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Le vernis craquelé du mythe

A propos d’Annick Stevenson, Blanche Meyer et Jean Giono, éditions Actes Sud.

Loin, le mythe du bon père de famille ne quittant que très rarement le domicile manosquin, loin.

Pour tout lecteur attentif de Jean Giono, il se produit, en 1939, une rupture dans son œuvre. L’inspiration devient différente, plus attentive aux êtres eux-mêmes, les détails corporels apparaissent dans toute leur cruauté, parfois.

Qui lit les œuvres du début voit des personnages dont nous ignorons presque tout de la physionomie, mais qui sont en prise directe avec une nature qui ne les ménage pas. Face à l’âpreté de la terre, Giono nous montre comment les caractères se forgent sans pitié.

Toute la force du premier Giono réside dans ce combat lucide entre une terre et des Hommes, sans préjuger de qui sera le vainqueur.

Assez brutalement, le virage est pris : les personnages prennent leur indépendance, le pays n’est plus que le décor magnifique d’intrigues émancipées de leur berceau naturel. Si les humains doivent composer avec une nature qui leur impose ses règles, c’est pour mieux vivre en autonomie, pour mieux vaquer à leurs propres errements. Les corps se font plus présents, les souffrances aussi.

Mais surtout, la relation ambiguë entre les hommes et les femmes est omniprésente désormais. Elle entre à pas feutré entre les pages du roman. Quelque chose est dit à demi-mot, dans le silence d’un soupir, une aspiration à peine prononcée. Lorsque la femme apparaît, c’est toujours pour éveiller chez l’homme un désir difficile à vaincre, et qui jamais ne s’assouvit.

Présence du désir, corps torturés ou livrés au regard fou dans une nature déchaînée. Errances au grès d’une quête dont nul ne pourrait vraiment dire le but. L’œuvre chavire, tangue sur ses bases, laisse le lecteur des premiers écrits sur un sentiment étrange, quelque chose de non-dit se glisse entre les lignes, au risque de nous décevoir : le lecteur des premières œuvres se sent parfois perdu dans l’immensité de ce silence.

L’énigme vient peut-être de se révéler sous nos yeux : trois mille cinq cents lettres de Giono dorment dans des universités américaines et canadiennes, soustraites à la curiosité des visiteurs. Le vernis se craquelle sur une vie dont la famille, à bon droit, ne désire pas rendre publics tous les secrets.

Le vernis, craquelé, nous livre un Giono en proie à de simples passions d’homme. Il faut des muses pour sortir un auteur du vertige de la page blanche. Il faut de la passion pour alimenter l’imaginaire. Que ceux qui se prétendent vierges de toute passion amoureuse, réelle ou fictive se lèvent, y compris dans les rangs des biens pensants : avez-vous songé un instant à suivre les regards qui se croisent, les tendresses qui ne se disent pas, les élans arrêtés, à la terrasse des cafés manosquins, au parvis de Saint-Sauveur, et dans les réceptions officielles ?

Il faut peu de chose pour réveiller l’imaginaire : un zeste de grâce, un regard grand ouvert sur un cœur qui palpite, une main effleurée, une rencontre inopinée. Toutes choses assez fugaces pour être mises en mots, s’aligner sur des pages discrètes avant d’être rendues publiques. L’écriture est un long fleuve discret dont n’apparaît, à la surface des eaux éditoriales que la partie lisible. Le reste demeure enfermé dans des coffres, parfois exhumé par des mains hasardeuses, au détour de recherches improbables.

Qu’est-ce qui a conduit Annick Stevenson à engager de telles fouilles dans le passé si récent d’un mythe encore en train de se construire, et qui n’a nulle envie d’être écorné ?

Car il s’agit bien d’un coin enfoncé entre les pages savamment agencées par l’héritage conformiste : on raye ici quelque souvenirs ; on ne garde que ceux qui peuvent alimenter le scénario bien propret de l’écrivain attentif aux siens. On ne dit pas les lettres brûlées, la mémoire obstruée, les preuves effacées ou interdites.

Et, malgré toute la vigilance, voici que la mémoire se libère, qu’un pan entier d’une vie se jette sous les projecteurs, qu’un étage entier du Centre Jean Giono exulte : les pas de Blanche s’y dessinent ; ceux du maître, venant y lire ses fragments d’œuvre aux oreilles attentives de l’amante, se réveillent.

La passion de toute une vie s’ouvre aux rayons ardents de l’été, le vent caresse les buissons des collines où les deux amants errent encore, se cherchant pour mieux se séparer. Trente-cinq années de vie qui viennent combler les doutes du lecteur attentif. En 1939, Giono rencontrait Blanche Meyer, et son œuvre s’en trouva transformée.

On comprend mieux dès lors, la présence du corps, la quête de l’être aimé, mais qui toujours se dérobe. Car Blanche n’était pas un oiseau facile à apprivoiser : en des temps de soumission féminine, elle savait user d’un caractère bien trempé pour mieux gouverner son existence, au risque de s’y perdre.

Si un mérite devait être retenu à la publication de Blanche Meyer et Jean Giono, d’Annick Stevenson, chez Actes Sud (et sous la houlette de Hubert Nyssen), ce serait de nous éclairer sur ce virage jusqu’ici non élucidé dans l’œuvre du maître manosquin. Car pour le reste, outre une écriture qui rend difficile, bien que l’on puisse se laisser prendre au fil du récit, notre compréhension, on pourrait reprocher, alors que les relations conjugales de Blanche sont savamment disséquées, que rien ne filtre des raisons qui ont empêchées Giono d’aller jusqu’au bout de l’aventure, des relations, sans doute houleuses et torturées qu’il entretenait avec sa propre maisonnée.

Le titre de l’ouvrage nous entraîne dans le sillage de deux êtres d’exception, que tout réunit et sépare, sans doute aurait-il dû préciser qu’il s’agissait de mettre au grand jour la biographie unilatérale de Blanche Meyer. Dans ce cas, le livre situant cette relation dans la vie du grand écrivain reste à écrire.

Demeure le goût d’une belle histoire d’amour, comme peu ont la chance d’en vivre. Sans doute fallait-il toute la poésie gionienne pour qu’une telle existence éclose. Il faut remercier Annick Stevenson d’avoir osé s’en prendre au vernis conformiste jeté sur une vie qui en elle-même ne renierait rien au roman.

Xavier Lainé

Manosque, 30 juillet 2007


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1 réactions à cet article    


  • Alarcon 29 octobre 2007 08:18

    Heureux de trouver cette fine analyse dans Agoravox ! Cela dit, comment Pierre Citron et les éditeurs du Journal et des Essais, ont-ils pu passer entièrement sous silence l’existence de Blanche Meyer ? On imagine que l’accès aux archives détenues par la famille Giono était à ce prix, mais il semble quand même bien élevé, ce prix, au regard de tout ce qu’apporte cette révélation aux lecteurs de Giono !

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