La culture geek
Quand les entreprises d'électronique et d'informatique se sont massivement installées en Californie pour y trouver un cadre de vie agréable, elles étaient loin de penser qu'elles allaient créer un phénoméne culturel majeur. En concentrant ingénieurs, scientifiques et technicien au sein d'une petite zone géographique, elles ont permis l'émergence d'une contre-culture qui fut longtemps confidentielle. Depuis l'arrivée d'Internet, cette culture a une influence de plus en plus grande sur le monde au point de ne pouvoir être ignorée.

Cela vient d'où ?
A l'origine la culture geek est un phénoméne californien qui s'est produit dès les années 70, soit bien avant l'internet pour les masses. La californie est le premier endroit du monde où une concentration suffisante d'ingénieurs et de techniciens a été atteinte pour qu'une véritable culture commune puisse émerger. Cette nouvelle culture, née parmis les pionniers qui bricolaient des ordinateurs dans leur garage va à la fois aider à l'intégration de nouvelles recrues dans la profession, et participer à un changement technique, social et culturel de grande ampleur.
Or, si les médias parlent souvent des merveilles technologiques issues de ces ingénieurs, ils oublient leur principale création. Une culture originale, au départ "underground", mais qui, contre toute attente a eu une influence énorme sur la culture des sociétés occidentales.
La culture geek, pour les nuls !
Tout d'abord il faut rappeler que tous les membres d'une même culture ne sont pas des clones, et que par exemple tous les français ou tous les catholiques ne sont pas similaires. L'exposé qui va suivre sera donc forcément incomplet ou ne collera pas forcément parfaitement aux personnes que vous connaissez, mais les grandes lignes sont là.
La culture geek est fortement influencée par les sciences et la technique et par l'idée qu'elles peuvent rendre le monde meilleur. C'est une conséquence directe de leur profession. Or, le principal obstacle à la pratique des sciences et de la technique est l'abscence d'informations. Dans la plupart des cas, le fait technique est moins merveilleux une fois que l'on sait comment il fonctionne mais cette information n'est pas toujours de notoriété publique et l'obtenir pouvait être difficile. En clair, le monde pourrait être meilleur si l'information circulait librement ce qui permettrait aux gens d'avoir des connaissances (la version maîtrisée de l'information) et de l'utiliser pour améliorer l'état de l'art des sciences et techniques.
Et on en arrive donc au dogme principal de la culture geek : La circulation de l'information doit être la plus libre, la plus efficace et la moins chère possible. L'opposition au droit d'auteur et la défense d'une certaine gratuité sur internet viennent de là. Le piratage est simplement un moyen plus efficace de faire circuler la culture. Mais ce dogme vient se connecter à un autre dogme, universellement reconnu dans la société américaine : La défense de la liberté d'expression sans aucune limite. Et cela permet de connecter cette nécéssité technique (la circulation de l'information à but utilitaire), à divers principes philosophiques. Le logiciel libre procède du même phénoméne : La circulation des sources est pour ainsi dire plus "efficace" que le modéle de développement avec des sources fermées. Mais là aussi, des personnes influentes comme Richard Stallmann ont créé un cadre moral qui justifie pourquoi le logiciel doit être libre.
Ce dogme étant posé, revenons aux conditions initiales de cette population d'ingénieurs. Ils étaient à l'origine relativement isolés et pris pour des fous excentriques par le reste de la population. Et dans le même temps on leur reprochait de ne pas obéir à certains codes sociaux dont ils ne voyaient pas l'intérêt. Le reste de la population justement enseignait ces codes sociaux a ses enfants (par exemple mettre un costume, avoir un diplôme, connaitre les notables de la ville, etc...) et leur enseignait que la maîtrise et le respect des codes sociaux leur permettrait de réussir et d'avoir pouvoir et argent dans la société. Pour la population de geeks, au contraire, une autre version des faits est venue combler leur manque de maîtrise des codes sociaux : "Peu importe les codes sociaux, avec des connaissances, tu pourra accomplir des miracles et tu aura alors le pouvoir, peu importe ta tenue vestimentaire, ta race ou ton orientation sexuelle". C'est exactement comme cela que cela s'est passé. Les entrepreneurs de la Sillicon Valley tombent le costume. Et ils disent au monde : On a réussi parce que l'on a la meilleure technologie. (Même si derriére, il y avait parfois de vrais businessmens qui faisaient cela par calcul).
De là est venue une certaine dérive, puisque certains ont commencé à considérer que le monde devait être une méritocratie jugée sur les seules connaissances. En clair votre "valeur sociale" dépendrait de vos connaissances et compétences (souvent au strict sens technique du terme). La réussite prodigieuse de certains entrepreneurs malgré leurs handicaps initiaux ont offert de combler la mythologie. Lorsque l'on voit les internautes français célébrer la sortie de Free Mobile, ils ne célébrent pas que des prix. Martin Bouygues et sa métaphore des "romanichels sur la pelouse" a fait le reste. Free est l'histoire d'un autodidacte entouré d'une équipe de geeks qui a secoué l'ensemble de la pyramide sociale et déboulonné une noblesse de diplômes grâce à ses compétences.
Les geeks sont-ils politisés ?
Il n'est pas question d'assigner ici un parti politique au geek, ceci n'existe pas. Certains sont de gauche, d'autre de droite. Par contre, deux mouvements politique que tout sépare en apparence ont eu une influence très importante sur cette culture. Et même les geeks qui ne se réclament pas de ces mouvements politiques (voire les détestent) ont été influencés par eux.
Tout d'abord le marxisme et en particulier l'idée que la structure de la société est liée à son avancement technologique. Car le dogme principal comme quoi la technique améliorerait le statut social de l'homme est bel et bien un des pilliers du marxisme ce qui explique en partie l'important investissement de l'URSS dans la science et la technologie. Au-delà du rôle de la technique, le communisme promouvait une idéal du partage et de la connaissance que l'on retrouve dans de nombreuses réalisations. Le refus du monde marchand que l'on trouve dans une partie de la communauté vient probablement de ces origines marxistes.
Mais si le marxisme a largement influencé les geeks, le libertarianisme en apparence totalement opposé au marxisme a eu un rôle encore plus grand. Cette philosophie politique est profondément ancrée aux USA via les textes des pères fondateurs de la nation américaine. De fait, même si elle n'est plus représentée en tant que telle dans le jeu politique américain, un pourcentage de la population allant jusqu'à 20% se dit libertarien.
Parmis les geeks qui s'affirment libertariens, on trouvera entre autres : Eric Raymond (théoricien du mouvement Open Source), Jimmy Wales (Wikipedia), Peter Thiel (Facebook, Napster, Paypal).
La premiére chose à savoir c'est que beaucoup étaient libertariens car le libertarianisme était compatibles avec leurs valeurs comme la défense à tout prix de la liberté d'expression. Dans le même temps, les régulations imposées par l'état étaient vu comme des freins au développement de la technique ET des freins à la circulation de l'information. Par exemple, bricoler un émetteur radio était à la portée de n'importe qui mais il fallait une licence pour émettre. Là aussi, le refus de toute intervention de l'état par le libertarianisme ainsi que le fait que cette philosophie politique se refuse de juger les citoyens d'un strict point de vue moral ont fait qu'elle était très compatible avec les geeks. Cela explique la sur-représentation du libertarianisme dans la population de geeks américains.
Les geeks, le partage et l'altruisme
Pour les non initiés, le monde geek est étrange. L'open-source est censé permettre la gratuité mais des gens comme Linus Torvalds sont millionnaires. En fait, la plupart des développeurs d'open-source sont rémunérés pour leur travail et ils le sont à des niveaux de salaires souvent peu différents de celui auquel ils seraient payés s'ils travaillaient pour un éditeur de logiciel équivalent. La notion de partage n'est donc ici pas économique. En fait le business y est plus que toléré.
Faire de l'argent n'est pas vu comme mal si celui ci n'est pas réalisé grâce à une protection indument accordée par l'état. En clair, faire de l'argent avec le droit d'auteur en bloquant l'accès à l'information est vu comme mal, mais violer le droit d'auteur et faire de l'argent en se financant par la publicité (megaupload) n'est pas vu comme mal par une grande partie de la communauté. Mais si quelqu'un trouve un moyen d'utiliser le site en bloquant les pubs, ce n'est pas non plus considéré comme mal.
Cet altruisme est étrange et n'en est pas vraiment un : Avec l'Open Source, les geeks ne sont pas pénalisés financiérement. On a toujours besoin de quelqu'un pour écrire la premiére version d'un programme et pour le maintenir. Et ce quelqu'un continuera de toute façon à être payé. La libre circulation du code rendra son travail plus efficace et lui évitera de réinventer la roue. Cet altruisme se fait en réalité aux dépens de tous ceux qui vivaient sur la reproduction des programmes sans être programmeurs eux mêmes. Mais comme dans la méritocratie geek, ceux-ci n'ont pas de connaissances et donc peu de valeur, ce n'est pas forcément vu comme un mal. Avocat, Businessmens et service marketing sont souvent vus comme des gens improductifs qui ne doivent leur statut social qu'à une protection indument offerte par l'état (droit d'auteur ou droit des brevets). Là encore, on retrouve l'influence du libertarianisme et du marxisme : La connaissance technique est le bien (elle permet de produire des biens selon le marxisme), la protection accordée par l'état est mauvaise (libertarianisme).
Quand la culture geek rencontre la culture mainstream
Au départ la culture geek est très underground. Elle est l'apanage uniquement des ingénieurs de certaines disciplines (principalement électronique et informatique) et se rencontre autour des grands campus universitaires. A ce moment, ce que faisaient ces ingénieurs concernait la sphère du travail et de la productivité. Pas de quoi intérésser l'ensemble de la société.
Mais dans les années 90, le fruit de leur imagination prend le monde par surprise : Internet et tout ce qui va avec sont là. Il est impossible d'y résister. Du téléchargement de musique en peer to peer, aux sites de rencontres et messagerie, de nombreuses personnes jusque là non touchées deviennent un peu "geek" sans le vouloir. Lorsqu'elles partagent de la musique ou publient sur des blogs, elles adoptent naturellement l'idée que "toute information doit être libre".
Les excentricités de la "nouvelle économie" donnent quant à elles l'image d'un monde où effectivement la connaissance est le pouvoir. Et cela continue après l'éclatement de la bulle. Prenez par exemple Mark Zuckerberg, il n'était pas destiné dans l'ancien monde à devenir PDG d'une multinationale. Mais il l'est devenu. Son image et ce qu'elle véhicule comme idée du pouvoir passe dans la culture contemporaine au travers du film "The Social Network". Plus récemment, l'arrestation de Kim Dotcom (Megaupload) a montré l'image d'un informaticien obèse, fan de jeux vidéo aux commandes d'un réseau dont le chiffre d'affaires était estimé à 150 millions de dollars. Le côté controversé et sulfureux de cette arrestation participe à la légende : Un combat moderne de David contre Goliath ou Goliath est l'ancien système de droit d'auteur et David passe pour un maffieux un peu glamour qui utilise la technologie là où d'autres utilisaient des fusils. En effectuant une mission de robin des bois, il prive les ayants droit d'un monopole jugé injustifiable. Et comme expliqué plus haut, le fait qu'il fasse de l'argent n'est pas vu comme un grand mal. Il est "utile" car il facilite la circulation de l'information et sa publicité tant que ceux qui savent peuvent la bloquer n'est pas vue comme une contrainte.
Au niveau géopolitique, les révolutions arabes accréditent l'idées que le pouvoir de la technologie permet au peuple d'être plus fort que les tyrans. L'utilisation de la technologie comme force motrice du changement social vient de rentrer dans les livres d'histoire. Cette vision où la technologie et la connaissance donne le pouvoir n'est alors plus que l'apanage des utilisateurs du réseau, certes nombreux. Elle concerne maintenant l'ensemble de la société.
Il est également très intéressant de constater l'excellente prestation de Ron Paul aux primaires républicaines et son score particulièrement important parmi la jeune génération. Le libertarianisme, qui était enraciné dans la culture américaine mais absent du débat politique depuis 50 ans revient en force véhiculé par une population jeune, et fortement connectée.
La plupart des changements sociologiques intervenus depuis la fin des années 2000 sont ainsi liés à cette collision entre la culture geek et la culture dominante des pays occidentaux. Cela produit un stress social énorme et déstabilise des institutions parfois centenaires comme le droit d'auteur. Ces institutions souvent bien connectées politiquement réagissent avec une grande violence, ce qui explique les tentatives malheureuses de législation sur le droit d'auteur et les réponses comme Anonymous. Avec l'arrivée d'une génération qui a toujours été connectée dans la vie active, des conflits arrivent également dans l'entreprise ou les DRH se plaignent de la difficulté de travailler avec "la génération Y" (la population née après 1980). Avec des repères sociaux et politiques complétement différents, cette génération qui a absorbé souvent inconsciemment de nombreux points de la culture geek ne comprend plus l'ancien monde, alors que les politiques ne comprennent pas le nouveau. Faute de médiation rapide, des conflits sociaux d'une nature nouvelle sont inévitables.
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