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Hommage à Jacques Lacarrière

Jacques Lacarrière nous a quittés samedi, à 79 ans. Ses volontés sont d’être incinéré puis d’être dispersé en Grèce, sa seconde patrie. C’est un grand voyageur qui s’éteint, non pas un traceur d’itinéraires, mais un observateur des êtres et des choses, muni du savoir nécessaire pour les voir, les comprendre et les apprécier. Notre tropisme originel est double, forestier et maritime, le vent des steppes et l’air marin. Jacques Lacarrière, en deux ouvrages, « Chemin faisant » et « L’Eté grec », a exploré et pensé les deux, ce qui l’a rendu si précieux.

Paru en 1977, « Chemin faisant » raconte un voyage à pied de plusieurs mois dans les campagnes françaises. La société post-1968 faisait retour à soi, après ce collectivisme d’enthousiasme des années d’après-guerre, puis ce paternalisme pesant des années de reconstruction. Les grands mouvements collectifs s’enlisaient dans la propagande et la logomachie, une aspiration confuse à sortir de la vulgate industrie-consommation poussait la jeunesse sur les routes, de la Crète toute proche à l’Indonésie la plus lointaine, en passant par la Turquie, l’Afghanistan, les Indes. L’individu, mieux éduqué, bordé de sécurités sociales, avait besoin de se retrouver lui-même, seul, un moment, pour relier son destin avec celui du monde. 1968 a été cet individualisme. Mais il a été, dans le même temps et parce que les choses ne sont jamais tranchées, un retour aux traditions. Retour encore timide à l’époque, mais qui n’a fait que grandir, du retour à la nature aux lieux de mémoire, des commémorations en restauration de vieilles pierres, des chines rurales en fréquentation des musées.

« Chemin faisant », ce parcours à pied dans les sentiers oubliés de la France éternelle, exprimait un désir d’époque. Il s’agissait de se réapproprier son corps, de se réconcilier avec les rythmes naturels, de baigner dans les paysages - et de rêver à qui suis-je ? où vais-je ? quelle est ma place dans ce tout qui m’environne ? Il y a du religieux dans cette démarche, le même mouvement qui pousse, trente ans plus tard, les pèlerins sur le chemin de saint Jacques ou, plus modestement, de Paris à Chartres. Jacques Lacarrière n’était pas particulièrement croyant mais il était sensible à ces interrogations. Comment le dire autrement lorsqu’il évoque l’amour à propos des limaces, la religion sous la toile d’une épeire, l’agressivité bornée des chiens, si proche de celle de certains humains ? Ce n’est pas l’itinéraire qui fait le livre mais l’observation et le savoir. L’auteur sort de son nombril pour s’immerger dans le présent avec toute sa mémoire.

« L’Eté grec », paru en 1975 dans la collection au nom précieux, « Terre Humaine », reprend ses souvenirs et ses carnets de périples multiples des années 1950 et 60. Il désirait aller en Inde, son amour profond, il s’est arrêté en Grèce. Quatre mille ans sont distillés dans l’alchimie des mots. L’œil de ce vagabond libertaire formé aux humanités opérait, sous le soleil grec, la photosynthèse des atmosphères en amour. Le soleil, porteur d’évidences, favorise l’usage de la faculté de raisonner parce qu’il éclaire l’observation, qu’il tranche les ombres et qu’il offre la clarté. Analyse, logique, vérité sont les dons du soleil à l’esprit grec. Les hommes faisant société ont alors élaboré l’histoire, la philosophie et la science telles que nous les connaissons. La politique, toujours présente là où il y a des hommes en groupe, a tâtonné entre aristocratie (gouvernement des « meilleurs ») et démocratie (gouvernement du peuple), à mesure que la préférence allait aux compétences ou au consensus dans le débat. Objectivée par l’écriture, la parole permet la distance réflexive et la critique. Ainsi naît l’assemblée, puis la loi, donc la cité. Son histoire mythique et collective va irriguer les spectacles de théâtre ou d’opéra, les cortèges en l’honneur des dieux et le culte des héros fondateurs, plus humains, plus proches, exemples pour la jeunesse. Troie, les Thermopyles, Platon, Alexandre, Byzance, Missolonghi, Séféris, sont arpentés par l’auteur avec un plaisir manifeste. En Grèce, nous goûtons l’écume de notre plage intellectuelle d’où surgit Aphrodite, de la vague tiède et salée, sur une rive de Cythère.

La Grèce, c’est l’été, un été chaleureux dans le souvenir d’autres étés tragiques sur ce petit coin de montagnes avancé dans la mer, coincé entre orient et occident, toujours envahi, dominé, revendiqué, mais pour nous tous et pour Jacques, immortel. Car, il le montre, lui qui parle grec ancien et grec moderne, c’est toujours le même peuple qui l’occupe, un peuple qui poursuit son existence obstinée, qui évolue mais qui a gardé une part de l’esprit antique, de la langue antique et des monuments de l’époque. Homère est toujours vivant sur les rivages des îles. Les enfants qui examinent un crabe sur une plage disent encore, comme il y a 4000 ans, « charopalevi » - « il se bat contre Charon ». Ainsi observait Lacarrière.

Hommage à Jacques Lacarrière, lui n’est plus, mais ses livres restent. Un écrivain voyageur est un être précieux car il fait sortir de soi.


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Argoul

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