« Guerre » de Lars Norén Au-delà de l’Indicible Théâtre-Studio d’Alfortville
Ouvert en 1997, le Théâtre-Studio d’Alfortville, ancien entrepôt de vin transformé en scène par Christian Benedetti et son équipe, est engagé dans la représentation d’auteurs contemporains comme Edward Bond, Sarah Kane, Gianina Cãrbunariu, Mark Ravenhill...
Aujourd'hui, il propose '' Guerre '' une pièce de Lars Norén, dramaturge suédois explorant les angoisses existentielles à travers le huis-clos familial à l’instar de '' Démons '' (1984), à '' La Veillée '' (1989), en passant par '' Automne et hiver '' (1987) ou faisant entendre la voix des exclus avec '' Kliniken'' (1994) et '' Catégorie 3.1 '' (1997). Ce dernier décède le 26 janvier 2021, à Stockholm, victime de la pandémie.
'' Guerre '' est un texte percutant créé et mis en scène en 2003 au théâtre des Amandiers par Lars Norén lui-même, partition pour trois actrices et deux acteurs qui se construisait au fur et à mesure que l'écriture et que le projet avançaient, les rôles ne pouvaient pas être élaborés avant, ils étaient incarnés dans le ressenti à l'état brut.
Agathe Molière qui interprétait la fillette infirme d'une douzaine d'années disait que Lars Norén l'avait dirigée d'une façon à ne pas jouer mais à être « C'est-à-dire qu'il nous disait toujours de ne pas jouer l'enfant mais d'être une enfant, que j'étais une enfant. Que c'est un état d'énergie, d'éveil et de curiosité de l'enfance ».
Avec '' Guerre '', c'est la chair de la langue qui exprime la chair endolorie des corps meurtris telle une toile de Francis Bacon aux personnages écorchés et déformés, figures disloquées, ravagées, anatomies torturées. Ces oeuvres violentes et déchirantes se fondent dans la peinture par elle-même de l'un et dans l' écriture par elle-même de l'autre, reflets d'une réalité poignante ou choquante qui effraie et émeut.
Après de nombreuses années consacrées à explorer le théâtre d’Anton Tchekhov, Christian Benedetti s’empare de cette pièce âpre, à la dureté inflexible relatant la quotidienneté d’une famille dévastée par un conflit qui vient de s’achever et rongée par les effets toxiques d'une guerre sans nom qui ressemblerait à celle qui embrasa l'ex-Yougoslavie ou tant d'autres pays.
Dans l'antre de son théâtre-studio aux murs en brique et charpente en bois, il présente une mise en scène sobre, dépourvue d’artifices. Le décor est réduit à l’essentiel : deux matelas posés à même le sol, un chambranle de porte sans porte, une table, quelques chaises dépareillées. Plus d’intérieur, plus d’extérieur sur le plateau dévasté, recouvert de poussière. Le désastre de la guerre est passé. Sur le côté, tout au fond, on aperçoit le simulacre d'un cimetière blanc miniature. Règne le funèbre silence de l’après-carnage.
Trois femmes tentent de survivre, trois femmes à l'identité perdue dans ce chaos, elles sont désignées par des lettres : A pour la mère (Stéphane Caillard) qui croit son mari mort, B pour la fille aînée (Manon Clavel) qui se prostitue, C pour la petite dernière handicapée (Alix Riemer) qui, elle, refuse de faire le deuil de son père.
Elles se déchirent, les dialogues sont secs et tendus et se fracassent contre le mur de l'inexprimable, la mère vitupère, les filles se rebellent. Puis une silhouette apparaît sur le seuil de la maison. Vêtu d’un grand manteau élimé, un soldat se tient debout. Le père devenu l'anonyme D (Marc Lamigeon), parti depuis deux ans, est de retour, brisé, anéanti et aveugle. Aucun bras ne s'ouvre pour l'accueillir.
Plongé dans le noir, il s'enlise au sein de cette famille habituée à se débrouiller sans lui. Il trébuche contre une table ou une chaise, s’effondre parfois au sol. Ses mains forment ses seuls repères. Il doit toucher pour voir. Mais sa femme et ses filles le fuient, repoussent le contact physique, se tiennent à distance même la plus jeune qui tente à plusieurs reprises un rapprochement fraternel.
Christian Benedetti accroît la tension entre les personnages grâce à un jeu permanent avec la lumière. Chaque scène très concise est stoppée brutalement et isolée par l'obscurité totale marquant la transition d’un tableau à l’autre. La souffrance affective ne cesse d'empirer dans cet espace qui se fait de plus en plus oppressant.
Rejeté, le père franchira la frontière de l'humanité. Il tentera d'abuser de la benjamine et frappera furieusement sa femme. Le coup porté sera désormais visible comme une marque au fer rouge et le public sur les gradins sera ainsi placé dans le rôle de témoin muet et impuissant.
« Tous les corps des personnages ont été battus et en portent la trace : tous sont accablés de douleur et portent la guerre en eux. Comment peut-on demeurer vivant tout en étant mort ? Voilà ce que je cherche avec cette pièce, dans laquelle je plonge comme on saute dans l’inconnu » dixit Christian Benedetti.
Les protagonistes ne cessent de se confronter dans des face-à-face laconiques, sidérants d'intensité pour s'immobiliser subitement dans un silence qui se prolonge, dense, impénétrable. Les échos des non-dits se propagent, les mensonges enfouis remontent à la surface. Le poids de l'indicible pèse sur le plateau. Comme celui de l’impensable secret que le père finit pas découvrir. Son frère E (Jean-Philippe Ricci) qu'il croyait mort a échappé aux combats, s’est planqué et s'est réfugié dans son foyer, le remplaçant dans le lit de sa femme.
Ils se retrouvent au final tous les deux et la pièce se termine avec ce frère qui évoque son propre fils, les bourreaux et les bourreaux de son fils « ils m'ont ordonné de le frapper, de le frapper, de le frapper... ! ». Un leitmotiv de phase terminale comme un point limite à l'horreur qui réduit les êtres à leur seule pulsion de survie.
La mise en scène de Christian Benedetti est radicale dans l'économie des moyens, brute de décoffrage. Les cinq comédiennes et comédiens affichent une densité de jeu concentré dans une gestuelle réduite au minimum. Au plus près de la vérité du texte, ce Théâtre est une forme de miroir qui reflète les angoisses et les drames vécus et nous propose une réflexion en abîme sur ce qu'est la réalité dans sa crudité, sa forme de laideur, la frustration qu'elle oppose.
Photos 1 à 4 © Alex Mesnil
Photos 5 & 6 © Theothea.com
GUERRE - ***. Cat'S / Theothea.com - de Lars Norén - mise en scène Christian Benedetti - avec Stéphane Caillard, Manon Clavel, Alix Riemer, Marc Lamigeon & Jean-Philippe Ricci - Théâtre-Studio Alfortville
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