La Crise du monde moderne par René Guénon
La Crise du monde moderne est un livre de René Guénon paru en 1927. Il s’agit probablement de l’un de ses ouvrages les plus lus et commentés. Guénon reste connu pour ses travaux consacrés - entre autres - à l’ésotérisme et à « l’esprit traditionnel ». Dans cette étude, il propose sa critique du monde occidental qu’il accuse d’être devenu « une civilisation proprement antitraditionnelle ». Lors de sa publication, ce livre eut un grand retentissement. Aujourd’hui, il continue d’être apprécié et de faire couler beaucoup d’encre…
Comme de nombreux penseurs lucides, Guénon regrettait que l’Occident ait placé sa confiance dans la science et la matière. A son époque, il pensait que des voix s’élèveraient sûrement contre le scientisme : « C’est ainsi que la croyance à un progrès indéfini, qui était tenue naguère encore pour une sorte de dogme intangible et indiscutable, n’est plus aussi généralement admise, certains entrevoient plus ou moins vaguement, plus ou moins confusément, que la civilisation occidentale, au lieu d’aller toujours en continuant à se développer dans le même sens, pourrait bien arriver un jour à un point d’arrêt, ou même sombrer entièrement dans quelque cataclysme ».
Guénon est mort au Caire en 1951. Il a donc pris connaissance des événements d’Hiroshima et de Nagasaki. Nul doute qu’il médita sur les terribles conséquences de l’usage de la bombe nucléaire. En revanche, il ne put assister à la Conquête de l’espace, et encore moins à l’émergence des GAFAM. S’il était vivant aujourd’hui, je suis intimement convaincu qu’il n’arriverait pas à cette idée : les Hommes désirent faire marcher arrière ou mettre « un point d’arrêt » à ce mythe du progrès indéfini. Effectivement, ils sont de plus en plus nombreux aujourd’hui à nous vanter les mérites de l’Intelligence Artificielle, à commencer par les responsables de Google, Facebook, Tesla, etc.
Pour quelles raisons l’Occident semble-t-il autant épris par les sciences et les progrès techniques ? Pourquoi Guénon définit-il cet espace civilisation comme « antitraditionnel » ? Laissons-le répondre à ces deux questions : il estime que « les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse non-humaine, antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir ». Qui à notre époque peut comprendre et admettre ce discours ?
Dans notre actualité, certaines interrogations conservent toute leur pertinence : l’Occident subira-t-il à court ou moyen terme « quelque cataclysme » pour reprendre l’expression de l’auteur ? Ou ce que nous vivons depuis des années ressemble en fin de compte à ce « cataclysme » annoncé dans les années 1920 par Guénon lui-même ? Il écrit : « Donc, si l’on dit que le monde moderne subit une crise, ce que l’on entend par là le plus habituellement, c’est qu’il est parvenu à un point critique, ou, en d’autres termes, qu’une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu’un changement d’orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d’une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe ». Force est de constater que l’Occident a décidé d’emprunter cette voie et qu’à ce jour, rien ne semble indiquer un changement de cap.
De fait, nous sommes de moins en moins nombreux à être philosophes. Mais qu’est-ce qu’être philosophe ? Guénon répond à cette question en expliquant que « c’est Pythagore qui employa ce mot en premier ; étymologiquement il ne signifie rien d’autre qu’amour de la sagesse ». Cependant, et je l’ai véritablement constaté lors de mes premiers pas dans le monde intellectuel « une philosophie profane, c’est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d’ordre simplement rationnel, prend la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et non-humaine ».
Ainsi, poursuivant ses réflexions il énonce qu’ « on a aussi signalé assez souvent certains traits communs à la décadence antique et à l’époque actuelle ; et, sans vouloir pousser le parallélisme, on doit reconnaître qu’il y a en effet quelques ressemblances assez frappantes ». Au début du siècle dernier, Guénon et bien d’autres intellectuels remarquaient que l’Europe tombait en décadence. Que diraient-ils en 2020, à l’heure où Dieu n’est plus guère qu’un centre d’intérêt parmi d’autres ? Que penseraient-ils des puces que certains s’implantent ? Quelles seraient leurs réactions face au projet d’immortalité mis en avant par différentes firmes multinationales ?
Autre point très intéressant que nous relevons : Guénon n’adopte nullement les vues du discours dominant sur « ce qu’on appelle la Renaissance. Elle fut en réalité, comme nous l’avons déjà dit en d’autres occasions, la mort de beaucoup de choses ; sous prétexte de revenir à la civilisation gréco-romaine, on n’en prit que ce qu’elle avait eu de plus extérieur, parce que cela seul avait pu s’exprimer clairement dans les textes écrits ; et cette restitution incomplète ne pouvait d’ailleurs avoir qu’un caractère fort artificiel, puisqu’il s’agissait de formes, qui, depuis des siècles, avaient cessé de vivre de leur vie véritable ». Il ne faut pas oublier que le terme Renaissance fut fréquemment utilisé par Michelet dans le but de dévaloriser les Temps Féodaux accusés, à tort, d’être une période sombre et obscure.
Dans le but de prolonger son raisonnement, Guénon précise « qu’il n’y a plus désormais que la philosophie et la science profane, c’est-à-dire la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l’ordre le plus inférieur, l’étude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l’accumulation d’hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les unes les autres… »
Chaque jour, nous voyons que le monde moderne se montre littéralement effrayant. Guénon évoque - rappelons une nouvelle fois que ce livre fut publié avant la Deuxième Guerre mondiale - une idée fondamentale chez lui : « Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l’Evangile appelle l’abomination de la désolation ». Ainsi, je ne suis guère étonné de lire sous sa plume le propos suivant : « Or il semble bien qu’il n’y ait plus en Occident qu’une seule organisation qui possède un caractère traditionnel, et qui conserve une doctrine susceptible de fournir au travail dont il s’agit une base appropriée : c’est l’Eglise catholique ». Toutefois, le Deuxième Concile du Vatican est passé par là et chaque jour nous mesurons qu’ « un mauvais arbre ne peut pas donner de bons fruits ».
Il demeure intéressant qu’un converti au soufisme développe cette idée fondatrice : « Ce serait la réalisation du Catholicisme au sens vrai du mot, qui, étymologiquement, exprime l’idée d’universalité, ce qu’oublient un peu trop ceux qui voudraient n’en faire que la dénomination exclusive d’une forme spéciale et purement occidentale ». Il y a du vrai dans cette analyse. Je ne compte plus le nombre de catholiques français que j’ai rencontrés enfermant ou réduisant le catholicisme à une expression européenne, blanche et latine, en oubliant sa richesse multiple et féconde.
D’une manière générale, je ne peux que le rejoindre dans ses critiques circonstanciées et pertinentes à l’endroit du monde moderne et de la civilisation occidentale. Aucune personne objective ne contestera que les sciences d’aujourd’hui sont terriblement éloignées de l’authentique métaphysique. Raison pour laquelle la loi naturelle se voit attaquée chaque jour. De même, Guénon considère que les mathématiques modernes représentent une bien pâle copie des mathématiques pythagoriciennes.
En revanche, dans le contexte des années 1920 et encore plus aujourd’hui, il me semble que Guénon se soit lourdement trompé en opposant un Occident décadent et un Orient dépositaire de l’esprit traditionnel ou gardien des savoirs traditionnels des sociétés d’antan. Pour appuyer mon propos, il suffit simplement de regarder la décadence réelle des sociétés orientales ou musulmanes constatée depuis plusieurs décennies, si ce n’est même bien plus longtemps. Cependant, il est vrai qu’une société ne reconnaissant aucun principe surnaturel ou supérieur ne peut que conduire à l’abîme. Contre ce monde moderne en crise, il convient naturellement de se révolter ! Ce livre peut y contribuer à condition de pas céder aux sirènes du syncrétisme philosophique et religieux, tentation à laquelle Guénon succomba…
Franck ABED
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