Il était une fois un génie au cinéma : Ennio !
Ennio Morricone au cinoche : à l’âge de 8 ans, issu d’une famille modeste installée à Rome, le petit Ennio rêve de devenir médecin mais son père musicien (moyen) en décide autrement : il sera trompettiste, comme papa ! Du conservatoire de musique, où il suit les cours de l’intransigeant Goffredo Petrassi (1904-2003) qui lui apprend notamment les bases du contrepoint et de la musique expérimentale, à l’Oscar du meilleur compositeur de musique de film pour Les Huit salopards (2015) de Tarantino, le documentaire-événement Ennio retrace, sous la forme d’une hagiographie assumée (mais qui n’aime pas Maestro Morricone ?) l’itinéraire de l’un des plus grands musiciens de la deuxième partie du 20ème siècle, auteur de pas moins de 500 musiques de films !, à l’aise dans la plupart des genres, du western au fantastique en passant par le giallo, le film noir, le polar, la comédie, le film politique ou encore la science-fiction, tout en offrant la particularité assez rare de compter dans sa filmographie, et discographie, aussi bien des auteurs pointus voire radicaux, à commencer par Pier Paolo Pasolini, que des cinéastes de genre (Dario Argento, Brian de Palma) ainsi que des réalisateurs populaires, tel Georges Lautner.
- « Ennio », visuel V. De., d’après l’affiche du documentaire (2021).
« Je suis fait de toute la musique que j'ai étudié », dixit Ennio Morricone (1928-2020), compositeur de musiques de films de légende auquel Giuseppe Tornatore, collaborateur régulier du maestro (Cinema Paradiso, Malena…), rend hommage, deux ans après sa mort, survenue le 6 juillet 2020, des suites d’une mauvaise chute à Rome à l’âge de 91 ans, via ce formidable documentaire sorti en salle en France le 6 juillet dernier de plus de deux heures trente, intitulé sobrement… Ennio. Et c’est bien connu, lorsque l’on finit par appeler un artiste appartenant pleinement à l’histoire de l’art que par son prénom (pensons par exemple à Michel-Ange, à Léonard, à Vincent pour Van Gogh, à Charlot ou, encore plus près de nous, à Frida pour Kahlo), c’est que l’on est entré dans la légende, et que l’on a su non seulement marquer les mémoires par sa griffe inimitable mais également par le fait de venir, via la singularité de son art, toucher directement le cœur des gens. Ce qui était le cas d’Ennio, bien entendu, qui se reconnaît volontiers musicien caméléon pouvant tout jouer comme un Quincy Jones ou un Lalo Schifrin : de la musique absolue (c’est son terme pour désigner le classique) à la bande originale de film, via la musique expérimentale, le jazz, le rock, la pop, le psychédélique, le folklore, la variété, la bossa nova et autres tout en restant toujours profondément lui-même – c’est ça la force de Morricone : avoir su garder sa patte, tout en ayant intégré dans ses compositions, tour à tour savantes et populaires, des renvois aussi bien à Frescobaldi, à Bach, à Monterverdi ou encore à Verdi qu’au dodécaphonisme en faisant un détour par Stravinsky et John Cage. Champion d’échecs, il aimait jouer avec la musique et son histoire pour osciller en permanence entre modernité (le cri du coyote cartoonesque dans Le Bon, la Brute et le Truand !) et classicisme (son score pour Il était une fois en Amérique, avec son souffle proustien dépassant le cadre circonscrit du long métrage, est assurément un classique du 20ème siècle, pouvant s’écouter sans le support-film).
D’ailleurs, comme le note un intervenant inspiré du film, bien que l’on ne le connaisse pas personnellement (pour ma part je ne l’ai vu en vrai, qu’une seule fois et de loin, telle une pop star acclamée - il était vraiment adoré par son public -, au cours d’un concert donné par l’artiste au Palais des Congrès à Paris dans les années 2010), lorsque l’on écoute ses morceaux, il nous est aussitôt familier, comme s’il était un ami proche voire un membre de notre famille. Ses musiques sont devenues au fil du temps les bandes originales de nos existences, renvoyant tant aux films qu’elles accompagnaient qu’aux tranches de vie, entre joies et peines, qui nous constituent ; comme le constate Hans Zimmer dans le doc, on s’aime, on s’embrasse, on mange, on se déchire, on s’endort sur du Ennio Morricone ! Et, autre singularité propre à ce compositeur de génie, quel que soit le film dont il a signé la musique (qu’il s’agisse d’un film d’auteur, d’un grand film de studio ou bien d’une quelconque série B), on reconnaît, dès les premières notes entendues - et c’est absolument imparable -, son style, ses chicanes séduisantes, avouons-le aussi par moments ses trucs (il pouvait se répéter, voire refourguer, il était malin !, ses mélodies d’un film à l’autre), ainsi que son phrasé musical inimitable et pourtant maintes fois copié, à tel point qu’on pourrait le considérer, à bien des égards, comme le co-auteur du film dont il signe le score.
En effet, d’ailleurs le regretté Sergio Leone (1929-1989), mort prématurément d’une crise cardiaque, a toujours affirmé que son alter ego Morricone était son meilleur scénariste et, dans le doc, on entend même l’une des filles du réalisateur, Raffaella, dire qu’il était en fait le « dialoguiste » des films de son défunt père (c’est bien connu, les personnages léonesques, hormis le volubile Tuco du Bon, la Brute et le Truand, sont souvent des taiseux, la musique morriconienne, qui était jouée pendant le tournage sur le plateau pour aider les acteurs, se superposant aisément alors à leurs silences) : que serait la poignée de films signés Leone (ils ont fait six longs métrages ensemble, la Trilogie du dollar et celle des Il était une fois…) sans l’habillage sonore et la trivialité majestueuse de son ancien camarade de classe Morricone ? Et que seraient les belmonderies si attachantes du regretté Jean-Paul sans les envolées lyriques et les stridences obsédantes d’Ennio Morricone (Le Casse, Peur sur la ville, Le Professionnel, Le Marginal) ? Ou encore quel parfum de légende aurait Le Clan des Siciliens réunissant trois stars viriles du cinéma français des années 60 (Gabin/Delon/Ventura) sans la composition géniale au contrepoint parfait (digne héritier de Bach, le compositeur audacieux y superpose deux mélodies qui ne s’opposent pas mais s’enrichissent l’une l’autre) de Morricone, que l’on peut trouver d’ailleurs supérieure au film en question ?
Alors, je vous le dis assurément, si vous êtes des amoureux du septième art (le vrai, celui qui participe de l’art et de la vie confondus), ce documentaire est de toute évidence pour vous, le meilleur du film étant, à côté des remarques des intervenants ô combien prestigieux, réalisateurs, musiciens, compositeurs et chanteurs, tels Quincy Jones, Pat Metheny, Clint Eastwood, Roland Joffé, Dario Argento, Bernardo Bertolucci, Nicola Poviani, Hans Zimmer, John Williams, Quentin Tarantino, Bruce Springsteen et autres Joan Baez, et des nombreux extraits de films émaillant ce documentaire émouvant, tous plus mythiques les uns que les autres (la scène du cimetière avec un Tuco exalté courant à toute berzingue après l’or dans Le Bon, la Brute et le Truand, l’arrivée de la sublime Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest via le travelling vertical du grand Leone dévoilant la ville du far west en construction accompagné par l’envolée lyrique de son compositeur fétiche, le sourire sibyllin de Robert de Niro, alias Noodles, ponctuant dans une fumerie d’opium bercée par une mélancolie toute morriconienne le plus beau film du monde, un certain Il était une fois en Amérique, 1984), l’entretien au long cours que le compositeur a accordé à son partenaire et ami Tornatore : il faut voir le flamboyant Morricone y fredonner ses mélodies fameuses avec sa voix de casserole (il le reconnaît lui-même !), il faut le voir également écrire rapidement sur le papier la musique d’un film qu’il a dans sa tête sans avoir besoin de toucher un instrument comme s’il rédigeait tout simplement une lettre et il faut encore le voir, avec sa mémoire d’éléphant impressionnante, en train de se rappeler la moindre de ses trouvailles, révélant au passage certains secrets de fabrication, comme par exemple d’avoir conçu tout le premier quart d’heure d’Il était une fois dans l’Ouest, où personne ne parle, seuls des bruits du réel se font entendre (le télégraphe, un goutte à goutte sur un chapeau de cowboy, le bourdonnement d’une mouche collante…), après avoir entendu le grincement d’une échelle manipulée par un machiniste dans un théâtre florentin. Par ailleurs, et c’est une bonne chose, la carrière de Morricone ne se limite pas qu’au continent Leone, qui est un peu l’arbre qui cache la forêt, le documentaire ne manquant pas de rappeler, fort heureusement, ses compositions tout aussi géniales pour d’autres univers et auteurs, tels la rythmique obsédante fascinante d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri avec Gian Maria Volontè, la musique-hymne chair de poule interprétée par Joan Baez pour Sacco et Vanzetti, le thème tonitruant On the Rooftops des Incorruptibles ou encore les élans lyriques humanistes portant, et dépassant (de par leur puissance spirituelle), Mission.
On y apprend vraiment plein de choses sur Ennio Morricone. Comme quoi, encore ? Eh bien que, derrière tout grand homme, il y a souvent, et c’est bien connu, une femme, en l’occurrence ici son épouse Maria, toujours calme et souriante, histoire de tempérer la nervosité et les colères de son mari artiste (un Oliver Stone en fera les frais !) qui ne pensait qu’à la composition jour et nuit, au point, dixit leur fils Marco Morricone dans un entretien récent accordé au Figaro, d’aller écrire le thème principal des Incorruptibles pour Brian de Palma dans les toilettes, à quatre heures du matin, afin de ne pas déranger sa femme ! S’avouant pas bon juge pour ses musiques (on sait par exemple, chose surprenante au vu de son succès retentissant, qu’il ne voulait pas entendre parler de son morceau pourtant culte Chi Mai du Professionnel, celui-ci se trouvant d’ailleurs tout bonnement écarté du doc), il s’en remettait à sa femme pour choisir un film dont il allait ou non composer la musique. Maria, à la fois compagnon de vie et collègue de travail, lisait les scénarii reçus, lui résumait l’histoire et c’est ensemble qu’ils décidaient s’il fallait ou non faire le film. Par ailleurs, l’on y apprend que Quentin Tarantino a dû vraiment insister pour qu’Ennio compose la musique de ses Huit salopards (2015), au final d’ailleurs le vieux Romain a composé une symphonie des plus sombres, pas si éloignée de son score pour un autre western enneigé tortueux (Le Grand silence), alors que Tarantino, en fan absolu de Leone (il dit souvent que son film préféré est Le Bon, la Brute et le Truand), rêvait d’une musique pétaradante genre western spaghetti. Mais, à l’arrivée, le maestro italien, un brin retors, lui a livré carrément l’inverse, ce qui ne l’empêchera aucunement d’obtenir – enfin - l’Oscar de la meilleure musique pour cet opus tarantinesque gorgé de sauce bolognaise rouge sang - bien joué, Ennio ! Enfin, autre anecdote amusante, dans son parcours prolifique (c’était un immense travailleur), Ennio Morricone ne regrette qu’une seule chose : son occasion manquée de collaborer avec Kubrick, celui-ci souhaitant qu’il fasse la BO d’Orange mécanique. Mais, sur ce coup-là, Leone, faisant fissa son jaloux et certainement pour protéger son pré carré, s’est opposé à ce que son compositeur chouchou travaille avec le démiurge américain !
Dernière chose, malgré son succès planétaire avec les musiques de films, Ennio Morricone restait frustré, constatant que trop souvent la musique de film, à savoir la musique appliquée au service d’un autre auteur (le metteur en scène), était dénigrée par rapport à la musique absolue (ou classique), conçue exclusivement selon les propres idées du compositeur, et ce rabaissement régulier, heureusement de moins en moins fréquent de nos jours, lui faisait mal. Aussi, à la fin du documentaire, il est bon d’entendre Tarantino dire, lors de la remise d’un prix prestigieux à cet immense compositeur qu’était Ennio Morricone, qu’il est bel et bien, malgré certains médisants (surtout des jaloux ou des ratés !), « l’un des plus grands compositeurs de musique. De film ? Non. Quittons ce ghetto. Qui enferme, qui étiquette. De musique tout court. L’équivalent d’un Mozart, d’un Beethoven ou d’un Schubert. » Ennio, volontiers modeste, lui rétorque alors que l’on ne saura que dans 200 ans si ce qu’il dit est vrai en constatant si le nom de Morricone reste encore prononcé. À mon avis, Ennio Morricone (quel nom !), dans 200 ans, on en parlera encore, mais cela n’engage que moi !
Pour finir, et en faisant quelque peu la fine bouche, le documentaire Ennio, malgré ses indéniables qualités, souffre de quelques écueils, ou plutôt oublis : la sensualité des musiques de Morricone (tout son répertoire plus pop, il a manifestement écouté les Beatles et vice-versa) n’est pas assez évoquée, notamment son charme ravageur à l’italienne, via certains rythmes très lents, avec des sonorités suaves et des voix féminines lascives comme sorties d’un rêve érotique vaporeux, ô combien suggestives. Son apport pour le cinéma français, et européen, n’est pas suffisamment mis en évidence non plus. Certes, Le Clan des Siciliens est évoqué (1969), classique du film policier à la française, ainsi que Mission (1986) réalisé par le Britannique Roland Joffé. Mais manque trop à l’appel le cinéma hexagonal : celui-ci passe un peu à l’as, dommage par exemple que le doc ne fasse pas participer des spécialistes français fort érudits de la musique de films, tels Thierry Jousse et Stéphane Lerouge et, en ce qui concerne à la fin l’évocation de la fortune critique du maestro, le film oublie carrément de citer la bande originale parodique de La Folie des grandeurs (1971) signée Michel Polnareff en hommage à Morricone multipliant les clins d’œil appuyés au musicien des westerns spaghettis (chœurs épiques et riffs de guitare électrique en souvenance directe des marottes du maestro italien). Manquent également les compositions célèbres pour les films de Belmondo, signées Verneuil (Le Casse, Peur sur la ville) ou autres (Lautner avec Le Professionnel, Deray avec Le Marginal - notre Bébel national n’est mentionné qu’avec une photo !), pour Yves Montand (I comme… Icare, de Verneuil), pour Robert Enrico (Le Secret, avec Trintignant, Noiret et Marlène Jobert), pour José Giovanni (Le Ruffian réunissant Ventura, Giraudeau et Cardinale) ou encore pour Polanski (Frantic avec Harrison Ford, à la BO planante envoûtante). C’est surtout le cinéma transalpin, et pour cause Ennio Morricone est Italien, ayant travaillé avec les plus grands dans son pays d’origine (Leone bien sûr s’y trouve, mais aussi Pasolini, Zurlini, Bellocchio, Luca Verdone, Gillo Pontecorvo, Bertolucci, Dario Argento, Elio Petri, les Taviani…), sans oublier Giuseppe Tornatore, auteur de ce documentaire inspiré présent à l'image également (on n’est jamais mieux servi que par soi-même !), et le cinéma américain qui sont convoqués, celui-ci à travers l’évocation de pointures, comme Terrence Malick, Oliver Stone, Brian de Palma ou Quentin Tarantino. Comme le dit Dario Argento, dans le doc, « À un moment donné, tous les réalisateurs du monde voulaient travailler avec Ennio. C’était ensuite comme avoir une médaille sur sa veste », customisée Morricone.
Bon, en même temps, malgré quelques oublis ou passages sous silence (Il était une fois la révolution (1971) est à peine évoquée alors qu’il s’agit, selon moi, de l’une de ses meilleures partitions), ce documentaire, qui dure déjà longtemps (2h36 mais l’on ne voit vraiment pas le temps passer), est tout de même très bien ainsi car, on le sait, choisir, c’est renoncer. Et, au vu des 500 musiques de films composées par le roi Morricone, si tout avait été compilé sagement et chronologiquement, il aurait duré au moins aussi longtemps que le dernier Leone, autrement dit 3 heures 47 ! Aussi, pour maintenir sa charge émotionnelle constante (à côté de nos souvenirs personnels qui reviennent à la pelle devant la plupart des films cités ayant bercé nos vies, voire notre jeunesse perdue, le personnage Morricone, double, est lui aussi émouvant, car attendrissant malgré son caractère bien trempé, on sent qu’il a gardé toute son existence son regard innocent d’enfant, pouvant inlassablement renouveler son regard sur les choses de la vie), c’est bien qu’il soit ainsi, à savoir avec ses vides et ses silences, à l’instar de certaines compositions de Morricone, dont son sublime thème Deborah pour Il était une fois en Amérique qui se joue de plages de silence (du temps entre les notes de piano jouées) afin de mieux venir toucher notre palpitant, en laissant ainsi notre imagination et nos réflexions vagabonder.
- Pochette du CD (visuel V. De.) du film-testament de Sergio Leone, « Il était une fois en Amérique », 1984.
Alors, et pour l’éternité, viva Morricone ! Et merci à Giuseppe Tornatore, honnête artisan du cinéma transalpin qui, avec ce documentaire en guise d’hommage au génie absolu qu’était Morricone, réalise, d’après moi, son plus grand film, en tout cas le plus inspirant. Un conseil, allez voir ce documentaire inédit pendant qu’il est encore projeté en salle obscure car, dans le noir, à l’abri des regards, il est bien plus facile de pleurer (préparez vos mouchoirs !), la nostalgie contribuant largement à cette large séquence émotion car les musiques de Morricone sont éminemment mélancoliques, et on a vraiment l’impression, devant ce documentaire-fleuve, de vivre un ultime face-à-face avec le musicien, comme si le maestro Morricone, si peu loquace de son vivant (on sait qu’il envoyait balader nombre de journalistes, allant jusqu’à en virer un qui s’était trompé de prénom, l’appelant pour commencer l’interview… Sergio !), ne s’adressait qu’à nous, via cette masterclass définitive, des plus inoubliables. Bref, malgré quelques manques et redites (le concert de louanges est un poil surdosé à la fin), ce doc s’avère passionnant et poignant, du 5 sur 5 pour moi !
Ennio, il maestro, documentaire de Giuseppe Tornatore, Italie, 2021, 2h36.
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