Il y a 120 ans naissait l’« Abri du marin »
C’est en effet dans le port du Guilvinec qu’a été inauguré en février 1900 le premier « Abri du marin ». 14 autres ont suivi, tous recouverts d’un crépi rose. Relativement familiers aux Bretons, et notamment aux Finistériens, ces lieux de rencontre ont naguère joué un important rôle social dans la vie des marins-pêcheurs. Zoom sur cette institution méconnue...
Au tournant du 20e siècle, l’alcoolisme est un véritable fléau dans les ports bretons : près de 20 litres d’alcool pur sont consommés chaque année par les marins-pêcheurs d’Audierne. Et si la situation n’est pas aussi alarmante dans les autres ports du Finistère, elle n’en constitue pas moins un problème majeur. Cette surconsommation d’alcool, notamment lors des retours de pêche, vient s’ajouter aux conditions de logement le plus souvent précaires. En 1894 a bien été créé, à l’initiative du lieutenant de vaisseau Bernard Bailly – soutenu par ses deux frères assomptionnistes Emmanuel et Vincent de Paul – la Société des Œuvres de mer dont l’objet était de « fournir une assistance matérielle et morale aux marins français et à leurs familles ». Mais cette institution était centrée sur les rudes conditions de vie en Islande et à Terre-Neuve des marins de la Grande pêche à la morue, éloignés de chez eux durant six mois de campagne et confrontés à des conditions alimentaires et sanitaires déplorables ; le plus souvent avec, pour seul réconfort, les « boujarons de tafia » distribués par leurs capitaines*.
C’est à Jacques de Thézac que l’on doit la création des abris du marin. Né en 1862 dans une famille aisée de la région d’Orléans, cet homme de santé fragile se consacre dès son adolescence en Saintonge au yachting et à la photographie. En 1888, son mariage avec la bretonne Anna de Lonlay – elle est originaire de Lanriec, près de Concarneau – change le cours de la vie de ce rentier. Installé avec son épouse dans le petit port finistérien de Sainte-Marine**, Jacques de Thézac découvre les rudes conditions de vie des marins-pêcheurs de Cornouaille et de leurs familles. Impressionné par les carences d’hygiène, la malnutrition, le tabagisme et l’alcoolisme qui prédominent dans les foyers de ces marins, ce catholique convaincu fait sien le constat émis par le pape Léon XIII dans l’encyclique Rerum Novarum de 1891 où est dénoncée la « misère imméritée » qui, trop souvent, affecte les classes laborieuses populaires. Le cours de l’existence de Jacques de Thézac s’en trouve bouleversé, au point qu’il donne à celle-ci le sens d’un « apostolat laïc » au service des hommes de mer, désormais au centre de ses travaux d’ethnologie, de photographie, et surtout de ses initiatives philanthropiques.
En 1899, Jacques de Thézac crée l’Œuvre du marin breton et son emblématique publication : l’Almanach du marin breton ; plus de 120 après, celui-ci continue d’être un outil indispensable aux gens de mer, professionnels et amateurs, qui naviguent le long des côtes de notre pays. Vendu à l’origine à un prix très modique pour être accessible au plus grand nombre de lecteurs, l’Almanach du marin breton comportait plusieurs types de rubriques, les unes à caractère professionnel sur la connaissance des marées et l’aide à la navigation, les autres à caractère ludique et récréatif ; il comportait également de nombreux conseils sur l’hygiène de vie et la prévention de l’alcoolisme. Outre les dessins humoristiques ou édifiants, l’almanach était illustré par des photographies – signées Jacques de Thézac – de bassins portuaires, de bateaux de pêche, et surtout de scènes de vie des marins à bord ou à terre. Autant de documents qui, de nos jours, sont à juste titre considérés comme de précieux témoignages ethnographiques sur les conditions de vie des marins-pêcheurs de l’époque.
Jacques de Thézac ne veut toutefois pas en rester là. Il entend agir de manière concrète et décide de s’inspirer des sailor's homes britanniques dont certains ont déjà plusieurs dizaines d’années d’existence. Après une tentative concluante sur l’Île de Sein en 1899, il fait construire, au Guilvinec, le premier Abri du marin sur des plans dessinés par un jeune architecte, René Darde. Inauguré en février 1900, cet Abri du marin, comme ceux qui vont suivre ailleurs sur le littoral, répond à l’objet de l’association créée cette année-là par le philanthrope : « améliorer l’état moral et matériel des marins-pêcheurs ». La plus urgente nécessité consiste à en finir, pour les marins sans abri, avec les nuits passées à même le sol dans les cabarets, et plus encore avec le « cabanage », cette pratique, particulièrement insalubre, consistant à dormir sous des bâches sur les ponts des bateaux ! La gestion de chaque Abri du marin est confiée à un Comité local de pêcheurs, et le gardiennage des locaux à un ancien du métier, en charge d’éviter les querelles et de faire respecter les termes du règlement intérieur de chaque établissement ; en charge également de soigner les petites blessures grâce à une petite dotation de matériel sanitaire.
Devenus de fait des cabarets alternatifs où il fait bon se rencontrer et échanger dans un lieu chauffé et sain, les Abris du marin ne servent évidemment pas d’alcool à ceux qui les fréquentent, mais des bolées d’« eau de vie » – comprendre d’eau minérale – ou d’infusions chaudes et sucrées. Et il va de soi que les jeux d’argent sont totalement prohibés ; ils sont remplacés, dans la grande salle commune qui voisine au rez-de-chaussée avec le logement du gardien, par des parties de dominos, de dames et de différents jeux de cartes. Le tout dans une ambiance musicale de chansons populaires diffusées par un phonographe. Sur les murs sont placardés des affiches, des panneaux didactiques sur les métiers de la mer et les principes hygiénistes, ainsi que des photos de marine et des maximes édifiantes. De temps à autre, un conférencier vient informer les marins des dernières innovations maritimes et des bonnes pratiques sanitaires***. Ici ou là sont également donnés des cours d’hygiène et de « matelotage ». À l’étage, attenante à un dortoir équipé de couchettes, s’ouvre une salle de lecture où les marins peuvent disposer de livres de différentes natures (principalement des récits de voyages et des ouvrages distrayants) et de cartes maritimes ; cette salle est également munie d’un bureau utilisé pour permettre aux marins de passage de rédiger, avec ou sans aide, du courrier destiné à leurs familles. À l’extérieur, un préau permet aux marins de jouer aux boules ou au palet. Ce préau est parfois équipé d’haltères et d’agrès de gymnastique mis à disposition des marins pour entretenir leur condition physique.
12 abris – dont 4 classés depuis 2007 – ont été construits en Bretagne entre 1900 et 1912 du vivant de Jacques de Thézac. 3 autres ont été édifiés après sa mort, en 1939, 1950 et 1952. Le dernier à Saint-Guénolé, à un moment où l’évolution des métiers de la pêche, l’émergence de lois sociales et l’amélioration concomitante des conditions de vie des marins commençaient déjà à rendre plus ou moins caduque la raison d’être des Abris du marin. Tous ces abris ont été désaffectés en tant que tels, les 3 derniers en 1985. Mais plusieurs d’entre eux ont continué d’exister sous des formes diverses, ici en gardant un rôle dans la vie maritime, là en étant transformés en musées (Sainte-Marine et Sein), en médiathèque municipale (Le Guilvinec), et même en auberge de jeunesse (Concarneau) ou en agence bancaire (Saint-Guénolé).
Bien connus des plaisanciers et des amoureux de la Bretagne, les Abris du marin restent des témoins de l’histoire maritime de la région et de la vie sociale de tous ces marins-pêcheurs qui les ont fréquentés. Longtemps après la mort du fondateur Jacques de Thézac, l’association Les Abris du marin continue de « venir en aide, "dans l'esprit le plus désintéressé", aux marins de la Marine Marchande (pêche et commerce) et à leurs familles ». Quant à l’Almanach du marin breton, il reste un compagnon indispensable de tous ceux qui naviguent le long des côtes de France.
* Outre son rôle à terre, la Société des Œuvres de mer armera de 1898 à 1939 sept navires-hôpitaux pour assister les marins gravement malades sur les bancs.
** Sainte-Marine est située près de l’embouchure de l’Odet. Sur la rive opposée, un autre port : Benodet.
*** Les femmes étaient admises lorsque le sujet traité portait sur l’éducation ou l’hygiène.
À voir : « Les abris du marin », documentaire (26’) de Violaine Dejoie-Robin diffusé sur FR3 en Juillet 1999, primé au Festival du Patrimoine de Toulon cette année-là.
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