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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > La chartreuse de Parme : Stendhal, le seul vrai politologue (...)

La chartreuse de Parme : Stendhal, le seul vrai politologue !

Si vous souhaitez échapper aux apôtres de la bien-pensance, mondialiste ou gauchiste, qu’on surnomme aujourd’hui des « politologues », relisez Platon et Aristote… Si vous aimez mieux la politologie romanesque, dans des œuvres un peu plus récentes, plongez-vous alors dans La chartreuse de Parme.

Je précise que la « chartreuse » n’est ni une femme ni une liqueur, mais un bâtiment religieux de Parme, qui existe toujours, et qui sert de décor aux jours finissants du héros. Celui-ci se nomme Fabrice del Dongo, jeune aristocrate italien, à moitié soldat et à moitié ecclésiastique, beau garçon, chevaleresque, audacieux, grand amoureux des femmes et bourreaux des cœurs.

 

Se moquer de la politique c’est vraiment faire de la politique

Pascal disait que se moquer de la philosophie était réellement philosopher. On pourrait en dire autant et même davantage de la politique, telle qu’est apparaît aux yeux des grands observateurs. N’oublions pas, au passage, que notre brave Henry Beyle, dit Stendhal, était diplomate, et qu’il connaissait autant les recoins de l’âme humaine que les corridors ou antichambres des bâtiments officiels, tout murmurants d’intrigues surprenantes, parfois sordides.

Il n’est d’ailleurs de bon politologue que psychologue et sociologue en même temps, et même philosophe. Pour cette raison, on considère souvent Stendhal comme une sorte de Machiavel romanesque du XIXe siècle.

Ce grand farceur de Stendhal nous en avertit d’ailleurs dans une de ces phrases ironiques dont il a le secret : « La politique, dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. » Et force est de constater que la Chartreuse est bourrée d’analyses politiques, de ces « vilaines choses » qui « ont pour théâtre le cœur des personnages ». Références : livre second, chapitre XXIII.

 

La fiction politique, plus vraie que la réalité

Récemment, un influenceur nous avertissait que la fiction devenait un truc de filles, que les garçons, eux, ne lisaient plus que des livres de « développement personnel » ou des « histoires vraies » ; à croire que ça fait viril…

Cela témoigne au contraire de l’immense bêtise de notre époque. Je peine moi-même à convaincre mes lycéens qu’une fiction de génie, même si elle se déroule en d’autres lieux et dans d’autres temps, comme la Chartreuse, nous en apprend beaucoup plus, sur la condition humaine et ses noirceurs, que toutes les non-fictions frelatées d’aujourd’hui ; celles-ci ne sont, pour la plupart, que de la bouillie bien-pensante déguisée en étude « objective ». Quel vilain mot que cet « objectif »… on devrait dire propagande et formatage, ce serait, justement, plus objectif !

La Chartreuse se déroule en effet, après la grande aventure napoléonienne (autrement dit, pour l’essentiel, après 1814) dans une Parme fictive, qui n’est pas l’État (duché) historique (dirigé par Marie-Louise d’Autriche) mais une principauté interlope, où règne assez despotiquement un prince de la maison Farnèse, puis son fils (alors que les vrais Farnèse ont été écartés du pouvoir au XVIIIe siècle).

Bon nombre de lieux, y compris la rocambolesque forteresse où est détenu le héros un certain temps, sont aussi des inventions de Stendhal. La chartreuse, bâtiment bien réel où se retire le héros à la fin du roman, pour y mourir de chagrin ou d’autre chose, raccroche un peu le récit à la réalité historique et géographique… Mais peu importe : tout est vrai dans cette fiction, puisque Stendhal produit des archétypes, des personnages fondamentaux et permanents, dont on peut trouver des versions amoindries à toutes les époques et dans toutes les nations.

Dans la Chartreuse, on voit défiler tous les paradoxes du XIXe siècle, qui sont, en réalité, des paradoxes de tout temps : les grands de ce monde n’hésitent pas à favoriser leurs ennemis, à trahir leurs alliés, le pouvoir n’a d’autres fins que son maintien coûte que coûte, sans aucunes considérations morales, la raison d’État prévaut constamment, même si elle est parfois mal comprise et mal interprétée, certaines affaires se règlent sur l’oreiller, ou avec des promesses d’oreiller, des opposants se révèlent de véritables complices, et vice-versa, le prince Ernest-Ranuce IV est un tyran absolutiste et impuissant, fort avec les faibles, faible avec les forts, etc. Au milieu de ce désordre surnagent quelques grands hommes d’État, comme le Premier ministre des Farnèse, le comte Mosca, ni sot ni méchant homme, mais qui a aussi ses grandes faiblesses et pas forcément les coudées franches. Si vous cherchez bien, vous verrez que bon nombre de nos actualités sont identiques à ces péripéties, même si nos décors sont nettement moins grandioses ou romantiques. En tout cas, le rapprochement Stendhal-Machiavel est une évidence ; Machiavel et Stendhal, et tant d’autres, sont à lire en priorité, sans donner de notre temps aux cuistreries de notre « politologie » bêlante.

 

Un tableau sans pitié du pouvoir judiciaire

Un trait frappe à la lecture de Stendhal, c’est sa vision du judiciaire. D’ailleurs, on reconnaît le grand écrivain – et aussi le Lecteur intelligent – à ce qu’il pense des juges ; si un auteur n’en pense que du bien, fuyez ! Vous avez affaire à un escroc. Dans la Chartreuse, le judiciaire s’incarne formidablement dans une des figures les plus noires, au physique et au moral, du roman : le fiscal général Rassi, excellente trouvaille que ce nom, qui évoque du pain dur, des choses racornies, en français, tout en sonnant italien.

Dans les pays latins, le terme fiscal signifie « procureur » ; c’est encore comme cela qu’on les nomme en Espagne actuellement. Rassi étant « fiscal général », il est la plus haute autorité judiciaire de la petite principauté parmesane, et fait office de ministre de la justice, un titre qui lui est d’ailleurs explicitement attribué par l’auteur vers la fin du roman.

La description que fait Stendhal de ce haut magistrat mâtiné de politicien opportuniste, et sans aucun scrupule, est impayable. Rassi est un sale individu, d’une grande laideur physique, issu de la basse bourgeoisie ; le prince et son Premier ministre le traitent comme un valet de bas étage, n’hésitant pas à l’insulter, voire à lui donner des coups de pied et des gifles (« soufflets »).

Rassi encaisse tous les coups avec une bonne humeur égale, qui lui vaut, avec sa grande connaissance du droit, d’être toujours en place et de ne jamais tomber en disgrâce. Il n’a d’autonomie que pour diriger un peuple de magistrats poltrons, qu’il effraye, dont la tâche consiste surtout à donner quelque apparence légale aux procès intentés par le prince à ses opposants ou à ceux de son propre camp qui le gênent, dont le héros Fabrice del Dongo.

Autrement dit, au gré des circonstances, et en fonction de sa place dans l’échiquier social, on peut s’en tirer avec une décoration et tous les honneurs ou bien enfermé à vie dans un cul de basse-fosse ou bien encore condamné à mort… Avec les tout petits justiciables, domestiques ou paysans, même si le texte les évoque en filigrane, on devine que Rassi est parfaitement autonome, et qu’il se montre impitoyable et des plus cruels. Encore aujourd’hui, cette autonomie scabreuse, c’est ce que notre politologie appelle pompeusement « l’indépendance de la magistrature ». Faut-il en rire ou en pleurer ?

 

To the happy few…

Au lieu d’appliquer le mot « FIN » au terme de son ouvrage, Stendhal emploie cette locution anglaise, qui signifie « aux quelques rares privilégiés ». Il ne s’agit pas là, bien entendu, de privilèges de naissance ou de fortune. Stendhal – un auteur peu lu de son vivant – signale par ces mots qu’il s’adresse à une aristocratie intellectuelle, autrement dit des Lecteurs qui sortent du lot commun. Ce sont donc des romans comme la Chartreuse qu’il nous faut lire pour devenir un peu moins bêtes ; à bon entendeur, salut !

 

Florian Mazé

Auteur de romans d’anticipation

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5 réactions à cet article    


  • Florian Mazé Florian Mazé 15 février 21:36

    ERRATUM : Henri Beyle et non Henry Beyle, vous l’aurez compris !


    • martinez 16 février 17:10

      Cher lecteur, si le Stendhal politologue vous intéresse, je vous conseille aussi son Lucien Leuwen, et sans oublier Le Rouge et le Noir. 

      Très bonne lecture en effet, qui a totalement disparu des programmes. 


      • Laconique Laconique 17 février 10:10

        Merci pour cet article. Ce qui est intéressant avec Stendhal, c’est qu’il était politiquement républicain, anticlérical, mais que ses goûts le ramenaient invinciblement vers le raffinement de l’Ancien Régime :

        « Je m’ennuierais en Amérique, au milieu d’hommes parfaitement justes et raisonnables, si l’on veut, mais grossiers, mais ne songeant qu’aux dollars. Je ne puis vivre avec des hommes incapables d’idées fines, si vertueux qu’ils soient ; je préférerais cent fois les mœurs élégantes d’une cour corrompue.  Il me faut les mœurs élégantes, fruits du gouvernement corrompu de Louis XV » (Lucien Leuwen).


        • Florian Mazé Florian Mazé 17 février 10:24

          @Laconique En effet. D’ailleurs, dans la Chartreuse, le héros éprouve souvent la tentation d’aller changer de vie en Amérique. On trouve une citation, vers le fin du livre, assez similaire à celle de Lucien Lewen :

          « Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre. D’un autre côté,en Amérique, dans la république, il faut s’ennuyer toute la journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu’eux, et là, pas d’Opéra. »



        • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 18 février 10:21

           ’’une fiction de génie, même si elle se déroule en d’autres lieux et dans d’autres temps, comme la Chartreuse, nous en apprend beaucoup plus, sur la condition humaine et ses noirceurs, que toutes les non-fictions frelatées d’aujourd’hui ’’

          >

          « Chaque question possède une force que la réponse ne contient plus. » Elie Wiesel.

          « Dire détruit toujours un peu ce qui était à dire » Brice Parrain

           

          C’est pourquoi je pense qu’un bon roman nous en apprend beaucoup plus qu’un médiocre essai.

           

          Mais vous avez parlé de ’’ non-fictions frelatées ’’.

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