Il y a 150 ans : le prodigieux voyage du « Ville d’Orléans »
Nous sommes à Paris, le 24 novembre 1870. Assiégée par les Prussiens, la population de la capitale s’est organisée pour communiquer avec l’extérieur. À l’initiative de Nadar, sont envoyés depuis le 23 septembre vers la province des ballons porteurs de passagers importants tel Léon Gambetta, mais également de dépêches et de pigeons. En cette journée d’automne est arrivé le tour du Ville d’Orléans. Si tout va bien, l’aérostat se posera quelques heures plus tard en Touraine. Mais rien ne va se passer comme prévu…
En déclarant la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870, Napoléon III escomptait une victoire des troupes françaises afin de renforcer sa popularité en vue de légitimer ses projets politiques. Son effarant manque de discernement en termes de forces militaires se traduit par une série de défaites dont le point d’orgue est atteint avec la chute de Sedan le 1er septembre, précipitée par la supériorité de l’artillerie allemande. Pour éviter une hécatombe, Napoléon III signe le lendemain l’acte de reddition. 83 000 soldats français sont faits prisonniers, et lui-même est emmené en captivité dans la province de Hesse.
Le 3 septembre, le palais Bourbon est envahi par une foule d’émeutiers et l’Empire est aboli. Le 4 septembre, la IIIe République est proclamée par Léon Gambetta. Mais le nouveau gouvernement de la Défense nationale dirigé par le général Trochu n’entend pas livrer l’Alsace et une partie de la Lorraine aux Prussiens comme l’exige le chancelier Bismarck. Dès lors, la guerre se poursuit, et le 17 septembre, les troupes prussiennes sont aux portes de Paris. Deux jours plus tard, les troupes du général Ducrot sont vaincues par les uhlans et la capitale est encerclée par près de 400 000 soldats prussiens. Le siège de Paris commence.
Un siège particulièrement dur dont de nombreux journalistes et écrivains rendront compte de manière souvent très réaliste. Impossible d’entrer ou de sortir de la capitale, totalement verrouillée par les Prussiens : les messagers qui tentent de forcer le blocus sont fusillés et les chiens dressés à porter des dépêches sont abattus. La communication avec l’extérieur, notamment entre les membres du gouvernement de la Défense nationale et une délégation ministérielle prudemment repliée à Tours est pourtant essentielle, tant sur le plan politique que sur le plan militaire. Or, le câble télégraphique immergé dans le lit de la Seine entre Paris et Rouen a été coupé par les Allemands, détruisant les derniers espoirs d’échanges. C’est alors qu’entre en piste le photographe Nadar.
Passionné par les montgolfières, Nadar dirige la Compagnie Générale Aérostatique dont le siège est domicilié dans son atelier du 35 boulevard des Capucines. Après avoir fait des offres de service au général Trochu, il obtient le feu vert des autorités pour la construction de « ballons montés » destinés à acheminer du courrier vers la province, hors de portée des troupes allemandes. Nadar crée alors la Compagnie des Aérostiers militaires avec ses amis Camille Legrand (dit Dartois) et Jules Duruof.
Sous leur impulsion, alliée à la détermination des frères Jules et Louis Godard, des ateliers de fabrication de montgolfières sont installés dans la gare du Nord et la gare d’Orléans, désertées de tout trafic ferroviaire pour cause de blocus. Dans le même temps, une première base d’envol est implantée place Saint-Pierre, au pied de la Butte-Montmartre. 7 autres sites d’envol seront aménagés, notamment sur les parvis des gares et au jardin des Tuileries. Le premier ballon, le Neptune, est largué le 23 septembre. Piloté par Jules Duruof, cet aérostat emporte 36 000 lettres. Il atterrit sans dommage quelques heures plus tard près d’Évreux.
Faute d’aéronautes, Nadar et ses amis recrutent des volontaires à qui l’on enseigne les rudiments du pilotage des aérostats. Au cours des 136 jours du siège, 67 ballons montés partiront de l’un des divers points d’envol de la capitale, emmenant avec eux un total de 168 pilotes et passagers, 391 pigeons voyageurs, 6 chiens, du matériel photographique et télégraphique, de la dynamite, un nouveau type de scaphandre et… 2,5 millions de lettres et de « cartes-poste ». Léon Gambetta part de Paris à bord de l’Armand-Barbès le 7 octobre en compagnie de son collaborateur Eugène Spuller et de l’aérostier Trichet. Il atterrit à Montdidier (Somme) et peut rejoindre le gouvernement provisoire de Tours pour tenter d’organiser la défense du territoire. 24 novembre : après l’envol à la mi-journée du 32e ballon, L’égalité, depuis l’usine à gaz de Vaugirard, vient le tour du 33e ballon. Celui-ci a été baptisé Ville d’Orléans en hommage à la victoire des troupes françaises sur les Bavarois le 9 novembre lors de la bataille de Coulmiers qui a permis la libération provisoire d’Orléans.
Du givre, de la neige et des loups
Il fait nuit en ce 24 novembre sur le parvis de la Gare du Nord. Deux hommes ont pris place à bord de la charlière Ville d’Orléans : l’aérostier Paul Rolier, un jeune ingénieur de 26 ans nommé capitaine quelques semaines plus tôt et un franc-tireur d’une trentaine d’années, Léonard Bézier. Ils emportent, réparties dans des sacs pesant au total 250 kg, environ 100 000 lettres dont deux courriers adressés par le général Trochu à Gambetta. Sont également du voyage 6 pigeons destinés à acheminer des dépêches dans la capitale. À 23 h 40 les amarres sont larguées. Le Ville d’Orléans prend de la hauteur puis s’envole, non vers la Touraine où la Compagnie des Aérostiers espérait qu’il parviendrait à atterrir, mais en direction du nord nord-ouest, poussé en altitude par un vent soutenu.
Après avoir franchi les lignes prussiennes à bonne hauteur pour éviter les tirs ennemis, le ballon file vers la baie de Somme. Entre minuit et 2 heures du matin, le Ville d’Orléans survole quelques localités du nord de la France. Soudain, l’aérostier et son passager entendent un « bruit de locomotives ». Une illusion : ce qu’ils perçoivent est le fracas des flots sur les grèves rocheuses du rivage. Les voilà maintenant au-dessus de la mer. Insidieux et dangereux, c’est ensuite un brouillard épais qui s’installe. On imagine aisément l’angoisse de Rolier et Bézier : les occupants du Ville d’Orléans ne disposent en effet d’aucun instrument leur permettant d’évaluer la vitesse de l’aérostat et sa position.
Quelques heures plus tard, le brouillard dissipé, le ballon survole toujours la mer sans qu’aucune terre ne soit visible. Malgré la pénombre, les aérostiers observent plusieurs bateaux dont une corvette française avec laquelle ils tentent d’entrer en contact. Sans succès : ils n’ont pas été compris par l’équipage, et le vent soutenu les entraîne toujours plus loin vers le nord. Peu avant midi, une goélette norvégienne est en vue. Rolier manœuvre pour descendre tout en déployant le guide rope dans l’espoir que les marins pourront s’en saisir et arrimer le ballon au bateau afin de stopper sa course. Hélas ! l’aérostat est beaucoup trop rapide. N’ayant plus assez de lest, les deux hommes jettent alors un sac de dépêches à la mer pour reprendre de l’altitude. Le ballon remonte rapidement. « À 3 700 m », notera plus tard Bézier. À bord de la nacelle, le froid est de plus en plus intense. À l’image des structures de l’aérostat, les cheveux, les moustaches et les cils des deux hommes sont givrés.
Par chance, le vent porte maintenant vers l’est. Le Ville d’Orléans a quitté la mer et survole désormais un territoire inconnu et très embrumé. Ici et là surgissent sous la nacelle des sapins enneigés. À 14 h 20, décision est prise d’atterrir. En agissant sur la soupape, Rolier amène le ballon près du sol pour tenter de l’ancrer avec l’aide de Bézier. Hélas ! la manœuvre échoue. Leur vie étant en jeu, les deux hommes choisissent de se laisser tomber dans le manteau de neige. Aucun des deux n’est blessé. Mais ils ne peuvent saisir le guide rope pour tenter d’amarrer le ballon. Délesté de ses passagers, le Ville d’Orléans reprend de la hauteur et, poussé par le vent, s’en va vers l’inconnu.
Tenaillés par la faim et transis de froid, Rolier et Bézier partent en quête de secours dans une absolue solitude. Épuisés par une marche éprouvante, tantôt dans une neige épaisse, tantôt sur des roches verglacées, ils trouvent refuge avant la nuit dans un grenier à foin après avoir croisé des loups. Le lendemain, animés par l’instinct de conservation, ils repartent dans la neige dans l’espoir d’atteindre un lieu habité. Soudain, apparaissent des traces de traîneau et de fers à cheval. Un peu plus loin, deux hommes – les frères Harald et Klas Stand – les recueillent dans une cabane en rondins et leur offrent à manger du lard et des pommes de terre arrosés de lait de chèvre. Rolier et Bézier n’ont aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. Et cela d’autant moins qu’il est impossible de communiquer avec les bûcherons dont la langue leur est inconnue. L’aérostier remarque alors une boîte d’allumettes. Il la saisit et découvre avec stupéfaction sur ce modeste objet quelques mots de norvégien suivis du nom de la capitale scandinave : Christiania (l’actuelle Oslo). Aussi incroyable que cela puisse paraître, le Ville d’Orléans a atteint la Norvège ! Jamais un ballon n’avait parcouru une telle distance !
L’extraordinaire accueil des Norvégiens
Suit pour les Français un étonnant périple. Le traîneau attelé, Rolier et Bézier sont d’abord conduits dans un hameau puis dans le village de Seljord où ils sont accueillis en héros. C’est là que, carte en main, le directeur de la mine de cuivre locale, Niels Nielsen, leur montre le lieu où ils ont atterri : le sauvage plateau de Lifjell au cœur du Telemark. Les deux hommes sont ensuite acheminés à Kongsberg, une localité dont le bureau de poste est équipé d’une liaison télégraphique avec Chistiania. Sitôt sur place, Rolier signale leur présence au Consul de France*, Albert Hepp. Entretemps, la nouvelle de leur atterrissage, au terme d’un si prodigieux voyage en ballon, s’est répandue dans le pays et suscite un enthousiasme extraordinaire dans la population norvégienne. Lorsqu’ils se rendent à la gare pour quitter la petite ville, les Français sont ovationnés par les habitants dont beaucoup brandissent des drapeaux norvégiens et des drapeaux bleu-blanc-rouge confectionnés à la hâte avec des morceaux de tissu.
Après avoir été salués avec la même chaleur et de nouveaux renforts de drapeaux à leur passage à Hokksund et Drammen, les deux voyageurs parviennent à Christiania le 29 novembre. Ils y sont accueillis par le consul Albert Hepp, auquel ils remettent les deux dépêches de Trochu à Gambetta afin que leur contenu soit décrypté puis acheminé sans délai à leur destinataire par voie télégraphique via Londres. Les deux Français sont ensuite reçus par les plus hautes personnalités de la capitale norvégienne. En attendant le départ d’un paquebot pour l’Angleterre, Rolier et Bézier sont logés chez le consul. Ils y reçoivent de nombreux messages de soutien venus de toute la Norvège. Des banquets et des concerts sont donnés en leur honneur au cours desquels l’on entonne les chants révolutionnaires français.
Le 2 décembre, Rolier et Bézier embarquent à destination de Londres sur le North Star sous les clameurs enthousiastes de la foule et au son de La Marseillaise. Le 4 décembre, les deux Français sont dans la capitale anglaise. Le 8 décembre, ils débarquent à Saint-Malo d’un navire en provenance de Southampton. Il ne leur reste plus qu’à rejoindre Tours, ce qu’ils font le jour même. Moyennant quelques détours, il aura fallu aux héros involontaires de ce prodigieux voyage en ballon deux semaines pour parcourir les 200 km qui séparent Paris de la métropole tourangelle ! En réalité, Rolier et Bézier ont, en 14 h 40, très largement battu le record du plus long vol en ballon : 1305 km (à vol d’oiseau) entre Paris et le mont Lid. Un record de distance difficile à battre : il ne sera amélioré que 29 ans plus tard, en 1899, par un vol de 1350 km entre Paris et Västervik (Suède).
L’aventure n’aurait pas été aussi belle si le ballon avait été irrémédiablement perdu. Par chance, il n’en a rien été : l’aérostat a pu être récupéré en bon état près d’une ferme de la commune de Krødsherad, à 90 km au nord-ouest de Christiania. À son bord, les 6 pigeons avaient survécu, protégés du froid par un plaid de Léonard Bézier. Quant aux sacs de courrier et au matériel de bord, ils étaient intacts, ce dont Rolier et Bézier ont été informés lors de leur passage à Drammen. À leur grand soulagement, les deux hommes ont également appris que le sac jeté à la mer avait été repêché par l’équipage de la goélette norvégienne et remis à l’agent consulaire français de Mandal. Mis à part quelques lettres trop détériorées par l’eau de mer, la presque totalité des courriers a pu être acheminée les jours suivants. Tous ces documents constituent aux yeux des collectionneurs des pièces de philatélie d’un grand intérêt.
Un mot sur les pigeons. Sortis sains et saufs de cet étonnant voyage, ils ont été adoptés par Madame Hepp, l’épouse norvégienne du consul général. Quant au ballon, ramené à Christiania, il a été exposé dès le mois de janvier 1871 au sein du parc Tivoli** dans le cadre d’une section intitulée Le bazar français dont le prix d’entrée était destiné à venir en aide aux victimes françaises de la guerre contre les Prussiens. Aujourd’hui encore, la nacelle du Ville d’Orléans fait partie des collections du Musée des Sciences et Technologies d’Oslo. Cette aventure hors du commun inspirera quelques années plus tard à Jules Verne son roman L’île mystérieuse.
* Placée sous domination suédoise en 1814, la Norvège n’est devenue indépendante qu’en 1905. En 1870, l’ambassade était donc implantée à Stockholm, la Norvège ne disposant que d’un consulat général.
** Å ne pas confondre avec le célèbre parc homonyme de Copenhague.
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