Du repas essénien de Bibracte à la Cène de Léonard de Vinci (suite)
Ô fragilité des interprétations ! Certains veulent surtout voir dans la célèbre Cène de Léonard de Vinci la trahison de Judas. D'autres, à juste raison, veulent y voir principalement l'instauration de l'Eucharistie par le Christ lors de son dernier repas avec ses disciples http://cedidoca.diocese-alsace.fr/la-cene/
Après mon article de mardi dernier http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/du-repas-essenien-de-bibracte-a-la-140728 où j'ai commencé à mettre en parallèle la composition de la fresque avec celle d'un bas relief sculpté antique de l'église de Mont-Saint-Vincent, je poursuis ici ma réflexion.
I. L'étonnante mise en scène de Léonard de Vinci, centre et groupe de droite.
Évangile de Mathieu : Pendant le repas, Jésus prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit ; puis, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps ». Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna en disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés. (Mt 26, 26-28)
Léonard de Vinci a choisi un moment précis. Le Christ a rompu sa miche de pain. Laissant une moitié sur la table, il a distribué les miettes de l'autre moitié aux apôtres qui s'en sont nourris. La carafe qui est à sa gauche est aux trois quarts pleine, je précise "pleine d'eau". Les verres ont donc été remplis d'eau pure. Après avoir fait l'oblation du pain, le Christ tend la main pour faire l'oblation du vin. C'est à ce moment précis que l'eau se change en vin dans le verre du Christ ainsi que dans ceux des apôtres.
Léonard ne pouvait pas s'imaginer que le bas relief de Mont-Saint-Vincent pouvait ne pas être une illustration de la Cène (j'ai expliqué dans mon article précédent qu'il s'agit d'une allégorie politique du III ème siècle, sous forme de repas essénien). En revanche, il a bien remarqué le scepticisme du personnage assis. Dans sa logique, il l'a identifié comme étant l'incrédule apôtre Thomas qui ne voulait pas croire à la résurrection, mais face au miracle de l'eau transformée en vin, il le fait littérallement exploser de stupéfaction.
Oui, il s'agit bien de l'apôtre Thomas, celui que les textes apocryphes nomment Didyme, le jumeau de Jésus. Et c'est bien pour cela que Léonard l'a peint à sa ressemblance. Derrière Thomas, je persiste à croire qu'il s'agit d'une Marie-Madeleine pécheresse et repentante. Vu l'expression de la femme du bas relief, cela coule de source.
Le miracle ayant eu lieu, Thomas ébloui, Léonard ne pouvait pas laisser son voisin se gratter éternellement la tête. Quel est le personnage qu'il a choisi et auquel il fait lever le doigt vers le ciel ? Très certainement Aristote pour lequel il avait une prédilection. Dans son école d'Athènes, Raphaël a représenté le "maître de ceux qui savent" dirigeant sa main vers le sol. N'étant pas philosophe, je laisse aux philosophes le soin de nous expliquer cette petite querelle de peintres quant au geste vers le haut ou vers le bas.
II. L'étonnante mise en scène de Léonard de Vinci, groupe à l'extrême droite.
Concernant le groupe de trois du bas relief, Léonard de Vinci a très bien vu qu'il s'agissait d'une scène de débat, mais il a élevé son débat au niveau de la philosophie la plus haute. Après avoir représenté Aristote, il ne pouvait pas faire moins qu'inviter le grand Socrate à sa table et, quelle audace, il s'est représenté lui-même en train de discuter avec le plus grand philosophe de tous les temps. Rendant justice à son fils adoptif Salaï, il l'a représenté participant à la conversation et même en le montrant fervent chrétien par le bras qu'il ouvre en direction de la Cène.
Dans son école d'Athènes, Raphaël ne pouvait pas faire moins que représenter le grand Socrate à la place d'honneur. On sait que le philosophe fut condamné à mort sous le faux prétexte qu'il corrompait la jeunesse d'Athènes. Raphaël lui rend justice en le représentant accompagné de la cohorte de ses jeunes élèves dont l'admiration et l'amitié pour le maître ne font pas de doute.
III. L'étonnante mise en scène de Léonard de Vinci, groupe gauche et groupe extrême gauche.
Comme je l'ai précédemment expliqué, Léonard de Vinci a très bien pu penser, vu son ancienneté, que le bas relief de l'église de Mont-Saint-Vincent était un témoignage fiable qui pouvait même entrer en concurrence avec les textes évangéliques. Judas s'identifiant sans problème par sa bourse, les deux autres personnages du groupe ne pouvaient s'imposer à son esprit que comme étant Pierre et Jean. Pierre étant plus âgé dans l'Evangile, Léonard l'a représenté ainsi sans hésitation, lui ajoutant même dans la main droite l'arme tranchante avec laquelle il va couper l'oreille de Malchus. De la main gauche, il rassure un Jean dont la peine est évidente, lui laissant entendre qu'il ne va pas se laisser faire. Ce Jean n'est pas la Marie-Madeleine imaginée par le Da Vinci code mais bel et bien le jeune apôtre préféré de Jésus. N'étant pas psychologue, je laisse aux psychologues le soin d'expliquer pourquoi Léonard a choisi de conserver dans Jean l'image de la femme de notre bas relief jusqu'à la représenter croisant les mains, et même dans l'attitude préférée de ses vierges-mères.
Concernant Judas qui ose avancer la main avant celle du Christ, ou tout au moins en même temps que lui, inutile de chercher le modèle ! Vasari écrit que personne aurait voulu l'être - on le comprend.
Le personnage qui suit est Ponce Pilate. Il ne s'en lave pas les mains mais son geste dit la même chose. Pour Léonard, cela devait avoir la même signification que de se gratter la tête dans le bas relief. Dans sa copie de la fresque, Nicolas Poussin l'a invité au repas, semble-t-il sur la foi d'un vieil écrit copte.
Enfin, Léonard a peut-être représenté Michel-Ange dans le dernier personnage. Cela aurait fait pendant à sa propre représentation tout en la rendant plus acceptable. L'attitude, tout en force et en violence, pourrait assez bien correspondre quand on sait le caractère emporté de l'ami et en même temps rival. Quant au personnage à la robe rose qui touche à la fois Pierre et Pilate, sa douceur n'est peut-être là que pour mettre en relief la violence de son voisin.
Ecrit au château de Taisey, le 20 septembre 2013. Il est 4 heures du matin.
E. Mourey
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