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Dévotion, de Patti Smith : pour le règne, la puissance et la gloire, de nous tous

Patti Smith, icône rock rimbaldienne au charisme chamanique, par ailleurs écrivain et photographe, était à Paris la semaine dernière pour des signatures dans des librairies qui ont attiré des foules d’admirateurs et d’admiratrices dont je suis.
J’ai raté le coche avec David Bowie et Alain Bashung, mais j’ai pu approcher de près Patti Smith au moins une fois. Gloria !
De cette rencontre fugace me restent des photographies d’elle prises hâtivement et un exemplaire signé de Dévotion lu d’une traite le soir même.
J’expose ici un point de vue différent des critiques que j’ai pu en lire, élogieuses pour la plupart mais il me semble que l’essentiel n’a pas été dit.
Dévotion est un acte de dévouement au Verbe. Et ce texte est cryptique.

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A une commande (par Yale University Press, pour sa série « Why I Write ») d’un essai sur les motifs qui l’incitent à écrire, Patti Smith a répondu par un texte mêlant réel et allégorie, intitulé Devotion. La version française est parue en octobre dernier (chez Gallimard).

Ce livre est composé comme un triptyque dont le panneau central (soixante-huit pages) est une parabole sur la perte d’innocence suivie d’un retour vers l’absolu ; les deux volets de côté (une quarantaine de pages) représentent le processus mystérieux impulsant l’acte d’écrire : dans une suite de tableaux vivants (voyages, rencontres, lectures, rêves…) sont évoqués les méandres, conscients et inconscients, qui sont les racines d’une sérendipité littéraire.
Vingt photographies pleine page (dix-sept de Patti Smith, dont huit concernent le premier manuscrit de Devotion) complètent cet ouvrage.

Pour trouver le procédé narratif de Dévotion, Patti Smith a expliqué qu’elle s’était sentie guidée par diverses voix, au sens propre et figuré.
Il y a eu la voix de Marguerite Duras lui faisant comprendre la manière de déconstruire l’essai attendu. (Cherchant la structure à donner à son livre, Patti Smith est tombée sur Ecrire).
Il y a eu la voix-off de Risttuules : La croisée des vents, le film du jeune réalisateur * estonien Martti Helde sur lequel Patti Smith est tombée aussi sans savoir comment, « en cherchant autre chose ». Le tempo de la langue russe et la sonorité particulière de la voix de cette comédienne l’ont envoûtée, tout comme le parti formel et narratif innovant choisi par Martti Helde : une succession de plans-séquence immobiles, en noir & blanc, basés sur des lettres de déportés, essentiellement celles d'une femme, Erna *. La voix-off unique de Risttuules, c’est cette jeune mère de famille envoyée en Sibérie avec sa petite fille, loin de son mari prisonnier.
L’idée de ce film (le premier réalisé sur la déportation, décidée par Staline, de 40 000 Estoniens en juin 1941) est née des récits du grand-père de Martti Helde. Où l’on voit déjà des rhizomes mémoriels poétiques à l’oeuvre…
Dans l’esprit de Patti Smith ces impressions ont été hybridées ensuite par la vue d’un documentaire sur une compétition de patinage artistique dans laquelle brilla une Russe de seize ans, laquelle ressemble à la philosophe Simone Weil dont Smith lit alors la biographie écrite par Francine du Plessix Gray.

Partant, Patti Smith se voit suivre « une ligne mentale » et arrive à une forêt de sapins, un étang rond et gelé et une petite cabane en bois, « le début de ce quelque chose d’autre » qu’est Dévotion, son conte métaphysique blanc, bleu et argenté, émaillé de symboles.
Cette nouvelle éponyme, placée au coeur du livre, est un rébus poétique et métaphysique où il est question, entre autres, d’oeufs, d’une coupe, du chiffre trois, d’arbres, de sang, de couronnes, du Père et de la Mère, des larmes de la mère, du premier homme, du fusil de Rimbaud, également de métier à tisser, de fil et de brin d’or, et d’un légendaire oiseau de feu.
Il appartient au lecteur de trouver la clé, celle qui ouvrira la porte de l’énigme. (Une porte à l’image de celle du bureau d’Albert Camus à Lourmarin, « incrustée de deux griffons soutenant une couronne » ou celle du rêve qui n’est pas un rêve, « incrustée de deux griffons jumeaux maintenant en équilibre une croix en lévitation » ?).

« J’ai eu l’intuition que lorsque je serais prête, je détiendrais la clé » écrit Eugénia dans son journal, ses Fleurs sibériennes.
On imagine que Patti Smith souhaite cette ouverture à tous ses lecteurs, particulièrement aux cerveaux cartésiens qui liront Dévotion.

 Dévotion est l’histoire d’Eugénia, la bien née, la reine, la part noble en chacun de nous. Celle qui choisit de « ne plus gratter les murs du souvenir » pour créer du nouveau, celle qui choisit in fine la pure liberté.
Michel Tournier a dit « Robinson Crusoé c'est vous, c'est moi, c'est tout le monde. Nous sommes tous Robinson Crusoé ». Eh bien, Eugénia, c’est vous, c’est moi, c’est notre voix hors champ, celle que nous refusons longtemps d’écouter.
Et que nous dit-elle cette voix-off ? qu’il faut fuir, voire même tuer (symboliquement !) celles et ceux qui souillent notre innocence et nous détournent de notre quête d’absolu pour assouvir leurs propres besoins : ambition-revanche-succès (Maria), sexe-possession-matérialisme (Alexander), Elle dit aussi qu’il faut savoir aimer de loin les proches qui nous abandonnent au profit de leur confort matériel ou sentimental (Irina).
Dans le fond, le père, la mère, Irina, Martin, Frank, Alexander, Maria, ne sont-ils pas tous ces rôles que nous jouons et que nous nous jouons, nos avatars, et nos démons intérieurs ?

De même que Staline a déporté des milliers d’Estoniens loin de leurs destins, Alexander, personnification de l’attraction physique, veut déporter Eugenia loin du sort auquel elle aspire. Il l’emmène là où elle ne pourra pas s’accomplir, là où elle ne trouvera en elle que sa part animale, dans la chaleur sensuelle, loin de la blancheur de son petit lac dont la glace se constelle de lézardes au printemps, sublimes fractales.
Violence politique, collective, et violence individuelle sont soeurs de malheur. Il faut résister contre tout ce qui entrave notre soif d’évolution. C’est pourquoi Eugénia tue - en elle - ce qui l’opprime et gêne son mouvement ascensionnel. La Reine Eugénia doit vaincre son mental (Maria) et ses désirs émotionnels et sensuels (Alexander) ; elle doit apprendre à régner sur elle-même.

Eugénia expérimente la vie, subit des épreuves, se libère enfin, de tout : des études (dans lesquelles elle excellait), de l’ambition d’une carrière de patineuse très prometteuse, et même de l’amour terrestre, pour n’être plus qu’une toupie tournoyant sous le soleil sur un lac gelé, attendant que le feu et l’eau se rejoignent et l’absorbent.

Par la grâce de l’écriture et de la photographie, Patti Smith, magicienne de la rémanence, imbrique le réel et le surréel, tisse le visible et l’invisible. Patti Smith n’a pas besoin de faire revenir les morts, ils sont toujours là pour elle. D’un jardin à l’autre, d’un cimetière à l’autre, d’une rue de Paris à une rue de Sète, son processus rhizomique lie à jamais Simone Weil, Albert Camus, Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Nabokov, Yukio Mishima, Paul Valéry, Jean Genet, Patrick Modiano, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard…

Dévotion est un acte de dévouement au Verbe. C’est un livre simple et saisissant qui mérite qu’on y vienne avec attention, et qu’on y revienne, parce qu’il est cryptique.
Patti Smith nous signale à la fin : « Quelle est la tâche ? Composer une oeuvre qui opère à différents niveaux, comme une parabole, dénuée de la souillure de l’ingéniosité.
Quel est le rêve ? Ecrire quelque chose de bien qui serait mieux que je ne le suis, et qui justifierait mes épreuves et mes errances. Fournir la preuve, par le truchement d’un fouillis de mots, que Dieu existe ».

Léonard de Vinci peintre a fait plus que de la peinture, Andreï Tarkovski a fait plus que du cinéma, Antoine de Saint-Exupéry a fait plus que de la littérature, Tadao Andô fait plus que de l’architecture, etc. (la liste est longue). Patti Smith, elle, aura fait plus que du rock !
Et Dévotion fera son chemin en chacun de ses lecteurs, parfois à leur insu, au-delà d’eux.
Ainsi agit toute oeuvre qui transcende son médium.

Pascale Mottura
10 décembre 2018

* Rectifions ici une erreur de Patti Smith (ou de son traducteur ou de son éditeur ?) qui parle de Martti Helde comme d’une réalisatrice.
Autre coquille relevée au début du livre Dévotion : la femme qui a inspiré le personnage principal de Ristuules est Erna et non Erma.

 

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Telle une synecdoque illustrée de Dévotion, cette oeuvre de Léonard de Vinci sur les murs et la voûte de la salle delle Asse du château de Milan (Castello Sforzesco) : grosses racines, troncs d’arbres et entrelacs de branches avec des noeuds, qui semblent s’ouvrir sur le ciel.

 


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3 réactions à cet article    


  • Sandro Ferretti SANDRO FERRETTI 11 décembre 2018 16:51

    Bonjour,

    Merci pour cet article.

    Je dois admettre que j’ai une difficulté avec Patti Smith.

    Pour moi, elle incarne le brio animal ( et aussi les excès) de fin 70 / début des années 80, de « because the night » ( popularisé par Springsteen dans l’album « darkness on the edge of town », car sinon, je ne suis pas sûr qu’on en ait entendu parler...) , et aussi par le guttural « revenge ».

    Mais c’est bien loin tout cela.

    Or assurément, Patti Smith a bien vieilli (qui eut cru qu’elle passe seulement la cinquantaine ?), elle pris de l’épaisseur, au plan corporel comme du reste, notamment sa recherche des autres formes de cultures, son coté iconique du bon gout.

    Ouais.

    Mais pour moi, la fulgurance de P. Smith n’est pas là, elle n’est plus là.

    Je ne la lit ni ne l’écoute plus.

    Désolé de le dire crûment, mais Patti Smith était pour moi destinée à mourir jeune, en accord avec son personnage. Une vie de James Dean de la pop, de Amy Whine house lui serait tellement mieux allée au teint.

    Nous sommes naturellement contents pour elle et ses proches.

    Mais pour moi, Patti Smith est déjà partie, car elle aurait dû partir d’elle même, ou alors aidée par un crabe-tambour, un papy à contresens sur l’autoroute, ou une nuit entière bercée de trop près par Sir Jack Daniel & Glenfidish et une overdose de vapeurs de J.B.

    On vous aimait bien, madame Patti.

    Portez vous bien. mais vous aviez choisi une « niche » talentueuse et radicale où d’ordinaire ceux qui y entrent s’y couchent pour mourir. Mais vous n’êtes pas morte.

    Give us our money back...


    • Piere CHALORY Piere CHALORY 11 décembre 2018 17:32

      La première fois que j’ai entendu P.Smith c’était chez des babs qui fumaient de l’huile, comme j’ouvrai la porte d’entrée à l’envers, histoire de dire quelque chose avant de partir, il me dit l’air ravi ; vous aimez Patti ?

      Bon, depuis je koné et mème si je suis pas fan j’aime assez ça ;

      https://www.youtube.com/watch?v=Dwqh2IjrxfM


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