L’année 1968 vue et jouée par Robert Wyatt

La plupart des connaisseurs du rock connaissent Robert Wyatt, chanteur, compositeur et musicien d’exception qui commença sa carrière fin sixties dans une orientation song writer qu’on trouve à même époque chez une Nico, un Tim Buckley ou un David Bowie. Mais les destins divergent et les carrières ne se ressemblent pas. Robert Wyatt est connu pour avoir fondé le légendaire Soft Machine, avec une présence soutenue pendant la période 1968-1971 où il enregistre avec ses comparses de la machine molle trois albums, officiant aux percussions et participant aux compositions. Puis finit par les quitter pour cause de divergence esthétique après la tournée de 1971 aux States. Soft Machine s’oriente alors vers une orientation plutôt jazzy et free alors que Wyatt s’associe avec des musiciens pour créer sa formation plus progressive, Matching Mole, groupe majeur et figure marquante, avec Caravan, de l’école de Canterbury. Un dramatique accident en 1973 marque une rupture dans sa carrière. Wyatt se retrouve dans un fauteuil roulant mais avec une force d’artiste authentique, il trouve les ressources pour enregistrer un disque d’anthologie aux ambiances sombres et aux mélodies étrangement belles, le légendaire Rock Bottom, publié sur un label inconnu alors, Virgin. Par la suite, quelques disques supplémentaires sont venus enrichir un répertoire bien fourni, plaçant Wyatt comme l’une des figures importantes de la rock musique contemporaine.
Les fans de Wyatt savaient qu’il était rentré en studio au tout début de l’année 1968 à New York pour y enregistrer quelques démos. Par la suite, on a cru que les bandes étaient définitivement perdues mais c’était sans compter le travail d’investigation mené par le label alternatif et indépendant Cuneiform Records. Ces fameuses bandes ont été retrouvées et sont maintenant disponibles en CD accompagnées d’un livret bien documenté dans lequel on peut lire les confessions de Wyatt lors d’une entrevue récente où il confie ses sentiments d’artiste tout en revenant sur quelques épisodes de cette décennie magique où il fréquenta Jimi Hendrix qu’on retrouve d’ailleurs sur un des enregistrements proposés, non pas à la guitare mais à la basse qu’il emprunta à son comparse d’expérience, Noel Redding. Pour le reste, Wyatt s’est retrouvé seul à chanter, jouer du piano, de la batterie et de l’orgue Hammond, avec comme seul compagnon de studio un ingénieur du son (avec juste quelques discrètes participations de Hopper et Ratledge). Cela confère un côté song writer à l’ensemble et une sobriété permettant d’apprécier les qualités d’artiste et de compositeurs d’un Wyatt débutant mais déjà surdoué et reconnu par la presse branchée de l’époque pour ses prestations à la batterie et son chant rocailleux. Qui ressort parfaitement grâce à une prise de son impeccable accompagnée d’une remastérisation.
Ces démos ont servi de matière pour des enregistrements ultérieurs, notamment avec la Soft Machine ou alors dans l’album solo Ruth Stranger qui succède à Rock Bottom. On y trouve deux « pièces de résistance » composées par Wyatt, étirées sur une vingtaine de minutes, l’une ayant servi dans le second album de Soft Machine et l’autre ayant été jouée sur le double LP Third. C’est le fameux « Moon in June », morceau mythique et authentique madeleine de Proust nous replongeant dans cette année 1968 foisonnante ainsi que celles qui ont suivies. 1968, c’est l’année charnière du rock, avec la généralisation de morceaux étirés en rupture complète avec les standards radiophoniques. 1968, c’est aussi l’année où paraît le controversé Ummaguma du Floyd et où partout dans le monde et notamment en France se déroulent des révoltes étudiantes. C’est cette ambiance d’époque qui transparaît à l’écoute de ce disque constituant un authentique document historique évoquant une face peu connue du grand public, loin des infantilismes de nos beatniks et autres yéyés qui saluent les copains. Wyatt, c’est la face progressive, avant-gardiste et intellectuelle du rock qui commença en 1968, lorsque le psyché fut largement épuisé et qu’il fallait passer à des choses plus sérieuses. A noter une photo dans le livret où apparaissent côte à côte Wyatt et Hendrix, de quoi illustrer à merveille cette musique et replonger dans cette année 68 si riche en événements. Et dont l’atmosphère nous apparaît de plus en plus éloignée en cette année 2014 calamiteuse à bien des égards.
Robert Wyatt, ’68, édité chez Cuneiform Records
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