit que d'une main ?
Autre raison qui rendent ces scènes délicates dans un livre : La grande, l'immense difficulté qu'il y a à les écrire. Echapper à la fadeur, au cul-cul la praline, à la vulgarité, à la pauvreté du vocabulaire est très délicat. Quels mots employer ? Ils sont rares. Sexe. OK. Queue, bite, chatte. Plus genre modern show. Les images sont plus faciles à manipuler que les mots car deux corps qui s'aiment sont beaux par définition.
Mais je ne souhaite pas étudier les problèmes des autres mais exprimer les raisons qui font que j'essaie de vaincre cette difficulté.
Disons tout d'abord ce qu'est l'écriture. C'est l'expression d'une personne, d'une seule. D'une expérience. D'une vie. Elle est unique. Il est bien évident que PPDA n'écrit pas, qui peut demander à un nègre de lui concoter quelque chose, même une biographie, sans que personne, s'il avait copié plus habilement, ne s'en soit aperçu. Il n'a donc pas d'écriture propre ?
On n'écrit pas une scène de sexe pour faire genre mais pour situer cette scène sur le chemin de sa vie. Pour la faire passer du dégoût au goût.
En ce qui concerne le dégoût, je me souviens de la première fois où j'ai appris comment naissaient les enfants. Ma mère m'a dit tout en faisant la poussière,un dimanche matin, jour du Seigneur :
- Mais tu ne comprends pas ce que je dis, tu es idiote ! Tu as bien vu des chiens dans la rue ?
Il m'a fallu un certain temps pour sortir du chenil.
Passer du dégoût au goût. Dans les deux sens du terme. De la vie à l'Art qui nous a engendrés. Nous les habitants de la planète Art. Ouvrons les yeux.
Je pense à un poème en prose de Rimbaud. (Illuminations)
Il y a eu entre Rimbaud et Verlaine une histoire d'amour fou. Une histoire d'amour dévastatrice. Entre eux, la jeune femme de Verlaine : Mathilde Mauté de Fleurville. Mathilde avait dix-huit ans. Rimbaud, dix sept. Verlaine vingt-sept. Or Verlaine était amoureux de sa femme. Verlaine n'a écrit de poèmes d'amour que pour Mathilde. Alors que Rimbaud a écrit des poèmes d'amour pour Verlaine. En particulier le sublime "Matinée d'ivresse". Un des plus grands poèmes d'amour qui ait jamais été écrit. La critique traditionnelle dit que Rimbaud, ici, parle d'Art ou de je ne sais quoi. Non, bigleux que vous êtes. Il parle d'amour, de sexe qui fait mal, de cette première fois où le dégoût sombre et devient paradis.
Matinée d'ivresse
Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! Rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums.
Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Petite veille d'ivresse, sainte ! Quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
Voici le temps des Assassins.
Les assassins du mensonge, évidemment.
Aucun mot d'ordre sexuel n'est utilisé.
Cela signifie-t-il que jamais il ne faut les employer car ils gâchent la sauce ?
J'espère que vous me pardonnerez de mettre après ce chef d'oeuvre la deuxième partie d'une nouvelle qui s'intitule "l'homme qui ne plaisait pas et qui plaisait."
J'ai essayé de traiter l'expression de l'acte sexuel dans un genre non pas poétique mais narratif que je souhaite tous publics. Là aussi est la difficulté.
J'ai choisi trois procédés d'estompe.
-L'histoire chinoise, puisque nous savons que cette civilisation , avec ses estampes , est plus coquine que nous.
-Une lettre et non pas la conversation directe car, il faut le reconnaître, la sexualité est le monde du silence. Parfois parce qu'elle dépasse, et de loin, tous les mots. Parfois, à tort, car les mots sont aussi les clefs d'autres richesses.
-L'amour, puisque celle qui parle, au moment où elle évoque ce qu'elle a vécu le traduit comme un acte amoureux et non pas simplement sexuel. Alors qu'elle pensait, avant le rendez-vous, que ce ne serait qu'un intermède.
Ce texte est la suite de celui-ci, publié le 2 décembre 2010 sur AgoraVox.
La semaine que passa la princesse de Sa-Yan au palais de l’Arbre du Jour fut toute grise. Cette pluie qui interdisait les promenades… L’humidité des chambres …L’ennui d’une petite société où tant de fois elle avait cru vivre au sommet du monde...
Quand elle raconta l’histoire de sa rencontre avec le prince de Li, la favorite du Roi, la princesse des Songes, l’écouta d’une oreille distraite. Elle venait de perdre son chien favori. Elle était aussi triste que le temps.
Tous ces évènements furent favorables au prince de Li. Comme aucune excitation, cette semaine, n’habita la vie de la princesse, ni théâtre, ni bal, ni voyage, ni amant, cet homme, au demeurant inférieur, occupa sa pensée.
Tous les jours le prince lui envoyait un message. Et peu à peu, l’instant où elle en prenait connaissance fut un moment qu’elle attendait. Elle faisait allumer un feu. Elle demandait à une cithariste de jouer. On lui servait un thé et portant à ses lèvres la brûlure de la tasse, elle lisait.
Le grand sujet des missives du prince étaient les paravents de So-Hi. Comme leur correspondance pouvait être lue, il s’en tenait à des considérations esthétiques. Finissant toujours par la même question : « Quand me rendrez-vous visite ? Je dois partir pour le Nord à la fin du troisième mois. »
La princesse ne voulait pas le revoir. Une manière de le punir de son audace. Mais nous sommes faits d’un esprit et d’un corps qui ont chacun leurs projets. Le corps de la princesse avait une mémoire. Son oreille se souvenait d’une langue, sa joue d’une bouche, son corps du poids d’un autre corps…et tout cela tournait comme tourne le sucre que la baguette d’or mêle au thé.
Le corps lorsqu’il se heurte à une résistance de la tête, attaque la citadelle de nuit. Par les rêves. Une nuit la princesse de Sa-Yan rêva que le prince de Li l’avait rejointe au palais du Jour, qu’il s’était approché d’elle sans se soucier de quiconque et disant : « Je suis le vainqueur de Wi ! », l’avait enfourchée, soulevant sa robe, lui donnant à sentir ses mains qu’elle sentait encore au moment du réveil… Oh !......
Nos rêves nous conduisent rarement au plaisir. Ils ne sont pas là pour nous satisfaire mais pour nous ronger d’insatisfaction. Ils nous chauffent puis nous réveillent en nous disant : « Mais vas-tu me faire jouir, stupidité ! J’ai faim ! Vas-y ! Oh ! La ! La ! Quelle lambine ! »
Ce matin-là, quand elle se réveilla, serrant son coussin à l’étouffer, jouissant presque au contact de ses draps, la princesse fut brûlée de cette idée : revoir cet homme, passer une nuit avec lui. Rien qu’une. Mais vite. Tout de suite. Ce soir. Certes ce ne serait qu’une passade. Un jouet d’hiver. L’épouser était inconcevable. La princesse de Sa-Yan, veuve du prince de Sa-Yan, ministre de l’Empereur, ne pouvait se remarier qu’avec quelqu’un de son rang. Mais…
Elle se leva dans un émoi tremblant. Fit appeler sa secrétaire. Dicta un message. Accorda un rendez-vous. Elle attendait une réponse dans la journée ou le lendemain. Elle la reçut dans la matinée. C’était tellement insensé ! Comment était-ce possible ? Le château du prince de Li était à plusieurs heures du palais des Songes ! Elle tenait ce message. Elle le lisait. Le relisait. Il disait :
« Je vous remercie de bien vouloir accepter mon invitation. Si vous partez tout de suite. Vous pourrez être chez moi ce soir. Une voiture vous attend pour vous conduire. »
Elle éclata de rire ! Mais quelle folie ! Mais qu’il était fou ! Et tout son désir tomba. C’était trop. Non. Elle n’irait pas. Une voiture l’attendait ! Et combien de voitures dans combien de villes attendaient combien de femmes ! Monsieur le général Li ! Pas très beau, il lui fallait jouer la surprise, l’assaut ventre à terre ! Elle resta une heure à se dire : « Bon. Que vais-je faire aujourd’hui ? » Et soudain le désir qui, le matin, l’avait saisie lui fit connaître qu’il la possédait. On ne plaisante pas avec ces choses là. Elles sont comme des langues qui nous lèchent et nous livrent.
Tout en s’habillant, noyée dans l’excitation d’un désir qui courait autour d’elle comme un jeune chien, elle se posait une question : « Mais comment a-t-il répondu si rapidement ? De la magie ? »
Non. De la stratégie. Digne du prince de Li, vainqueur de la bataille de Wi. Quand une femme plaisait au prince, il l’attendait comme le chat guette la souris. Le chat, en l’occurrence, était son cocher, un baron ruiné, engagé à bon compte, qui restait nuit et jour devant sa porte ayant reçu des ordres : « Lis ce qu’elle écrit ! Si elle accepte mon invitation, réponds qu’elle vienne dans l’heure ! »
Toutes ces pensées s’envolèrent quand elle monta dans la voiture du prince. Que cette nouveauté était joyeuse ! Non sans quelques interrogations. Lui plairait-il, quand elle le reverrait ? Elle se souvenait d’une histoire saumâtre. Un homme excitant qui, lors d’un second rendez-vous, lui avait paru intouchable. Pour se retirer de ce mauvais pas, bonsoir la soirée ! Peut-être le verrait-elle tel qu’il était vraiment : petit, chauve avec ses doigts boudinés. Enfin…Il y aurait du moins les paravents de So-Hi !
Le château du prince de Li était au sommet d’une colline. Au sommet d’un bois. Une ancienne forteresse. Quand la princesse leva le visage observant les remparts, la neige tomba. La neige, déjà ? La neige de son enfance quand elle vivait dans le Nord. La chute du silence.
Elle descendit de voiture. Gelée. Un intendant vint la recevoir. Quoi ? Il ne venait pas lui-même ? Quel rustre ! Moins un. Il la conduisit dans une salle où jouaient des musiciens. Bon, plus un. C’était agréable. Un air qu’aimait la princesse. L’avait-il su ? Plus deux. On lui offrit un thé. Plus trois. Elle attendait le prince qui ne paraissait pas. Moins trois. Zéro. Elle cherchait des yeux les paravents de So-Hi lorsqu’on la fit pénétrer dans une petite pièce où sans doute ils étaient exposés. Mais non.
C’était une salle simplement éclairée d’un feu avec, au centre, un bassin d’eau. Une de ces salles où l’on se baigne, très rares, si ce n’est dans les grands palais. Le prince de Li en avait une ? Son père, autrefois, pour elle, avait ainsi agencé une tour. Une servante lui présenta une robe de bain et lui indiqua le bassin.
La situation était cocasse. Cet homme la traitait comme une danseuse que l’on fait laver avant de la prendre ! Se déshabiller et se baigner, bien sûr ! Dans quel guêpier était-elle tombée ! Et sous quel rideau était-il caché ? Ah ! Ces militaires ! Bien décidée à ne pas rentrer dans ce petit jeu, machinalement, elle toucha l’eau qui était d’une température exquise. Elle avait voyagé toute la journée. Le froid l’avait saisie et ce bain tout à coup, lui parut extrêmement désirable. Son corps lui glissa à l’oreille : « Moi, je veux, oui ! Hop ! La ! Chaud ! Doux ! Vite ! » Elle aimait obéir à son corps. Il savait la récompenser.
Elle se déshabilla au bord du feu, pensant à lui, le fou, sans doute en train de la dévorer. (« Si tu veux voir regarde ! Tu n’auras rien de plus !) Elle passa la robe d’une soie de grande qualité. (Mais où achète-t-il cela ? Il faudra que je le lui demande.) Puis elle glissa dans l’eau, dans l’anéantissement de cette eau. Sa robe flottait comme si elle volait, comme si l’air d’un autre monde la portait. Elle resta un instant à se reposer, sa robe ayant glissé, lorsqu’une main se posa sur ses épaules et les caressa d’huile.
Les fameuses mains du prince de Li…
Quel rusé… Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que c’était lui. Il était penché sur le bord du bassin, courbé vers elle, caressant son cou, ses épaules, jusqu’à ce qu’il vienne lui-même la rejoindre, enlevant cette robe qui flottait, ôtant lui-même ses vêtements.
La princesse resta dans un registre calme et mondain :
-Vous avez une façon de recevoir qui surprend.
-Peut-être parce que c’est un rêve que je reçois et que nous sommes dans nos rêves bien plus libres que dans la vie civile.
Le prince lui massait la taille et le ventre comme le ferait une servante. Sans plus. Il prenait son temps. Ils avaient toute la nuit.
-Il y a deux jours, j’ai rêvé que je vous recevais ainsi. Je n’avais pas de bain chez moi. Je l’ai fait construire. Hier nous avons eu du mal à trouver la bonne température. J’y suis pour la première fois avec vous.
-Je pensais que vous aviez l’habitude de recevoir ainsi toutes les femmes que vous faites attendre devant chez elle par votre cocher…
-Je pourrais penser que vous avez l’habitude de vous déshabiller ainsi chez tous les hommes qui vous reçoivent et que vous connaissez depuis peu. Mais je sais bien qu’il n’en est rien. Et que seule l’attirance que j’éprouve pour vous et réciproquement nous conduit à de telles fantaisies.
La princesse de Sa-Yan éclata de rire. Qu’il était sûr de lui avec ces manigances et ses tours ! Mais cela dura peu car le prince de Li lui serra les côtes à l’étouffer et comme elle s’accrochait à son cou, lui chuchota :
-Savez-vous que l’un des massages les plus agréables et les plus ignorés est celui des os ?
-Des os ?
-Bien sûr. Ils nous soutiennent. Ils sont la charpente de nos vies et nous ne les libérons pas, eux qui aiment jouir tout autant que nos chairs. Tenez, par exemple, il prit le pied droit de la princesse et appuya fermement de ses pouces sur la moindre des articulations, vous voyez, là, je les rappelle à la vie. Le sentez-vous ?
Mais quel doigté ce prince de Li ! Elle soupira :
-Si un jour, vous ne valez plus rien à la guerre, reconvertissez-vous dans le massage des femmes, vous ferez fortune…
-Cela m’est arrivé. J’ai été blessé pendant un an. Je n’avais plus l’occasion d’étudier les champs de bataille comme j’ai l’habitude de le faire car la victoire n’est pas donnée aux armes mais à l’attention que l’on prête aux lieux, aux hommes, aux circonstances. Et je me suis dit : « Etudie les femmes, comme tu as étudié les hommes. Etudie leurs corps comme tu as étudié les plaines où tu as lancé ton courage. J’ai donné à ce mot « maîtresse » le sens le plus pur et j’ai étudié. »
La princesse de Sa-Yan interrompit ce beau discours :
-Je me méfie des hommes dans votre genre. Qui annoncent leurs compétences. Qui sont au courant de tout. Et qui ne savent rien.
-Et vous en rencontrez souvent ?
-Il n’y a que ça.
-Vous voulez dire qu’aucun ne vous a donné satisfaction ?
-Aucun. Mais je leur pardonne.
-Je suis rassuré.
-Je ne les en aime pas moins.
-Vous êtes délicate.
-La charge est trop lourde pour eux. Il leur faut à la fois être maître de leur sexe, qui ne doit à aucun moment faiblir, et maître de l’autre sexe qui doit fondre tout au contraire. La complexité de ces deux approches, contradictoires, est impossible. Si ce n’est par le fruit d’un hasard qui se cueille dans l’étonnement le plus total. Non, aucun effort, ne me donne autant de plaisir que ma main. Et la même chose pour eux, je suppose. Quel sexe de femme a plus de force que leurs doigts ? Quelle bouche plus de vigueur que leur poignet ? Nous sommes, hommes et femmes, victimes d’une nature qui veut se reproduire à bon compte. Votre jouissance vous est acquise plus facilement, puisqu’elle procrée. La nôtre facilite l’approche. Elle est épidermique. Quand nous sommes offertes, ce que nous ressentons n’intéresse pas la suite de l’histoire. Arrêtons de faire semblant. Vous et nous. C’est tout ce que je voulais vous dire. Mais n’en soyez pas blessé. Vos mains, votre toucher sont divins. Mais je pense, plus par nature que par étude. Vous avez un magnétisme exceptionnel
-Ah ! L’étude ne fait pas de mal. Dans aucun domaine.
-Et vous voulez savoir où vous en êtes de cette longue étude ? Vous voulez que je vous dise si vous avez assimilé toutes vos leçons antérieures ?
-J’aimerais. Oui. Je suis d’un naturel curieux et savant.
-Je pense que la première sensibilité d’une femme vient du duvet de son sexe. On le dit, métaphore banale, une mousse, une forêt. La main qui le caresse doit être aussi douce que le vent. Il ne faut qu’effleurer. Encercler du pouce et de l’index. Sans jamais pénétrer. La paume et les doigts doivent tantôt se poser. Tantôt attendre. C’est une caresse qui peut se poursuivre longtemps en parlant d’art ou de beauté.
Le prince de Li continua la leçon. Choisissant un autre domaine :
-La seconde sensibilité est celle des os de votre bassin.
-Les os ! C’est votre partie !
-Je suis du parti de ce qui conduit à la victoire ! Et cette partie, là, tout au bas de votre ventre, qui est la porte de la vie, qui a la souplesse de s’écarter quand la vie paraît, est d’une sensibilité prodigieuse. On dirait la jonction de deux ailes. Et de là, en effet, tout s’envole. Là, le poids du poing fait céder jusqu’au cri. Voulez-vous le sentir ?
Il appuya doucement tout d’abord puis d’une force totale sur cette partie qui s’appelle pubis, rubis des sensations. Qui, en effet la fit crier.
-Vous voyez que j’ai raison.
Et comme elle l’entourait de ses jambes, lui se dégageant, comme si ce n’était qu’une leçon :
-Mais vous avez peut-être faim ? J’ai préparé un itinéraire gustatif pour accompagner la découverte des paravents de So-Hi. Qu’en pensez-vous ?
Sans lui laisser le temps de répondre, il sortit du bain et prit de grandes étoffes qui chauffaient devant le feu.
Il avait préparé un repas dans une pièce entourée des paravents de So-Hi. Le premier s’appelait : « Jardin de nuit quand les rêves fleurissent sous la lune. »
Il lui offrit des gâteaux blancs, du thé blanc pour que tout soit en harmonie avec la neige et la virginité de leur union. Puis il lui dit :
-Je dédie ce moment à la couleur blanche.
-Mais n’est-ce pas la couleur du deuil ?
-Pas dans mon pays, qui est le Jin. Là-bas le noir est la couleur du deuil. Le blanc est pour beaucoup symbole d’adieu car la mort est une lumière, un moment où la page écrite s’efface et redevient blanche pendant que dans l’ombre des lettres frémissent qui veulent à nouveau se poser.
Ainsi le blanc fut la couleur de ce premier rendez-vous.
Page blanche.
Soie blanche.
Lune blanche
Neige blanche.
Nuit blanche.
Fleurs blanches.
Quand la princesse se réveilla le lendemain matin, elle était seule. Le prince de Li lui fit dire qu’il avait eu un rendez-vous qu’il n’avait pu annuler, qu’il serait de retour vers l’heure du cheval.
La princesse était dans cet état de brûlure et de beauté qu’invente l’amour et qui n’existe nulle part si ce n’est après l’amour. Cet homme était de qualité. Tellement au-dessus de tous ceux qu’elle avait connus. Mais elle devait partir. Leur condition les séparait. A quoi bon s’attacher et souffrir. Elle remercia le hasard de l’avoir laissée seule ce matin là. Mais elle voulut garder, pour elle et pour lui, une trace de cette nuit. Elle écrivit une lettre qu’elle lui laissa.
C’était ce qui s’appelait : « Une lettre à une amie » Un jeu litttéraire de la cour. La lettre en fait n’était écrite que pour celui que l’on quittait. Personne d’autre ne la lisait. Mais elle se présentait comme une confidence, ce qui permettait plus de liberté dans l’expression . Les femmes quand elles se confient aux femmes en disent tellement plus que lorsqu’elles avouent leur amour à ceux qui les inspirent. Par pudeur. Par stratégie.
« Mon amie.
Je le quitte. Je ne le reverrai plus. Mais c’ est un homme que j’estime . Tu veux sans doute d’autres détails !
Sache que j’aime, quand il fait l’amour, la lisibilité de ses émotions. Certains hommes ne sont que de froids techniciens concentrés sur leurs effets. Lui offre un visage bouleversé par le plaisir que je lui offre. Epuisé par celui qu’il me donne. Ses yeux fermés, ses lèvres entrouvertes ou ses yeux ouverts, troublés par nos gémissements et nos étreintes, tout ceci m’absorbe et m’enchante.
J’ai aimé son corps dès la première seconde quand, dans cette voiture, ses mains ont pris les miennes toutes glacées de l’immense pluie que j’avais traversée pour le rejoindre.
Lorsque je l’ai vu, pour la première fois, cela a été tellement rapide, l’obscurité de la voiture nous ensevelissant, que j’ai à peine eu le temps de le voir. Mais dès que ses mains m’ont touchée, il ne m’a plus été possible de les quitter. Ses mains sur mes mains, sur mes seins, sur mes cuisses, à l’intérieur de mes cuisses. La plaine que nous traversions s’appelait « La plaine des cœurs ». Et nous avions le titre de nos bondissements.
Quand nous nous sommes embrassés pour la première fois, la douceur de ses lèvres et de sa langue m’a portée dans une marée de frissons. Comme nous étions fous alors, comme nous avions envie de courir dans n’importe quelle chambre tant nous mourions du désir de nous rouler l’un sur l’autre. Je rêvais de le sentir se glisser au plus profond de moi.
Nous avons dû attendre plusieurs jours qui ont ouvert la porte à une nuit, à tant de douceur dans l’hiver sous la neige, à tant d’émotions, à tant de cris, à tant de possession qui jamais ne se lasse.
J’aime tellement prendre son sexe dans ma bouche, sentir la racine de son plaisir, le lisser de ma langue et de mes lèvres, le serrer violemment entre mes doigts puis glisser sous lui pour qu’il me pénètre, quand tout mon corps rêve de cette seconde sublime : lui en moi.
J’aime tellement quand ses mains serrent mes hanches pour leur donner le rythme qu’il désire, quand il suit le rythme de mes gémissements pour me donner le plaisir que lui seul sait me donner. J’aime tellement quand soudain, après tant d’attente, tant de désir contenu il souhaite jouir en moi et me mettant sous lui, à genoux, me pénétrant pour cette dernière cavalcade effrénée qui le mène à la jouissance, je le sente enfin dans des spasmes qui n’en finissent pas. Ou sentir dans ma bouche le tiède flux de son plaisir …
J’aime tellement…
Je l’aime tellement…
Elle s’arrêta là. Posa la lettre. Elle pensa que c’était un beau cadeau. Qu’il lui avait donné beaucoup. Qu’elle lui rendait également. Elle ne pouvait pas finir en disant : « Vous êtes d’une condition trop inférieure pour que nous puissions envisager une suite. On veut me remarier. Je vais partir loin d’ici. Mais tout ce que j’ai écrit est vrai. Je remercie le Ciel, la pluie et la neige de m’avoir conduit jusqu’à vous. Mais pourquoi s’inventer des souffrances ? »
Il comprendrait.
Quand elle arriva au palais de l’arbre du jour, le temps était à nouveau au plaisir. La princesse favorite avait un nouveau petit chien. La neige avait couvert les cours du palais. Les seigneurs et leurs dames se lançaient des boules. Elle- même était dans la joie la plus parfaite, sachant à qui elle la devait.
Un soir, la princesse l’interrogea sur ce prince de Li dont on savait qu’elle l’avait rejoint. Et la princesse de Sa-Yan raconta leur rencontre comme elle avait imaginé le faire, la première fois, au milieu des rires. Elle se sentait traîtresse d’une certaine façon car elle vendait bon marché un homme précieux. Mais tout en taquinant son apparence, elle rendait justice, lui semblait-t-il, à ses qualités. Ce qui retint le plus l’attention fut cette voiture qui attendait nuit et jour que la victime du prince se décide !
La comtesse de Far dit en riant qu’elle regarderait s’il n’y avait pas une voiture sous sa fenêtre. Le comte Kang qui avait été l’ami de la princesse autrefois lui dit :
-Votre choix me surprend. Je croyais que vous aimiez les hommes romanesques. Et là, un militaire…On sait ce qu’ils valent.
-Je le trouve assez romanesque dit la comtesse de Far.
-Plus stratège que romanesque dit la princesse de Sa-Yan. En lui, tout est calcul.
-Stratège et excellent stratège, en effet il l’est.
C’était un homme d’un certain âge, le prince de Go qui venait de prendre la parole. Il avait guerroyé autrefois avec le prince de Li.
-Bien des victoires auxquelles nous devons notre paix viennent de ses combats. Et ce qu’il a fait pour vous, madame, est peu de choses à côté de ce qu’il a fait pour notre patrie.
Vexant. C’était un grognon. Tout le monde le comprit. On ne l’inviterait plus. On passa à autre chose.
Et les choses passèrent. Et le temps passa. Les jours et les choses qui glissent du matin vers le soir et sur lesquelles nous glissons.
Un jour se rendant chez une amie, la princesse de Sa-Yan fut à une heure du château du prince de Li. Son coeur se serra. Son ventre se serra. Elle eut une envie irrésistible de le voir. Comme elle ne recevait aucune nouvelle de lui, ce qui se comprenait, elle était privée de savoir ce qu’il devenait. Elle avait envie de lui parler. Si elle avait su que le comte de Go lui avait fait la confidence de ce qu’elle avait dit au palais, elle n’aurait pas fait cette tentative.
-Oui, elle a dit en particulier, que vous étiez plus stratège que romanesque et que tout chez vous était calcul.
Le prince de Li ne répondit même pas. Il avait le coeur traversé d’une lame depuis qu’il avait lu cette « lettre à une amie ». Comme il ne connaissait pas les usages de la cour, il s’était demandé ce que signifiaient tous ces mots, lui qui revenait d’un rendez-vous important avec un cadeau pour elle. Ayant tué un cheval pour revenir plus vite près d’elle. Et trouver : « une lettre à une amie » ! Vite brûlée. Mais à quoi sert de brûler ce qui brûle en nous pour toujours ?
Elle arrive dans la cour du château. Déserte. Elle est étonnée. Personne sur la terrasse. Personne dans les pièces de réception. Puis, enfin, le cocher, ce vieux baron, qui l’a amené au château paraît avec une servante.
-Le prince de Li est-il ici ?
Il y a un silence avant la réponse.
-Le prince de Li est mort madame.
Ah ! Quelle violence quand ceux que nous aimons quittent la scène sur laquelle nous vivons toujours. Ils ne sortiront plus ni à cour ni à jardin. Ils n’auront plus ni entrées ni dialogues. La pièce continuera mais plus jamais ils ne paraîtront.
-Mort ? Mais comment ? Je ne l’ai pas su.
-C’était il y a une semaine. Il rejoignait avec son frère le château de la comtesse Yen qu’il devait épouser quand des Jong les ont attaqués au gué de Kol. Tous deux et tous leurs gens ont été tués. Mais il m’avait donné, pour vous, ceci avant de partir. Le cocher tendit un petit paquet.
La princesse de Sa-Yan l’ouvrit. C’était une bague de quartz. Avec un mot.
"Plus que le jade encore, la pierre de quartz impose à l'ouvrier qui la travaille une patience inépuisable. Elle exige, en outre, une souplesse d'imagination, une ingéniosité prodigieuses. A toute heure de son travail, il est soumis aux caprices de la matière dont les aspects se modifient à chaque coup de bouterolle. Le noyau principal est-il régulier ? La gangue se détachera-t-elle complètement ou pousse-t-elle quelque filon, quelque filament dans la partie précieuse de la géode ? Les veines sont-elles continues ou brisées ? Les taches sont-elles profondes ou superficielles ? Ainsi, à chaque instant, les conditions d'exécution se modifient : d'une sardoine, l'artisan pensait faire d'abord une pêche retenue à sa tige ; après deux mois de travail, une adhérence profonde de la gangue en un point le force à changer son idée première, et il fait une grenade ouverte ; six mois plus tard, quand son œuvre est déjà fort avancée, des macules roussâtres l'arrêtent encore ; il en tire parti, les cisèle, par exemple, en forme de feuilles et trouve moyen de les relier par des veines laiteuses, perdues çà et là, dont il fait des rameaux en relief. Ainsi encore, d'une veine blanche d'onyx, il improvise un dragon ; d'une tache d'oxyde de chrome dans un quartz hyalin, il fait une libellule.
C’est une libellule que je vous offre car nous n’avons pas connu ensemble la saison de leur légèreté. Peut-être un jour, quelque part. »
La bague était une merveille. L’anneau convenait parfaitement. Elle se souvint d’un moment où il avait joué avec une de ses bagues qu’elle avait posée. Cette attention et la simple beauté du bijou lui arrachèrent les larmes qu’elle retenait.
Elle dit au cocher et à la gouvernante ;
-Mais que faites-vous ici. Vous êtes seuls ?
-La famille ne souhaite pas garder ce château. Nous attendons un acheteur. Il sera ici demain.
-Et vous ?
Le vieux baron baissa la tête et eut un haussement d’épaules qui signifiait : « Nous irons sur les routes. Nous n’avons rien de plus. »
-Puis-je visiter ?
Et elle découvrit l’antre de cet homme. C’était un château perdu dans la brume des larmes. Elle se disait, il vivait là. La pièce qui l’émut le plus fut celle, débordante de livres de bambous où il gardait ses souvenirs, ses campagnes, ses plans…Tout ceci serait brûlé. La princesse de Sa-Yan dit au vieux baron qui n’avait plus de nom :
-Je l’achète. Envoyez-moi les papiers que la famille souhaite. J’ai un collier d’un grand prix que le Roi veut offrir à la princesse des Songes. Il me l’a demandé. Les deux prix se valent. La princesse a son collier. Et j’ai ce château que je veux offrir aux guerriers valeureux qui se retrouvent sur les routes, bien peu récompensés par la noblesse qui les emploie. Le prince de Li m’en avait parlé un jour. Je pense qu’il serait heureux de savoir qu’un lieu les attend au-delà de leurs peines. Vous pourrez y rester et en être les gardiens si vous le souhaitez.
Il en fut décidé ainsi.
Très vite il fut connu que le château de la nuit de l’amour, tel est le nom que la princesse lui avait donné, recevait ceux qui s’étaient battus pour la patrie et qui étaient dans le besoin.
Deux années passèrent.
34 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON