La grande illusion, de Jean Renoir : un hymne à la fraternité
Mes analyses personnelles de classiques du septième art se poursuivent. Renoir, après La règle du jeu, est de nouveau à l’honneur avec La grande illusion, (1937). La grande illusion
: un thème universel. En 1958, un classement, établi à Bruxelles par un
jury international réunissant plus d’une centaine de critiques, plaçait
La grande illusion parmi les 12 meilleurs films du monde. Prix
spécial du jury international de Venise en 1938, il fut reconnu
meilleur film étranger à Hollywood la même année, d’une part parce
qu’il constituait un hymne à l’égalité et à la fraternité, à portée
universelle, d’autre part grâce à sa richesse idéologique. Un hymne à
l’égalité et à la fraternité : l’intrigue de ce film, dont Roosevelt
disait que « tous les démocrates du monde doivent le voir », laisse
déjà entrevoir l’importance qu’il pouvait avoir pour lesdits
démocrates. En 1916, sur le front allemand, deux officiers français, le
capitaine d’état-major de Boïeldieu (Pierre Fresnay), et le lieutenant
d’aviation Maréchal (Jean Gabin), se retrouvent prisonniers dans un
oflag. Ils ont pour compagnon de captivité un instituteur (Jean Dasté),
un acteur (Carette) et un Juif, Rosenthal (Dalio). Les différences de
classe sont oubliées, et la vie s’organise de manière plus agréable,
grâce à la tolérance des geôliers. Tous ne rêvent pourtant que de
liberté. Rosenthal et les deux officiers sont transférés dans une
forteresse, commandée par Rauffenstein, un aristocrate de vieille
souche. Ce dernier traite avec un égard particulier son homologue
français, tout en faisant régner une stricte discipline. Maréchal et
Rosenthal parviendront pourtant à s’évader, grâce à la complicité
active de De Boïeldieu, qui commettra un acte désespéré afin de sauver
les siens. Rauffenstein se verra alors contraint de l’abattre. Les
fuyards, à bout de forces, seront hébergés quelques jours par une
paysanne allemande, avant de franchir la frontière suisse. Après Les bas-fonds, Renoir renoue avec un sujet personnel. La trame en a été en effet inspirée par le
général
Pinsart, qu’il avait connu en 1916, alors que, futur réalisateur, il
servait dans l’escadrille C64. Pour ce film sur la guerre, il réunit
des acteurs aussi prestigieux que Jean Gabin, Pierre Fresnay, Marcel
Dalio, et Erich Von Stroheim, et des interprètes à l’image de leurs
personnages : radicalement différents par leur nationalité comme par
leur personnalité, mais unis par un projet commun . Le premier plan est
celui d’un disque qui tourne, avec Gabin qui chante Frou-Frou, puis ce
sont des Allemands qui écoutent une valse de Strauss, qui remplace le
chant français. Si les deux univers sont d’abord confrontés et mis en
parallèle, ils ne cesseront ensuite de se croiser. Ici, l’uniforme unit
des hommes de toutes origines sociales, mais il semble néanmoins que
cette origine sociale et la complicité qu’elle crée dépassent les
frontières, et même celles de l’ennemi ; il semble seulement, car c’est
finalement le patriotisme qui triomphera, même si « le film montrait
que la véritable réalité de l’histoire ne résidait pas dans les
conflits entre nations mais dans la lutte des classes ». Ainsi les deux
officiers, Rauffenstein et de Boïeldieu, ont des connaissances communes
: un cousin de ce dernier attaché militaire à Berlin, et « Fifi de chez
Maxim’s ». Les liens apparaissent donc plus proches entre deux
officiers ennemis issus de l’aristocratie qu’entre les soldats d’une
même armée. Le film dépasse le simple récit de prisonniers préparant
une évasion, pour montrer qu’au-delà des frontières, la fraternité
entre les hommes ne relève pas d’une quelconque utopie, que les idées
du Front populaire n’étaient pas si illusoires. « Les frontières sont
une invention des hommes, la nature s’en fout », dit l’un des
personnages. La grande illusion frappe en effet par l’attention
accordée aux individus, et cela, quelle que soit leur nationalité. En outre, chacun témoigne d’un profond respect pour l’ennemi, les Allemands
sont gentiment moqués, ils ne sont jamais considérés comme
tortionnaires. Les officiers de carrière allemands et français font
assaut de courtoisie, d’amitié et d’estime réciproques. Quant aux
simples soldats, ils entretiennent les meilleures relations amicales
avec leurs geôliers. « J’avais le désir, dit Renoir, de montrer que
même en temps de guerre, des combattants peuvent rester des hommes. »
Le patriotisme
reprend
néanmoins le dessus quand les soldats français et leurs alliés
britanniques chantent la Marseillaise, au milieu de la pièce de théâtre,
quand Maréchal vient annoncer la libération de Douaumont. Le décalage
entre le lieu et la solennité du chant renforce l’expression du
patriotisme dans la scène. Les différents personnages cherchent à
exprimer leur croyance profonde dans l’égalité et la fraternité,
par-delà les clivages sociaux et les luttes fratricides, et à montrer
que « même en temps de guerre les combattants peuvent rester des hommes
». Pour certains, cette fraternité préfigurait celle de la Résistance.
Les frontières semblent être alors une abstraction absurde. Si La
grande illusion est un véritable plaidoyer pour la paix et pour la
fraternité triomphant des classes et du nationalisme, le titre suggère
pourtant que ces espoirs ne sont qu’illusoires, et la gaieté qui émane
parfois du film devient alors une dérision mélancolique. Richesse, et
ambivalence idéologique. Si Roosevelt déclara : « Tous les démocrates du
monde devraient voir ce film », en revanche Goebbels le désigna comme «
l’ennemi cinématographique numéro un », et l’Italie de Mussolini le fit
interdire. En France, il figura parmi les meilleures recettes de 1937,
la population souhaitant peut-être plus que jamais croire que la guerre
est une grande illusion, à l’exemple de Renoir qui expliquait ainsi le
titre de son film : « La grande illusion est un titre qui m’a beaucoup
charmé. Il n’a trouvé sa signification qu’après. D’ailleurs, on ne voit
le sens d’un
film que lorsqu’il est tourné. Mais il me semblait qu’il représentait
bien que la guerre est une grande illusion. Ce film était pacifiste
avant de démarrer. » L’ambivalence provient d’abord du titre, qui
donnera lieu à trois interprétations différentes. La première
interprétation est nationale, Renoir se montrerait patriote. La seconde
lecture serait pacifiste : les prisonniers sont correctement traités,
les geôliers se montrent sensibles, les gardes-frontières ne tirent pas
sur les deux évadés qui viennent de passer en Suisse et dans ce
contexte un Français et une Allemande peuvent s’aimer. Enfin, la
dernière approche est idéologique : certes, tous les personnages sont
sympathiques et valorisés, mais la lutte des classes n’en est pas
démentie pour autant. Boeldieu est plus proche de Rauffenstein que de
l’ouvrier Maréchal ou du banquier Rosenthal. Celui-ci va pourtant au
Fouquet’s ou chez Maxim’s, mais il reste du monde des affaires,
étranger à l’aristocratie. La guerre peut rapprocher des individus que
tout séparait, mais provisoirement. Ainsi Maréchal fait remarquer à De
Boïeldieu : « Mais enfin vous ne pouvez rien faire comme tout le monde.
18 mois qu’on est ensemble et on se dit encore vous. », ce à quoi ce
dernier répond qu’il vouvoie sa femme et sa mère. La richesse
idéologique du film tient dans son ambiguïté, et pas seulement celle de
son titre, qui peut donc autant évoquer l’illusion de la paix que
l’illusion de la guerre, une vision radicalement pessimiste ou plus
optimiste. Ni la gauche, ni la droite ne sauraient le revendiquer,
comme elles ont tenté de le faire. Le film fut applaudi, de l’Humanité à
l’Action française, et il fut accepté à gauche et à droite comme un chef
d’œuvre, par le public et par la critique. La presse de gauche salua La
grande illusion comme « une œuvre pacifiste qui militait en faveur du
rapprochement entre les peuples » . Le film montrait alors que la
véritable réalité de l’histoire ne résidait pas dans les conflits entre
nations, mais dans la lutte des classes, et que, par conséquent, la guerre
n’avait pas de raison d’être. La grande illusion est alors celle selon
laquelle la fraternité des combats signifierait la fin des antagonismes
sociaux. « En somme chacun mourrait de sa maladie de classe, si nous
n’avions pas la guerre pour réconcilier tous les microbes. » À défaut
d’antagonisme, l’uniforme ne parvient pas à annihiler toute différence.
Ainsi pour Maréchal : « Boeldieu ? Je l’aime bien, mais c’est pas la
même éducation, il y a un mur entre nous », ou encore : « Décidément, les
gants, le tabac, tout nous sépare ». Pour Jeanson : « La dernière
guerre n’est pas la dernière en date (?) Les personnages de Renoir, eux
,vivent en pleine grande illusion. Et puis Renoir montre autre chose,
il nous montre que la lutte des classes ne meurt pas à la guerre, et que
l’union sacrée est un abus de confiance ». Renoir, en se souvenant de
son passé d’ancien combattant, a avant tout voulu nourrir l’œuvre de son
pacifisme. Pour lui, les « Français de ce film sont de bons Français, et
les Allemands de bons Allemands. Il n’a pas été possible de prendre
parti pour aucun de mes personnages. » Le film n’est d’ailleurs pas
manichéen, comme son sujet, et l’ambiance qui régnait alors, auraient pu
l’y inviter, à l’image de l’opposition qui divisait alors la France et
l’Allemagne. À l’aube de la seconde guerre mondiale, cette œuvre
idéaliste est apparue comme une mise en garde. On retrouve dans le
film toute l’ambivalence de la période de l’entre-deux guerres.
L’habileté du réalisateur est d’avoir confié les rôles principaux aux
acteurs emblématiques du moment, particulièrement bien définis et
dirigés, qu’il s’agisse de la raideur de Rauffenstein, accentuée par sa minerve, ou du bon
sens de Maréchal, qui correspond au Français moyen d’alors : bourru au
cœur d’or et au patriotisme indéfectible. Rosenthal témoigne, quant à
lui, de l’assimilation réussie de la communauté juive au sein de la
société française, au moment même où le Reich nazi professe
l’antisémitisme. Boeïldieu symbolise une aristocratie en déliquescence,
qui ne peut pas se reconnaître dans un monde où l’honneur semble tombé
en désuétude. « Tout se démocratise », déplore-t-il ainsi. Et c’est
cette amertume d’une aristocratie moribonde qui semble lier d’amitié
les deux officiers, une amitié que de Boeïldieu explique ainsi : «
Parce que vous vous appelez Boeïldieu, officier de carrière dans
l’armée française, et parce que je m’appelle Rauffenstein, officier de
carrière dans l’armée allemande. » À la veille du second conflit
mondial, on peut aussi y déceler un certain antisémitisme et certains
lieux communs : Rauffenstein évoquant ainsi « la parole d’honneur d’un
Rosenthal et celle d’un maréchal », ce à quoi Boïeldieu rétorque : «
elle vaut la nôtre », ou encore Maréchal disant, sur le ton de la
colère, certes : « D’abord j’ai jamais pu blairer les Juifs », une
phrase qui prend une étrange résonance à cette période. Il le saluera
ensuite d’un « au revoir, sale Juif. » Les critiques de la Libération
ont été choqués, craignant de déceler un certain antisémitisme. « Nous
ne devons pas juger ces personnages avec l’esprit de 1937 », écrivit
Jeanson après la première. « Il serait encore faux de les juger avec
celui de 1946, malgré le traumatisme des années de guerre et
d’occupation nazie. » Rosenthal est par avance le frère ou le double du
La Chesnaye de La règle du jeu. Rosenthal est ici un riche et complexe
fils de banquier juif : « Né à Vienne , capitale de l’Autriche, d’une
mère danoise et d’un père polonais, naturalisé français. » Ainsi, comme
l’a montré François Garçon, «
l’esprit
de Pétain-antisémitisme, anglophobie, racisme, etc.- se trouve dans le
cinéma d’avant-guerre », citant ainsi La grande illusion. Rauffenstein
estime encore que ce sont de « jolis cadeaux de la Révolution française
». Renoir se garde de ces leçons de morale. À la veille du second
conflit mondial, en laissant entendre que la guerre de 1914-1918
pourrait être la dernière, Renoir adresse un message d’espoir et de
fraternité, qui fut donc très diversement accueilli, et qui pourrait se
résumer dans cette phrase de Rosenthal : « Les frontières, ça se voit,
c’est une invention des hommes, la nature s’en fout ». La guerre se
rapproche pourtant inéluctablement, et Renoir semble y faire
implicitement référence dans les paroles de Maréchal : « C’est pas la
musique, c’est pas les instruments, c’est le bruit des pas », des pas
qui sont aux portes des frontières. Enfin, la richesse n’est pas
seulement idéologique, Renoir faisant une nouvelle fois preuve de
virtuosité dans la réalisation, mais aussi de références, Dalio faisant
penser à Chaplin, comme dans la scène finale où sa démarche imite celle
de Charlot. Sandra Mézière
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