Gottschalk : du piano romantique aux sources du ragtime

C’est un fait : Louis Moreau Gottschalk est méconnu des mélomanes français. Ce compositeur a pourtant joué un rôle éminent dans le répertoire pour piano en établissant une passerelle entre le piano romantique européen de Johannes Brahms, Frédéric Chopin ou Franz Liszt et les origines métissées du jazz comme précurseur du ragtime de Scott Joplin...
Comment s’en étonner ? Louis Moreau Gottschalk est né – le 8 mai 1829 – en bordure du Vieux Carré de La Nouvelle-Orléans où, très jeune, il a été confronté lors des rassemblements dominicaux de Congo Square – en compagnie de sa gouvernante Sally, une esclave dominicaine élevée au rang de membre de la famille – aux musiques afro-caribéennes et aux mélodies créoles. Celles-là même qui, quelques décennies plus tard, allaient déboucher, après de nombreux métissages, sur l’émergence d’un genre nouveau de musique principalement issu du mariage du blues et du ragtime : le jazz.
C’est au Saint Charles Hotel en 1840 que Louis, fils d’un homme d’affaires juif britannique – Edward Gottschalk – et d’une femme de la noblesse française originaire de Saint-Domingue – Marie-Aimée Moreau de Bruslé –, se produit pour la première fois en concert public, à l’âge de 11 ans : il y interprète ses propres variations sur des thèmes d’opéra de Gaetano Donizetti et Giacomo Meyerbeer très appréciés dans les salons de la bourgeoisie louisianaise où il lui arrive de jouer. Deux ans plus tard, le compositeur en herbe part pour l’Europe afin d’y parfaire une formation classique dont il perçoit la nécessité en rapport avec ses ambitions naissantes. Il est seulement âgé de 13 ans !
Hélas ! pour le garçon, Pierre Zimmermann, alors chef du département piano du Conservatoire de Paris refuse de l’entendre en audition au motif de ses « origines sauvages ». Qu’à cela ne tienne, Louis Moreau Gottschalk surmonte l’affront et s’inscrit à l’école Dussart où il suit les cours de professeurs de qualité comme Carl Hallé puis Camille-Marie Stamaty pour le piano, et Pierre Maleden pour la composition. Ses progrès sont rapides, au point que, dès l’âge de 16 ans, le jeune musicien est en mesure de se produire sur la scène de la salle Pleyel où l’on entend régulièrement Frédéric Chopin, lequel prédit à l’Américain un avenir de « roi des pianistes » après l’avoir entendu en ce jour d’avril 1845 interpréter son propre concerto n°1 en mi mineur devant un parterre de personnalités enchantées.
Un avis enthousiaste que partage manifestement l’éminent Hector Berlioz : « Gottschalk fait partie du très petit nombre de ceux qui possèdent tous les différents éléments d'un pianiste achevé, toutes les facultés qui l'entourent d'un prestige irrésistible et lui confèrent un pouvoir souverain. Il est un musicien accompli [...]. L'audace, la brillance et l'originalité de son jeu éblouissent et étonnent. »
Un musicien érotomane
Malgré ces marques de sympathie et l’hommage rendu par le père de la « Symphonie fantastique », Louis Moreau Gottschalk porte un jugement plutôt distancié sur les compositeurs européens auxquels il reproche un comportement vaniteux et une allure affectée par le label romantique, à l’image des cheveux longs de Franz Liszt dont s’inspirent d’autres artistes au talent pourtant très inférieur à celui du Hongrois. Le Louisianais n’en continue pas moins de donner de nombreux concerts en France avant d’effectuer une tournée sur le vieux continent qui le conduit notamment en Suisse et en Espagne. Partout, il rencontre un indéniable succès, particulièrement auprès des femmes qui apprécient tout autant la qualité virtuose de son jeu que sa tournure séduisante.
Devenu riche et adulé, Gottschalk s’adonne aux activités sportives, fréquente les champs de course et donne libre cours à une hypersexualité née durant l’adolescence et facilitée par un charme conquérant qui touche aussi bien les jeunes filles que les femmes plus mûres de la bonne société. Sans compter, ici et là, les prestations de demi-mondaines. Cela lui vaut quelques déconvenues médicales qui, plus tard, auront raison de sa santé, de sa carrière et même de sa vie.
Célèbre en Europe, Louis Moreau Gottschalk, sitôt revenu aux États-Unis à la demande de son père, le devient également très vite sur le continent américain : débarqué à New York en janvier 1953, il donne quelques jours plus tard un récital salué par une presse unanime dans les éloges. Quelques critiques donnent même dans la dithyrambe à l’occasion des concerts qui suivent. Il faut dire que Gottschalk est du pain béni pour les journalistes : à son immense talent pianistique s’ajoutent en effet ses multiples conquêtes féminines qui alimentent les chroniques plus sûrement encore que son doigté sur le clavier.
Une longue série itinérante de concerts mène ensuite Gottschalk en différents points du territoire nord-américain et à Cuba où le musicien décide de s’installer après une tournée dans les Caraïbes en 1857. Commence alors une période où l’érotomanie du pianiste-compositeur prend nettement le pas sur une création musicale qu’il néglige. Non sans conséquences. Louis Moreau Gottschalk doit en effet se rendre à l’évidence à son retour aux États-Unis en 1862 : il a perdu la maîtrise de cette technique qui lui permettait les plus audacieuses prouesses en concert. Et les plus fins critiques de New York en rendent compte dans les colonnes de leurs journaux.
Pour les beaux yeux d’une nonne
Dès lors, Gottschalk abandonne l’interprétation d’œuvres classiques ambitieuses pour s’en tenir à ses propres productions, et notamment à ces courtes pièces souvent faites d’une inspiration composite où percent déjà les accords syncopés nés de ses écoutes d’enfance à La Nouvelle-Orléans et qui déboucheront plus tard sur le ragtime de Scott Joplin.
Toujours adulé par le public, Louis Moreau Gottschalk multiplie les concerts à travers les États-Unis jusqu’à ce jour de 1865 où il séduit une novice d’un couvent d’Oakland (Californie). Malheureusement pour lui comme pour elle, la nonne est surprise en train d’escalader le mur du monastère pour rejoindre le musicien. S’ensuit, dans le climat de puritanisme qui caractérise alors la société américaine, un scandale majeur qui oblige Gottschalk à s’enfuir en catastrophe pour éviter des démêlés judiciaires.
Après un périple qui le conduit au Panama puis dans divers pays d’Amérique du Sud, Louis Moreau Gottschalk s’établit au Brésil où il est reçu avec enthousiasme à la cour de l’empereur Pedro II, grand amateur de musique. Pour le remercier, Gottschalk compose une fantaisie sur l’hymne national ainsi que d’autres pièces à caractère patriotique qui lui ouvrent les portes des salles de spectacle où il donne concerts et récitals. Malgré ses 40 ans, Gottschalk est un homme usé dont la santé, affectée par un traitement au sel de mercure contre la siphylis, décline inexorablement. Il meurt le 18 décembre 1869 à Rio de Janeiro dans une chambre d’hôtel du quartier de Tijuca (Brésil). L’année suivante, sa dépouille est rapatriée aux États-Unis et inhumée au cimetière Green-Wood de Brooklyn.
Louis Moreau Gottschalk a laissé 110 numéros d’opus et quelques dizaines d’œuvres non cataloguées. Aucune de ses compositions n’a réussi à le hisser dans le panthéon des grands noms de la musique. Ce n’est donc pas au titre de ses œuvres de filiation classique qu’il a acquis une notoriété encore vive aux États-Unis, mais comme un précurseur du ragtime qui aurait ouvert la voie à Scott Joplin. Une opinion partagée par de nombreux musicologues. Et de fait, l’écoute des pièces caractéristiques du style de Gottschalk incite à donner raison à ces experts. Encore qu’il appartienne à chacun de se faire son opinion, et pour cela rien de mieux que d'entendre quelques partitions de cet homme qui a eu deux passions dans la vie : le piano et les femmes !
Quelques liens musicaux :
Fiesta Criolla de La nuit des tropiques
Great galloping sur des pièces de Gottschalk
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