Jean-Jacques Beineix (1946-2022), disparition d’un poète de l’image
« Le cinéma doit donner à entendre autant qu’à voir, notait Jean-Jacques Beineix. Entre image et musique se joue une étrange rencontre. Je n’imagine pas un film sans musique, pourtant le silence peut aussi en faire partie. C’est bien souvent dans le silence que naissent les images et avec la musique qu’elles s’animent. Je me sens parfois plus chorégraphe que metteur en scène. »
- Portrait polaroid, par V. De., du cinéaste Jean-Jacques Beineix, le 13 janvier 2001, lors d’une rencontre avec le public dans une Fnac parisienne, pour le lancement de son film « Mortel Transfert ».
C’est avec tristesse que l’on a appris la mort du cinéaste culte de 37°2 le matin adapté du roman éponyme de Philippe Djian, à l’âge de 75 ans, le soir du jeudi 13 janvier 2022, des suites d’une longue maladie (leucémie). Ma première réaction, en apprenant sa disparition, que l’on redoutait (on le savait depuis un bon moment en train de lutter contre la maladie dans son appartement parisien du quartier des Batignolles), a été d’écouter, encore une fois, sur ma sono, le superbe morceau Betty et Zorg, signé Gabriel Yared, bande originale magnifique qui accompagnait ce film générationnel sur un amour passionnel impossible, qui fut le plus grand succès au box-office de son auteur, 3,6 millions de spectateurs en salle, et qui révéla également, au passage, l’actrice Béatrice Dalle, encore inconnue à ce moment-là, dont l’érotisme exacerbé enflamma aussitôt l’écran.
Beineix, poète parisien de l’image, dans ses – seulement – six longs métrages, de Diva (1981) à Mortel Transfert (2001), via La Lune dans le caniveau (1983), 37°2 (1986), Roselyne et les Lions (1989) et IP5 : L’île aux pachydermes (1992), associait avec maestria musique, souvent opératique, et images chiadées. Sachant s’entourer de compositeurs des plus talentueux (Gabriel Yared, mais également Vladimir Cosma ou encore Reinhardt Wagner), ce cinéaste plasticien a créé des films-installations, à l’ambiance envoûtante, la plupart marqués par une dominante de couleur (le bleu pour Diva et 37°2, en ajoutant pour ce dernier le rose !, le rouge avec La Lune dans le caniveau, l’or fauve de Roselyne et les Lions, le vert émeraude avec IP5 puis les teintes froides accompagnant son tout dernier opus), qui restaient longtemps en tête après les avoir vus.
À l’orée des années 1980, avec son cinéma aux couleurs criardes, voire pop, les critiques de cinéma, qui ont souvent eu la dent dure contre lui, comme Serge Daney des Cahiers du cinéma ou Michel Ciment de Positif, l’ont vite rangé, assez paresseusement, du côté de l’esthétique publicitaire, avec une pointe de mépris, pour l’y enfermer définitivement, aux côtés de Luc Besson, de Leos Carax et, plus tard, de Jeunet & Caro ; on parlait aussi du « cinéma du look » ou encore de pur formalisme, vraiment trop proche des clips vidéo et des pubards alors honnis, comme si la pop culture était un vilain mot. Mais, selon moi, c’est justement ce qui faisait sa force : ne pas faire un énième film germanopratin naturaliste, labellisé Nouvelle Vague, à l’intrigue souvent soporifique, mais aller plutôt lorgner, avec humour, panache voire provocation, vers le réalisme poétique de Carné, Renoir et Prévert en mâtinant celui-ci, avec l’intégration dans le récit post-moderne de personnages archétypaux comme sortis tout droit d’une BD, d’une sauce américaine ouvertement pop. Comme l’a dit très justement le critique de cinéma Denis Parent : « On veut du Beineix avec des acteurs, on veut du Beineix avec des personnages qui rentrent dans des lumières bleues, vertes, rouges, les lumières qu’il veut, même en noir et blanc, en sépia, comme il voudra ! On veut cet hyperréalisme. Il y a du Pop Art chez Beineix ! » Eh oui, que l’on se souvienne, par exemple, de la voiture rouge décapotable dans La Lune dans le caniveau ou de la salle de bains-loft de Diva, film assumant pleinement la modernité clinquante de ses décors artificiels, et dont le bleu profond vient directement citer celui de l’imagier de la Figuration narrative Jacques Monory, complétement imprégné, au sein de sa démarche picturale misant sur le séquentiel (souvent des diptyques, triptyques et autres polyptiques), de polars et de films noirs américains.
Jean-Jacques Beineix, comme Besson, Carax et le duo Jeunet & Caro, à qui l’on peut ajouter Jean-Jacques Annaud, et dans une moindre mesure le provocateur Bertrand Blier en figure d’aîné, ont apporté du sang neuf dans le cinéma hexagonal, et ainsi on ne peut que les en remercier. Alors, tout n’était pas toujours complètement réussi, loin de là même, mais, au moins, ils ont eu le mérite d’essayer, au risque, parfois, de rater. Concernant Beineix, il y a, selon moi, certains flottements narratifs regrettables dans un film comme La Lune dans le caniveau, à la distribution internationale des plus impressionnantes (Gérard Depardieu, Nastassja Kinski, Victoria Abril, présenté en ouverture du festival de Cannes), long métrage poseur se regardant, par moments, un peu trop filmer. Et, avouons-le, son dernier film Mortel Transfert, pourtant ambitieux et adulte (traiter de la psychanalyse au cinéma, en mêlant mots et maux), n’est pas loin d’être d’un ennui… mortel.
Par contre, quand c’est réussi, Beineix, quel talent de conteur et de filmeur ! Il existe un univers Beineix, via une volonté démiurgique manifeste : il s’agit d’un authentique créateur d’images, avec Kubrick dans le rétroviseur, ses films, à l’esthétisme revendiqué (rappelons-nous également les superbes affiches les portant), ayant une griffe visuelle immédiatement identifiable. Souvenons-nous, par exemple, des bungalows peints en rose dans 37°2 le matin. Image pop inoubliable, s’accompagnant de beaucoup de sensualité, via le sex-appeal de Dalle, l’animalité fragile de Jean-Hugues Anglade puis le chili con carne, dont on croirait sentir l’odeur traversant l’écran, qui mijote dans la casserole au tout début du film. Diffusé en janvier 2021 sur France 5, à préciser en parlant télé qu’Arte rendra hommage au cinéaste disparu en programmant le 22 janvier prochain à 20h50 37°2, il suffisait de quelques notes de musique, signées Gabriel Yared, pour que la poésie beineixienne se mette en branle, et les souvenirs fusionnant cinéma et vie aussi, avec cette histoire d'amour fou, donc tragique !, entre Betty & Zorg, couple de l’histoire du cinéma devenu mythique (ce film, nommé à l’Oscar du Meilleur film étranger, connaîtra une carrière internationale), prolongeant tous deux, dans leur bulle période bleue et rose, une adolescence rebelle et bohème à vivre comme l'âge de tous les possibles - mon passage préféré du film étant celui où les deux amoureux se donnent le change, en se faisant, pendant un instant (de grâce), les interprètes d’un duo pour deux pianos. Moment inoubliable.
Cette poésie estampillée Beineix, on la retrouve aussi dans la magie à l’œuvre pour filmer l’opéra au sein de son tout premier film, Diva, un opéra-policier !, son plus gros succès au cinéma après 37°2 (deux millions d’entrées en salle sur plus d’un an d’exploitation et quatre Césars remportés en 1982). Sans aucun doute, ce thriller contemplatif loufoque dont l’un des personnages principaux est une chanteuse d’art lyrique, en mettant à l’honneur la Wally d’Alfredo Catalani, air alors très peu connu du grand public, ainsi que la puissance vocale de la cantatrice noire Wilhelmenia Wiggins Fernandez, a entraîné que moult spectateurs se sont mis à aimer l'opéra, qui passe pour un art élitiste (pas faux, au vu du prix des places !), grâce à cette histoire... populaire, et d'auteur à la fois. Donc merci Beineix. On retrouve cette poésie beineixienne également, selon moi, dans le final grandiose de Roselyne et les Lions (ou de la puissance du cinéma comme art total quand il est mis entre les mains d’un véritable artiste), combinant la fougue des fauves dans un zoo de Marseille (le tournage fut des plus dangereux, c’était bien avant les trucages numériques insipides) avec la superbe crinière de feu de la trop rare Isabelle Pasco, puis dans la forêt magnifiquement filmée, avec ses verts profonds et sa canopée vertigineuse, dans l’écologique avant l’heure IP5, hymne à la nature, avec une célébration de l’arbre de vie, doublé d’une quête initiatique où deux jeunes, issus du monde urbain (le graff, le rap), croisent la route du vétéran Yves Montand buriné comme un chêne, y campant le vieux Léon Marcel, son tout dernier rôle au cinéma (l’acteur-chanteur mourra d’une crise cardiaque pendant le tournage, le 9 novembre 1991), les conduisant vers l’amour et une réflexion sur le sens de la vie échappant à tout entendement.
Nul doute, qu’à l’instar de nombre de ses personnages (le jeune postier fou d’opéra et de Cynthia Hawkins, au romantisme échevelé, dans Diva, les écorchés vifs Betty et Zorg de 37°2, les jeunes amoureux dompteurs de fauves de Roselyne et les Lions, le graffeur Tony dans IP5), ce dompteur d’images qu’était Jean-Jacques Beineix était resté, et c’est tout à son honneur au vu de son intransigeance et de son côté électron libre dans le milieu du cinéma (il tenait à son indépendance ayant créé en 1984 sa propre société de production, Cargo Films), un adolescent à vie, à la fois enfant gâté et poète maudit à la Rimbaud, un « cinéaste qui fait bien partie, dixit Denis Parent, de ce mythe de l’adolescence éternelle. » D’ailleurs, soyons clairs, ce très fort caractère, genre ours mal léché, à la solitude altière, lui a joué fâcheusement des tours au cours de sa carrière, un brin avortée, l’intéressé précisant même ceci en 2020 dans les colonnes du quotidien Aujourd’hui en France : « Je suis la somme d’un certain nombre d’erreurs et d’aventures de vie complexes. Je n’ai jamais rien fait pour qu’on m’aime. Ça devient compliqué aujourd’hui de faire un film pour moi parce que je suis un franc-tireur. […] J’ai refusé énormément de choses. La beauté du geste n’intéresse pas les grandes firmes. » Ne tournant plus hélas de fictions depuis 2001, année de sortie de son ultime long, Mortel Transfert, four complet qui l’endettera fortement, faire un film était pour lui devenu, avec son ambition folle, très difficile. Déjà, je me souviens, qu’à l’occasion d’une rencontre avec le public, à laquelle je pris part (cf. photo 1), le 13 janvier 2001 dans une Fnac parisienne pour accompagner la sortie de Mortel Transfert, à la question d’un jeune dans l’assistance qui lui avait demandé s’il pouvait financer son projet de film, Beineix, accompagné par ses actrices Valentina Sauca et Hélène de Fougerolles, avait alors répondu tout de go, et non sans humour : « Vous me confondez avec Luc Besson ! »
N’ayant plus de nouvelles de Jean-Jacques Beineix au rayon cinéma, on en avait heureusement, de temps à autre, à travers la réalisation de (bons) documentaires qu’il faisait pour la télévision (Loft Paradoxe, 2002, Les Gaulois au-delà du mythe, 2013), une formidable expo-rétrospective en 2013, Studio Beineix, consacrée à sa filmographie et aux différentes facettes de sa vie d’artiste (photos, dessins, tableaux, chansons, cf. photo 2) au Musée des Années Trente de Boulogne-Billancourt (92), via un commissariat assuré par Juliette Singer, actuelle directrice par intérim du Petit Palais (Paris), la mise en scène de théâtre (Kiki de Montparnasse, Lucernaire, 2015-2016, biographie musicale) puis l’écriture. Avec Les Chantiers de la gloire, titre en clin d’œil à Kubrick (qu’il admirait, avec Truffaut), il publiait en 2006, chez Fayard, son autobiographie, premier tome de ses Mémoires, revisitant son parcours, lui qui avait commencé par faire des études de médecine avant de préparer l’Idhec (l’actuelle Fémis), ainsi que ses trois premiers longs métrages, Diva, La Lune dans le caniveau, 37°2 le matin. Et tout dernièrement, en 2020, avec son roman Toboggan (éditions Michel Lafon), nourri d’autofiction (autour d’une rupture sentimentale très douloureuse avec une jeune femme), il revenait, avec un côté animal blessé, sur le difficile métier de vivre, l'isolement, la nostalgie d’un bonheur révolu et le temps qui passe, inexorablement, non sans une certaine amertume, façon le mal-aimé à l’âme tourmentée. Au fond, c’était son histoire, celle de la « chute d’un personnage qui a perdu foi en l’humanité » : on peut d’ailleurs voir désormais ce bouquin de 377 pages comme son œuvre-testament.
- Photo (V. De.) montrant le long couloir menant à la piste aux étoiles qu’est la cage aux fauves du cirque dans « Roselyne et les Lions » (1989), scénographie présentée dans l’expo-rétrospective « Studio Beineix » au Musée des Années Trente de Boulogne-Billancourt (92), 4 avril - 29 septembre 2013, commissariat : Juliette Singer.
Pas impossible que Beineix, ce grand amoureux du septième art, ait terriblement souffert également du manque de reconnaissance, à son égard, de la soi-disant « grande famille » du cinéma français, avec en ligne de mire la Gaumont qui avait honteusement détruit les chutes et les doubles de sa maudite Lune dans le caniveau, alors qu’il a longtemps espéré en monter une version longue. Sur Sud Radio, propos repris en juin 2020 par le mook Schnock n°35, La revue des vieux de 27 à 87 ans (page 11), il déclarait encore ceci : « C’est le plus grand chagrin de ma vie… Gaumont stockait les chutes de La Lune dans le caniveau et les a détruites… Ce qui est monstrueux de la part d’un studio. Ce qui est une erreur professionnelle lamentable. Par ailleurs, ils ne se sont jamais excusés, parce que ce sont des gens mal élevés, qui ont le sentiment que les metteurs en scène ont déjà bien de la chance qu’on s’occupe d’eux. C’est ce qui me fait haïr ce système. Ils l’ont pas fait exprès en plus… C’est quelqu’un qui a dit "Ah ben, ça coûte tant par mois, brûlons ça"… Alors qu’il y avait une heure de film montée et la possibilité de faire une version intégrale […]. Le milieu du cinéma, c’est plein de lâches, c’est plein de menteurs, c’est plein de voleurs… Souvent les gens bien partent avant les autres… La trahison, c’est un art qui est à son sommet dans ce milieu. »
Oui, Jean-Jacques Beineix, vous qui avez poussé votre dernier soupir auprès de votre femme Agnès et de votre fille Frida, vous êtes parti bien trop tôt, hélas. Et c’est peu dire que votre cinéma infiniment poétique et majestueusement stylisé, aux accents baroques et oniriques, va cruellement nous manquer.
- Pochette du CD « 37°2 le matin » (1986, Jean-Jacques Beineix), bande originale de Gabriel Yared.
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