La philosophie entre-soi

Frédéric Worms, La philosophie en France au XXè siècle, folio
C’est un livre original et important que nous offre, directement en poche, Frédéric Worms, spécialiste de Bergson et de la philosophie du vivant. Autant le dire tout de suite, cette histoire n’est pas du tout mon histoire, ignorant tout un pan de la philosophie française contemporaine mais son découpage en moments philosophiques n’est pas sans intérêt même s’il est bien sûr contestable et partial, privilégiant ses propres thèmes. En révélant l’autonomie relative du champ philosophique et son caractère autoréférentiel (ou relationnel), il fournit de nouveaux éclairages sur quelques philosophes et donne cohérence à la trajectoire d’une French theory qui ne peut malgré tout être déconnectée qu’artificiellement de la philosophie allemande en particulier. Le plus fascinant pourtant, c’est de retrouver, malgré la volonté expresse d’y échapper, une histoire strictement hégélienne de la philosophie après Hegel, avec les thèmes qui se répondent et se déplacent d’une période à l’autre : l’histoire, le processus, la dialectique, le négatif, la mort, le concept, etc.
Je ne vais pas faire un véritable compte-rendu du livre mais plutôt revenir sur ce qui m’a le plus frappé, non pas le tournant du siècle mais l’enjeu des philosophies du concept (Cavaillès, Canguilhem) et même la réévaluation de Camus comme philosophie de la mort (suicide et révolte logique). Sur Derrida, je serais plus interrogatif. Ces regards rétrospectifs qui embrassent notre passé sous un point de vue unilatéral ne se justifient qu’à se projeter dans le futur, analysé ici comme celui de la philosophie du care, de la vie et de l’écologie.
Le XXe siècle philosophique en France a connu trois moments principaux : le moment "1900" (des années 1890 aux années 1930), avec le problème de l’esprit ; le moment de la "Seconde Guerre mondiale" (des années 30 aux années 60), avec le problème de l’existence ; le moment des "années 60" jusqu’au tournant des années 80, avec le problème de la structure et qui conduit, par une rupture nouvelle, au moment que nous vivons.
Il est certain qu’il y a des modes philosophiques, ce qui ne doit pas laisser d’étonner, témoignant du fait que la conscience-de-soi et la philosophie sont strictement dépendants des autres (avec lesquelles elles dialoguent) et de leur temps (on ne peut dépasser son temps). Notre horizon est donc très limité, sans aucun accès à l’être mais dans un processus cognitif progressif et dialectique (qui progresse par la critique du moment précédent et l’inversion de ses valeurs). Ainsi la rupture de 1930 illustre le passage des philosophies de l’esprit à celles du concret et de l’existence par la trilogie : La Trahison des clercs de Julien Benda (1927), La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Georges Politzer (1929), Les chiens de garde, Paul Nizan (1932).
L’histoire de la philosophie, en illustrant les changements philosophiques, les différences entre les principes selon les époques, donne accès à un réel, le réel de nos limitations historiques, dans la pensée (la culture), et des retournements dialectiques. C’est en quoi l’histoire de la philosophie est une initiation indispensable au travail de la pensée. Le découpage en moments philosophiques a au moins l’avantage d’éclairer les penseurs du passé par leur contexte. L’inconvénient est de tomber dans le journalisme en surévaluant notamment les prétendus "nouveaux philosophes" et leur pauvre droit-de-l’hommisme comme s’il suffisait d’avoir occupé la scène pour faire partie de l’histoire de la pensée. Il est bien sûr amusant de devoir se défendre de tout a priori hégélien d’une histoire en progrès au profit d’un simple déplacement du sens, pour retrouver finalement dans le concret des textes la dialectique négative d’un savoir en progrès. On ne s’en plaindra pas puisque cela vaut beaucoup mieux qu’une histoire dogmatisée dont on connaîtrait déjà la fin !
D’une certaine façon, on trouve chez Cavaillès, tel qu’en rend compte justement Frédéric Worms, l’interrogation sur cette histoire conceptuelle avec ses coupures épistémologiques et ses paradigmes qui vont bien au-delà de la conscience individuelle sans pouvoir se passer de son intervention dans un processus qui la dépasse, ce dont témoigne précisément le discours scientifique. Comme pour Canguilhem, Frédéric Worms arrive ici à nous donner toute la mesure de l’importance d’une oeuvre aride de philosophie des mathématiques, philosophie du concept opposée aux philosophies de la conscience, philosophie de la nécessité dont il n’était pas si facile de comprendre les implications morales qui avaient pu mener Cavaillès à participer activement à la Résistance jusqu’à sa mort en "héros".
Le problème rencontré par Cavaillès dès les premières lignes est, nous semble-t-il, le suivant : il est impossible de rendre compte de la science par une philosophie de la conscience, et cela (telle est en réalité la source du problème) malgré un lien apparent, qui peut donc cacher une difficulté réelle.
Le point trop souvent inaperçu, et pourtant absolument décisif, porte sur le lien qui semble exister entre la science et la conscience.
C’est lui, en effet, qui préoccupe les philosophes, de Kant au moins à Husserl, justement. S’il y a un lien, c’est parce que la nécessité qui caractérise la science, ou la démonstration en général, est une nécessité non pas donnée mais produite, on dira une nécessité d’enchaînement ou d’engendrement (Cavaillès, à la fin du texte, dira "génératrice" ou "dialectique").
Il s’agit d’une nécessité qui, du même coup, semble supposer en son coeur un "acte" de production, apparemment indissociable d’un acte subjectif et temporel. Le lien entre la science et la conscience ne repose donc pas seulement sur la nature "psychologique" des faits de conscience en général (...) On n’expliquera pas psychologiquement les mathématiques. Mais il reste le problème de l’engendrement, qui demeure apparemment subjectif, de la nécessité proprement scientifique. p256-257
On voit se dessiner ce que serait la "philosophie du concept" : c’est une philosophie de la nécessité, non pas comme nécessité naturelle ou donnée, mais comme nécessité produite ou construite, une philosophie non pas de la nature mais de la science, comme engendrement synthétique.
"Ce n’est pas une philosophie de la conscience, mais une philosophie du concept qui peut donner une doctrine de la science. La nécessité génératrice n’est pas celle d’une activité mais d’une dialectique". p263
On peut y voir une définition rigoureuse et un approfondissement du concept d’histoire hégélienne comme processus cognitif où le subjectif intervient par son acte dans ce qui reste un progrès nécessaire largement indépendant de l’acteur (c’est la "ruse de l’Histoire"). Tout le monde croit pouvoir réfuter avec vigueur ce progrès de l’histoire, qu’on peut constater pourtant dans les sciences au moins.
On peut ajouter, qu’avant de trouver un échappatoire dans le divin (comme Nabert, Lévinas, Ricoeur) Simone Weil étendra cette expérience pratique de la nécessité (p379) au travail (réduit curieusement au travail manuel) ainsi qu’à l’oppression politique dont elle souligne qu’elle précédait le capitalisme et ne disparaîtra pas avec lui. On peut dire que c’est la nécessité intérieure (information) opposée à la nécessité extérieure (force).
"La force, c’est ce qui fait que quiconque lui est une chose (...). Il y avait quelqu’un et, un instant plus tard, il n’y a personne". p378 (L’Iliade ou le poème de la force, p529)
L’autre "philosophe du concept" dont le travail pouvait être considéré comme mince alors qu’il se révèle décisif, c’est Canguilhem dont le coup de force, contre les philosophies de l’intuition et de la vitalité, c’est d’identifier le concept et la vie par le normal et le pathologique (la vie est ce qui est capable d’erreur), identifiant ainsi le vivant et le cognitif, dès la cellule. Le subjectif est du côté du concept, c’est le malade qui appelle le médecin ! Belle leçon de dialectique sujet/objet là aussi. La coupure n’est pas entre le continu vivant et le concept mort (p136), mais entre le continu physique et le discontinu biologique ou informationnel !
La connaissance n’est donc pas seulement un détour pour le vivant ; elle est le véritable prolongement de son expérience (...) Ainsi peut-on dire que Canguilhem arrive à un double et même un triple résultat d’une portée exceptionnelle :non seulement fournir des critères conceptuels nouveaux du vivant (essentiellement le pathologique et la relation au milieu), mais aussi un nouveau type de concept comme tel, et du même coup prendre place au point le plus central d’un moment partagé entre la description du "vécu" et la connaissance des concepts. p362-363
"Etre sujet de la connaissance, si l’a priori est dans les choses, si le concept est dans la vie, c’est être insatisfait du sens trouvé". p363 (Etudes d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, p364)
En ce sens, l’effort de Canguilhem, qui était loin d’aller de soi, doit consister à intégrer la biologie la plus théorique, la plus physico-chimique, dans la médecine et la clinique, dont il était parti. p364
L’irréductibilité du vivant à la vie se manifeste non seulement dans la pathologie, comme logos dans le pathos, mais aussi dans l’erreur, qui est encore une pathologie, si l’on veut, mais cette fois comme pathos dans le logos lui-même ! p364
Tout se passe comme si l’a priori de la vie, disons même le caractère premier, primitif, du vivant, n’était pas seulement objectif : le concept, le code, la logique du vivant ; mais aussi subjectif : la recherche, normale et pathologique, de la connaissance, par le vivant même. Si le concept est produit parla vie, la connaissance est produite par le vivant (...) l’expérience du vivant ne se résume plus à la santé et à la maladie, au sens strictement (et trop facilement sans doute) physiologique ou organique : il s’étend désormais et même prioritairement à la théorie et à la pratique de la connaissance, selon le modèle qui va bientôt être repris dans une autre direction par Foucault. Ce n’est pas seulement l’erreur, dans la connaissance, mais aussi l’idéologie et le pouvoir, dans et sur le vivant, qui vont attester (...) l’extension du normal et du pathologique dans la connaissance du vivant. p365
« Entre le vivant et le milieu, le rapport s’établit comme un débat (Auseinandersetzung) où le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l’accommode. Ce rapport ne consiste pas essentiellement comme on pourrait le croire en une lutte, en une opposition. Cela concerne l’état pathologique. (...) Une vie saine, une vie confiante dans son existence, c’est une vie en flexion, une vie en souplesse, presque en douceur. (...) Vivre, c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification originale. » p369 (La connaissance de la vie, 147-148)
[On peut ajouter qu’il y a bien une disjonction entre le savoir et la vérité (entre information structure et information circulante) même s’il n’y a pas disjonction entre le savoir et la vie. Si on oppose la vie au savoir préconçu, c’est parce que le vivant est dans l’expérience du réel, dans la nouveauté elle-même.
"Vivre, c’est être un autre. Et sentir n’est pas possible, si l’on sent aujourd’hui comme l’on a senti hier : sentir aujourd’hui la même chose qu’hier, cela n’est pas sentir". Fernando Pessoa ]
Notamment quand il parle de Cavaillès, Canguilhem célèbre une figure du héros qu’on peut trouver problématique en ce que sa mort vaudrait preuve et qu’elle imposerait le silence en même temps qu’elle fonderait le discours en lui donnant sens, en montrant par le sacrifice de sa vie le sérieux des valeurs. C’est la logique des martyrs, qu’on peut trouver bien contestable puisque la grandeur du martyr est de soutenir l’insoutenable ; la débilité mentale est largement suffisante pour cela. On peut comprendre qu’au sortir de la guerre le héros ne souffrait pas ce genre d’ambiguïtés mais on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas de héros nazi (ou islamiste), comme le prétend Frédéric Worms. Le héros nazi est bien sûr persuadé de combattre pour le bien. Hitler appelait idéalisme le sacrifice de sa vie ! La seule chose que le héros prouve, c’est que l’homme ne vit pas que de pain et que la vie ne peut être la valeur suprême...
C’est donc un double silence que l’acte du héros impose au philosophe. Silence, qui n’est pas seulement en effet la marque d’un respect, dû à celui qui agit et se sacrifie pour manifester et maintenir des valeurs morales et politiques, mais aussi (et par là même) celui de la reconnaissance d’un sens, déjà pleinement exprimé dans l’action. p439
Le héros agit et ne parle pas, surtout pas pour parler de lui, pour commenter son action, pour se dire un héros :il cesserait aussitôt, et par essence, de l’être ! Mais celui qui parle cesse par là même d’agir, il ne peut donc ni être ni connaître ce dont il parle ; dès qu’il parle du héros, il montre plus cruellement que sur tout autre objet son retard et même son défaut constitutif devant l’action, au point de ne pouvoir sans soupçon de récupération ou d’indignité se poursuivre. Celui qui est un héros n’en parle pas, celui qui en parle ne l’est pas. p441
Le sacrifice héroïque n’est pas la seule façon de prendre la mort comme preuve. On peut trouver la réévaluation de Camus excessive mais ce n’est pas tant par son oeuvre (maigre) que par "le moment Camus" et la place qu’il occupe dans l’après-guerre. Alors que Sartre opposera la contingence à l’absurde et la révolution à la révolte, l’importance de Camus sera de nous ramener à la première réalité de la philosophie : de se savoir mortel, ce qui est l’exigence aussi d’une vie qui vaille la peine d’être vécue et qui soit justifiée ! La connaissance de la mort est la possibilité du suicide et du crime, pas seulement du sacrifice mais, là encore il semble qu’on retrouve Hegel d’une certaine façon en dépit de l’effort pour le fuir...
Voici donc ce qui définit l’absurde : "Ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme".
Et ce qui caractérise la révolte : "Le mouvement de révolte s’appuie en même temps sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la certitude de son bon droit". p326
Cette exigence est la suivante : ne trahir ni l’absence de sens ni la demande de sens, ni l’absurdité des choses ni la dignité de l’homme. p327
Camus vaut certainement beaucoup mieux que les petits littérateurs qui se réclameront de lui pour nous faire la morale en se proclamant "nouveaux philosophes", sans doute parce que dépourvus de tout sens critique et de pensée réflexive. Ils annonçaient plutôt le retour des purs idéologues au nom de la mort des idéologies ! Pour autant, la pensée de Camus ne mérite tout de même pas qu’on s’y arrête aussi longtemps que sur celle de Sartre qui a dominé toute une époque et qui garde sa force d’interrogation et d’authenticité en faisant de la liberté une exigence. Cependant, pour ne pas être trop long, on renverra au texte en se contentant de relever que sa position est bien restituée dans son originalité, et sa différence avec Heidegger notamment, d’une ontologie phénoménologique qui ne place pas la différence ontologique entre l’Etre et les étants mais entre la conscience et les phénomènes (p238), entre le sujet et son objet, en-soi et pour-soi, la liberté et la situation, la contingence et la facticité. Que nous soyons condamnés à être libres sans pouvoir invoquer les contraintes extérieures, n’empêche pas que sa pensée se déplace de la conscience individuelle aux déterminations matérielles, notamment économiques, dans un compagnonnage critique avec le marxisme.
Le défaut de l’existentialisme, c’est effectivement de rester centré sur soi sans réaliser à quel point on est façonné par le langage et la culture tout comme par les autres et nos rivalités narcissiques, y compris dans le rapport à notre propre mort. C’est donc assez logiquement que le travail intellectuel va se focaliser sur le terrain de ces déterminations inconscientes (linguistique, ethnologie, psychanalyse, idéologie) qui relèvent des discours, dans leur contingence comme dans leur historicité, mais l’existentialisme sera dépassé aussi par la rencontre de l’Autre, comme interlocuteur ou contradicteur.
On sent Frédéric Worms peu à l’aise pour rendre compte du structuralisme qui n’a sans doute jamais été son truc. Lévi-Strauss est le moins mal traité mais réduit au fait, certes central, que "les signes renvoient les uns aux autres, et non pas par exemple à un objet extérieur ou à une pensée intérieure, ce n’est pas rien" (p475). Les quelques pages sur Lacan frisent le contre-sens. On ne retiendra de tout cela que le thème de la différence, cantonnée à l’intérieur du langage ou des signes.
Je suis mal placé pour juger de la présentation qui est faite de Jacques Derrida, qui n’a jamais été mon truc à moi, en dehors de "La voix et le phénomène", mais il semble quand même que son interprétation en soit toute personnelle et fortement tributaire de sa focalisation sur le concept de vie. Certains la trouvent remarquable alors qu’elle me semble bien réductrice mais c’est malgré tout intéressant. Le truc justement, ce serait de faire de la vie l’activité, caractère actif qu’on retrouve dans la "différance" qui anime la structure et sa déconstruction en décollant la vie de la présence (sauf violence qui serait refus de différer l’action). Au fond, un peu comme Canguilhem identifie le concept et la vie comme processus actif d’apprentissage ou Canguilhem restitue au sujet de la science son historicité comme processus supra-individuel, Derrida réconcilie le langage et la vie en faisant de la vie elle-même le processus de différenciation des signes et de leurs relations, une vie qui échappe à la présence comme deuil, perte, mais aussi promesse. Son premier apport décisif concernait le mode d’être du signe visé par la parole ou l’écriture mais il s’installe ensuite au coeur de la contradiction dialectique "celle de l’unité de la vie et de sa perte, de la violence et de son refus, la trace de la perte et l’ouverture de la justice, dans le double écart ouvert dans la langue elle-même", (p504)
Ici, ce que Derrida affirme, c’est que le non-être du signe renvoie à l’activité d’une vie, que la phénoménologie aurait pu tenter de décrire comme telle, sans la réduire à la donation de la présence. Le présent vivant aurait pu être arraché à la présence comme être, pour être rendu à la vie comme différence. p499
"L’autre ne peut être ce qu’il est, infiniment autre, que dans la finitude et la mortalité (la mienne et la sienne)". Derrida, p502
Ainsi, on le voit, il en va de la critique du présent vivant comme de celle de l’altérité infinie ; de même qu’il faut critiquer la réduction de la vie à la présence, pour penser une autre idée de la vie, il faut critiquer aussi la prétention de l’altérité ou de la justice à la transcendance, pour maintenir une autre idée de l’altérité et de la justice.
La différence est bien une activité entre les signes, mais elle n’est une activité que entre les signes, et jamais au-delà d’eux. C’est ce que signifie le ’a" de la différance : il fait bien de la différence l’effet d’un acte, mais en même temps seulement dans la langue, et pas même dans la parole ; il nous oblige à résister à une double tentation : faire de la différence une chose, en y perdant le mouvement, l’activité, la vie ; mais prétendre aussi saisir ou hypostasier cette vie ou cette activité, dans la parole (la prononciation) ou le regard, dans un au-delà supposé du discours, de la violence, du corps, de la finitude. p503
Le problème qu’il nous aurait légué, serait celui de la survie ("Nous sommes tous des survivants en sursis" (p505), d’une vie au-delà d’elle-même.
La survie, c’est donc d’abord la vie, mais la vie en tant qu’elle est menacée sans sa pure et simple continuation (...) En ce sens, la survie c’est d’abord non seulement le présent, mais l’urgence, et même une double urgence, indissociablement vitale et morale (...) la question de l’homme est ainsi débordée des deux côtés, vers la vie "animale", mais aussi vers la vie "morale", "digne d’être vécue". p506
Tout se passe comme si la différance était d’abord en effet, contre la présence, une absence : deuil, avenir, temps. Mais tout se passe aussi comme si la différance était aussi, du même coup, relation ; non pas une relation à quelque chose qui serait là, mais une relation entre la présence et l’absence. p509
Le moment suivant se caractériserait à la fois par un tournant éthique (après le tournant linguistique) et la confrontation aux sciences cognitives, à la matérialité de la pensée non plus du côté de la langue mais des neurones, l’homme neuronal se substituant à l’homme structural (ce dont l’affaire Sokal serait représentative !). C’est ce qui aurait dans un premier temps projeté Lévinas sur le devant de la scène, penseur de l’altérité et de l’éthique comme philosophie première : c’est le rapport à l’autre qui nous constitue, notre responsabilité d’interlocuteur qui précède toute parole et toute philosophie. Le thème du visage est ambiguë dès lors que son expression passe à la parole cependant il exprime que ce n’est pas une parole désincarnée mais une parole vivante (mortelle) et créatrice. C’est ce qui pourrait nous faire passer à l’étape suivante, située comme celle de la philosophie du care qui n’est pas du tout française pourtant, comme son nom l’indique, mais qui rejoint les préoccupations écologiques.
Il se peut en effet que ce soit avant tout à la conjonction des problèmes soulevés par le vivant et de ceux relevant de la justice, que se pose quelque chose comme le problème du moment présent. Il s’agit par exemple du seuil franchi, dans le domaine politique, du côté du pouvoir aussi bien que des menaces sur la vie.
Mais, là aussi, plutôt qu’un fait simple, on y trouve avant tout une polarité ou une tension irréductible. Le risque est, en effet, justement, plus encore qu’ailleurs ou avant, de réduire l’éthique ou la politique à une tâche seulement négative qui pourra d’ailleurs prendre deux formes : la tâche apparemment minimale, tout d’abord, mais soudain devenue commune, voire universelle, et urgente, d’assurer la survie ; mais aussi la tâche exclusivement critique, en apparence, devant le pouvoir et les abus de pouvoir sur la vie, critique de dangers ou de "catastrophes" qui ne sont jamais seulement naturelles mais toujours aussi humaines et sociales, techniques et politiques.
Mais de telles tâches n’ont rien de simple ou de simplement négatif. La première n’implique pas seulement la survie individuelle comme objectif isolé (le "chacun pour soi" d’une sorte de nouvel "état de nature"), mais la survie de tous comme objectif maximal, et surtout entre les deux le soin comme tâche et comme relation entre les hommes, d’une manière qui ne peut pas être seulement négative, préservatrice, mais qui pourrait bien être aussi positive et créatrice. La deuxième n’implique pas seulement la critique de la technique, mais aussi son usage, précisément polarisé, plus que jamais par l’alternative non seulement abstraite de l’arme et du médicament, de la potion et du poison (le double sens du "pharmakon" étudié par Derrida), mais bien celle de la catastrophe et de son évitement, lequel produit lui aussi une exigence de justice. p564
Il faut bien le dire, plus on se rapproche du temps présent, plus on a l’impression que Frédéric Worms nous raconte son histoire à lui et nous expose sa propre philosophie à travers celles dont il a choisi de nous parler. En tout cas, même si les quelques points de convergences n’en sont sans doute que plus remarquables, ce n’est pas du tout mon histoire, ceux qui ont compté pour moi y figurent à peine voire pas du tout. Kojève n’est certes pas très français et trop dévoué à un penseur allemand, mais ce n’est pas qu’une répétition de Hegel et il a eu un impact considérable sur la philosophie française, beaucoup plus qu’il ne lui est concédé ici ! Lacan apparaît un peu mais réduit à la structure et sans aucun effet sur la philosophie elle-même, ce qui est un peu raide, la dialectique du désir et le rapport à l’Autre allant chez lui bien au-delà de Lévinas, qu’il a d’ailleurs largement influencé, en compliquant sévèrement l’éthique. Lucien Goldmann n’apparaît pas, ni André Gorz, ni aucun marxiste en dehors d’Althusser, à peine évoqué, comme si le marxisme n’avait pas été un moment important du siècle, ce qui est un peu fort. On a, par contre, plusieurs philosophes religieux. Guy Debord bien sûr ne fait pas non plus parti de l’histoire, de cette histoire entre soi d’un petit milieu parisien autour de la Sorbonne (mais sans Badiou, Rancières, etc.). Ce petit monde intellectuel qui se rencontre et se répond existe vraiment et remplit une fonction irremplaçable dans l’évolution des idées, mais ce n’est absolument pas le tout de l’histoire et du monde de l’esprit. Il est certainement bon d’en connaître l’histoire et d’être au fait des modes du moment, sans se sentir obligé pour autant de les suivre. Il y a d’autres traditions intellectuelles et les philosophes actuels semblent très éloignés de la philosophie du care adoptée par Frédéric Worms qui croit pouvoir malgré tout caractériser la philosophie française par "le refus de l’objectivation" (p569). Histoire à compléter activement, donc...
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