Les 110 ans du grand Hitch
Hitchcock aurait eu cent dix ans cette année, le 13 août. Celui que l’on surnommait « Hitch » a laissé à la postérité une œuvre cinématographique monumentale. Passé maître dans le genre du suspense, il fut également un génie de la technique cinématographique, maître dans l’art de la composition et de la mise en scène. Hitchcock, qui n’a jamais été épargné par la critique, fut adoré du public et inspira de nombreux réalisateurs. On retiendra aussi, en plus de son immense talent, son sens de l’humour et ses idées de génie. Les « 110 ans du grand Hitch » sont l’occasion de faire un retour de manivelle sur les apparitions, et la disparition, d’un des plus grands Maîtres du 7ème art.
Cher Monsieur Hitchcock,
Ainsi débutait la lettre envoyée par François Truffaut en avril 1962 à Alfred Hitchcock, le « grand maître du suspense ». Il demandait au réalisateur de bien vouloir lui accorder une série d’entretiens en vue de l’écriture d’un livre à paraître simultanément à Paris et New York, puis dans le reste du monde. Le grand cinéaste accepta immédiatement la proposition, fixant rendez vous à son homologue français pour leur première discussion le 13 août 1962, jour de son anniversaire, celui de ses 63 ans.
Le livre « Hitchcock Truffaut », chef d’œuvre à la hauteur de la carrière exceptionnelle du cinéaste auquel il est consacré, est désormais considéré comme l’un des plus grands ouvrages sur le travail d’un réalisateur, et même sur le cinéma. Qui mieux que François Truffaut, véritable encyclopédie vivante du cinéma, stupéfiant par l’étendue de ses connaissances et par la justesse et la finesse de ses analyses, de nos jours tout aussi regretté que celui qu’il considérait comme son maître avec Renoir, pouvait en effet s’entretenir de façon aussi pertinente avec ce géant du 7ème art ?
Dans ses entretiens, Truffaut aborda quelques épisodes de la vie personnelle de Hitchcock, qui, par la suite, influèrent sur son œuvre. Mais c’est de cinéma et surtout de cinéma dont il fut question, Truffaut reprenant un à un chacun des films de « Monsieur Hitchcock », depuis le début de sa carrière, pour les étudier, en analyser les plans, mettre ces films en parallèle avec le cinéma de leur époque, dans une longue série d’entretiens traduits simultanément par Helen Scott (Truffaut ne parlait pas anglais), qui commencèrent par quelques questions timidement posées, puis évoluèrent rapidement vers une véritable discussion entre deux cinéphiles passionnés, pour qui le Cinéma était toute leur vie. Ce dialogue, que berçait la voix nonchalante de Hitchcock, était parfois ponctué par les éclats de rire de Truffaut et de sa traductrice quand l’humour subtil et décapant du cinéaste, qui relatait avec un flegme tout britannique une anecdote hilarante, faisait mouche.
Car Hitchcock, qui fit preuve lors de ces conversations d’une grande lucidité envers son travail mais aussi d’une grande modestie par rapport à lui même, ne manquait pas d’humour lorsqu’il narrait les anecdotes de sa vie ou de sa carrière.
Ainsi, lorsqu’il relata par exemple qu’à un critique de cinéma qui lui avait reproché la mauvaise qualité de son film « North by Northwest » («
De même, quand Truffaut lui fit remarquer qu’il savait tirer partie des défauts des acteurs autant que de leurs qualités, Hitchcock répondit très calmement : « J’espère ! Ils n’ont pas beaucoup de qualités… », provoquant une nouvelle fois l’hilarité générale dans la pièce.
Parlant à Truffaut du roman de Daphné du Maurier dont il tira son film « Les Oiseaux », il lui dira avec une pointe d’ironie : « Je ne saurais même pas vous dire de quoi il s’agissait »… Cela n’était pas seulement une boutade : aussi incroyable que cela puisse paraître, Hitchcock lisait rarement en entier, probablement par manque de temps, les livres dont il tirait ses films. Il les parcourait rapidement et en retenait les idées principales. Truffaut lui demanda d’ailleurs à propos de « Psycho » (« Psychose ») comment il avait pu tirer un aussi bon film d’un livre aussi mauvais.
En plus du suspens, de l’angoisse ou même de la terreur, l’humour était évidemment l’une des composantes essentielles de ses films.
Hitchcock a joué avec tous les genres d’humour, dont il était lui-même doté, depuis les petites touches de dérision, comme dans « Suspicion » (« Soupçons »), lors de la scène de la lecture du testament, où le spectateur ne peut s’empêcher de rire en voyant la réaction de Cary Grant (acteur extraordinaire qui, mieux que personne, savait jouer avec les expressions de son visage) apprenant qu’il vient d’hériter du portrait de son beau père ; un humour parfois teinté d’ironie ou de cynisme, jusqu’à l’humour carrément macabre utilisé dans « The Trouble with Harry » (« Mais qui a tué Harry ? »), dont Hitchcock dira à Truffaut qu’il s’agit d’un humour typiquement britannique.
Hitchcock était également doté de la forme suprême d’humour, celui qui consiste à se moquer de soi-même.
Cette autodérision, il l’exprimera dans chacune de ses œuvres par ses désormais célèbres apparitions, initiées lors d’un de ses premiers films, « The Lodger ». Il s’était mis en scène assis devant un bureau, dos à la caméra, dans l’unique but d’aider au cadrage. Cela plut, et il décida d’apparaître ensuite dans chacun de ses films, en une sorte de clin d’œil à la caméra et au public, avec qui il aimait jouer, et qu’il aimait aussi manipuler. Ces « caméos » devinrent un véritable rituel, quasiment une obligation. Les spectateurs attendaient avec une telle impatience cette fugitive apparition qu’ils avaient du mal à se concentrer tant que la scène n’avait pas eu lieu. Hitchcock fut donc contraint de la réaliser dans les premières minutes du film, afin que le public puisse ensuite passer à autre chose et entrer dans l’histoire elle-même.
Hitchcock était un homme discret, qui n’aimait pas les mondanités. En 1980, dans un article de la revue Cinématographe (1), il déclara : « Apparaître dans mes films est sans doute pour moi une manière détournée de remplir les obligations de mon métier d’homme public ; résultat, hélas : les gens me reconnaissent partout dans le monde, sauf à Londres je dois dire, je n’ai jamais compris pourquoi. »
Certains caméos peuvent être regroupés par thème, l’un d’eux étant : « Hitchcock tenant à la main un instrument de musique rangé dans son étui. »
C’est le cas pour :
- « Spellbound » («
- « Stranger on a Train » (« L’Inconnu du Nord Express ») où il monte dans un train avec son instrument.
- « The Paradine Case » (« Le Procès Paradine »), cette fois, il descend du train.
- et « Vertigo » (« Sueurs Froides »).
La musique et le son en général tiennent une place prépondérante dans le cinéma de Hitchcock. Ils font partie intégrante du décor et de la mise en scène. N’oublions pas que le cinéaste a commencé sa carrière à l’époque du muet, comme Charlie Chaplin. Passer au cinéma parlant, ajouter le son dans ses films ne pouvait se faire, pour Hitchcock, que de façon hyper stylisée. Dans « Torn Curtain » (« Le Rideau Déchiré »), citons la scène impressionnante où le personnage joué par Paul Newman et la fermière tuent le flic en civil en plongeant sa tête dans le fourneau de la cuisine, dont le gaz a été ouvert. Le long « pchiiiitt » du gaz qui s’échappe, seul élément sonore de la scène, remplit l’écran autant que le gaz remplit les poumons du personnage. On citera aussi, notamment, les effets sonores des « Oiseaux », le cri de « Psychose » et la musique de ce film.
Les apparitions les plus drôles de Hitchcock sont sans aucun doute celles de :
- « Dial M for Murder » (« Le crime était presque parfait »). Hitchcock est attablé en compagnie des anciens camarades de classe sur la photo que Tony Wendice (admirablement joué par Ray Milland) montre à l’homme qu’il va engager pour le meurtre de son épouse (Grace Kelly).
- «
- « Le Rideau Déchiré », Hitchcock est assis dans le hall de l’hôtel, tenant un bébé sur son genou droit. Soudain, il soulève le petit et le change de genou, puis essuie d’un air gêné son pantalon…
- « Lifeboat ». Il était évidemment impossible pour Hitchcock de se placer lui-même dans le canot de sauvetage des naufragés. Il trouva l’idée de génie en apparaissant deux fois, de profil, sur une photo de journal représentant une publicité pour un régime amaigrissant, dans le style « avant/après ».
- Et le clou, « To Catch a Thief », («
Peut être était-ce son incroyable exigence, avec lui et avec ses acteurs, son perfectionnisme et son sens aigu du petit détail qui lui permettaient d’avoir ce recul par rapport à son travail. Il n’était d’ailleurs pas facile pour un acteur de travailler avec lui, mais c’était une véritable consécration. Il déclara au début des années quarante que les acteurs étaient du bétail, avant de se rétracter vers la fin de sa carrière, et de nuancer de façon ironique ses propos, admettant seulement avoir affirmé qu’il fallait « les traiter comme du bétail ».
Hitchcock était en effet capable d’employer les grands moyens pour parvenir au résultat souhaité. Estimant, pour la scène finale du film, que des oiseaux mécaniques se jetant sur le personnage de Melanie Daniels manquaient de vraisemblance, le cinéaste lança sur elle une nuée de véritables volatiles. Les blessures qui apparaissent ensuite sur le visage et les mains de Tippi Hedren, sont donc bien réelles, et l’actrice fut très ébranlée psychologiquement par ce tournage, qui la mena au bord de la dépression nerveuse.
Des légendes ont circulé sur ce qu’il faisait ou disait. Ainsi, Janet Leigh, l’actrice principale de « Psychose », démentit plus tard celle selon laquelle Hitchcock avait brutalement coupé l’eau chaude lors de la scène du meurtre, la plongeant brutalement sous une douche glacée dans le but d’obtenir d’elle un cri plus spontané et réaliste.
Certaines de ses idées sont entrées dans la légende comme étant des trésors de mise en scène, comme dans la fameuse scène de « Soupçons », où Cary Grant monte l’escalier en tenant à la main un verre de lait destiné à son épouse. La photographie de cette scène, faite d’une composition en noir et blanc magnifique et d’un jeu d’ombres et de lumières inquiétant, sur laquelle se détache très nettement la blancheur éclatante du lait, est splendide. Hitchcock racontera plus tard avoir plongé une lampe dans le verre de lait afin qu’il diffuse de la lumière. Une lampe à côté du verre de lait ? s’étonne Truffaut, pas sûr d’avoir bien compris. Non, dans le verre, confirme Hitchcock.
Hitchcock a toujours fait une utilisation très intelligente des objets dans ses films. L’intrigue tournait souvent autour d’un objet central, un « Mac Guffin », qui participait au processus de manipulation du spectateur. Le Mac Guffin est une sorte d’indice, il détermine le « pourquoi » de l’intrigue, a une influence sur la suite de l’histoire, constitue une preuve, ou bien il ne sert pas à grand chose. Le héros court parfois après quelque chose dont il ignore la nature, comme dans « Notorious » (« Les Enchaînés »), où il s’agissait en fait de… (le révéler gâcherait le plaisir de ceux qui n’ont pas encore vu le film. Précisons seulement que Hitchcock a été surveillé pendant plusieurs mois par le FBI en raison de la nature de ce Mac Guffin…)
Dans « L’Inconnu du Nord Express », le Mac Guffin est un briquet. Dans « Stagefright » (« Le Grand Alibi ») avec Marlène Diétrich, le Mac Guffin est la poupée, et dans « Dial M for Murder » (« Le crime était presque parfait ») il s’agit de la paire de ciseaux.
Cependant, le rôle du Mac Guffin n’était pas systématiquement tenu par un objet. Dans « The Lodger » (« Les cheveux d’or »), il s’agit du véritable tueur, après lequel court le héros. Dans « Rebecca », c’est le souvenir de la disparue, qui hante la maison.
Le Mac Guffin peut aussi être totalement immatériel. Ainsi, dans « Le Rideau Déchiré », il s’agit de la fameuse formule mathématique que garde jalousement dans son cerveau l’illustre Professeur de l’Université Karl Marx, et que Paul Newman, l’agent américain, cherche à extorquer par la ruse. Dans les films dont le thème est l’espionnage, le Mac Guffin est souvent un message codé, comme dans « A Lady Vanishes » (« Une Femme Disparaît »).
Les objets s’inscrivent évidemment dans un décor. Et le décor est d’une extrême importance dans le cinéma hitchcockien. Pour « Psychose », Hitchcock a particulièrement soigné la composition, avec la grande maison très verticale, qu’il décrivait comme étant du « gothique californien » et le motel « tout à fait horizontal », selon les propres termes de François Truffaut.
On retrouve aussi très souvent la présence d’un escalier, qui symbolise dans « Downhill » la descente aux enfers du héros, ou qui participe au suspens, notamment par la façon dont le héros le monte (dans « Soupçons »). Il a également un rôle majeur dans « Psychose », par exemple, dans la scène de la chute du détective, ou dans « Le Crime Etait Presque Parfait », puisque c’est justement là qu’est dissimulée la…
Le théâtre, autre élément de décor, tient également une place prépondérante dans l’œuvre de Hitchcock. Ses parents étaient des passionnés, et cela constitua donc son premier contact avec le monde de l’art. Il fréquenta les théâtres toute sa vie, et nombre de ses films de sa période britannique, à ses débuts, sont adaptés de pièces.
Les salles de théâtre, de ballets ou de concerts apparaissent donc tout à fait logiquement dans ses films. Pour ne citer que trois exemples, on retiendra « Le Grand Alibi », « Le Rideau Déchiré », et « The man who knew too much » (« L’Homme qui en savait trop » ; les deux versions qu’il a faites), avec la fameuse (et géniale !) scène du coup de cymbale.
Des critiques ont reproché beaucoup de choses à Hitchcock, notamment de faire toujours le même film. Comment a-t-on pu prétendre cela, alors que chacun de ses films développe une thématique différente, et que les détails ne sont jamais les mêmes ? Dans « Spellbound » («
Critique de cinéma, François Truffaut l’a également été avant de devenir cinéaste. Il connaissait si bien, et aimait tant le Cinéma qu’il semblerait qu’il n’ait pu supporter qu’un film soit mal fait, tout comme un livre mal écrit. Il s’est fait parfois une réputation de plume acerbe et intransigeante, mais lui a eu l’intelligence, contrairement à certains critiques qui, à l’époque, sont complètement passés à côté de l’œuvre du cinéaste, de comprendre immédiatement ce qu’était Hitchcock pour le Cinéma.
Son attitude envers lui lors des entretiens, apprenant de son Maître autant qu’il lui donne sa vision personnelle, est étonnante. Ainsi, affirmant qu’il avait tourné certaines scènes des « 400 coups » en pensant à lui lorsqu’il avait des difficultés de mise en scène (il cite la scène mémorable, dans laquelle le suspens tient en effet sa place, où les parents d’Antoine Doisnel débarquent à l’école après que le gamin ait affirmé que sa mère était morte), il n’hésita pas à demander à Hitchcock comment lui aurait procédé à sa place. Ce passage ne fut pas retranscrit dans le livre.
Hitchcock fut en effet non seulement un grand Maître de la technique cinématographique, mais aussi une sorte de Maître d’apprentissage (2), une référence pour la jeune génération de cinéastes qui s’inspirèrent de son œuvre et apprirent énormément de lui.
Près de trente ans après la disparition, en 1980, du grand réalisateur, son œuvre est toujours aussi moderne et inégalée. Le public continue de revoir chacun de ses films avec passion. Le monde du cinéma n’a jamais cessé de s’inspirer de son travail et de le citer. Hitchcock est, et restera l’un des plus grands noms du Cinéma du vingtième siècle. Son nom est même aujourd’hui utilisé pour désigner un genre cinématographique à part entière, le cinéma « hitchcockien ». Hitchcock est éternel, il ne disparaîtra jamais.
Citons deux apparitions finales, à la fois drôles et ironiques, mais aussi émouvantes, le mettant en scène :
- poussé dans une chaise roulante dans « Topaz » (« L’etau »). Soudain, il se lève de la chaise roulante et s’en va.
- et, finalement, simplement montré en silhouette derrière la porte d’un bureau de certificats de naissance et de décès, dans « Family Plot », (« Complot de Famille »), son dernier film.
Et comme il convient de dire pendant un tournage, quand on a terminé une prise : « Coupez ! »
Notes.
(1) « Une journée avec Hitchcock », article de Edward Twaddle paru dans la revue Cinématographe, numéro 59, juillet-août 1980.
Je n’ai pas réussi à trouver sur internet le moindre renseignement sur Edward Twaddle. Est-il critique de cinéma ? Journaliste ? Quant à la revue française Cinématographe, elle a paru entre 1973 et 1987. Chaque numéro proposait un dossier spécial sur un réalisateur ou un thème cinématographique, et faisait intervenir des collaborateurs réguliers ou occasionnels, tels de grands noms du cinéma (André Téchiné, Claude Chabrol…)
(2) Ses Maîtres à lui étaient surtout Cecil De Mille, mais aussi Fritz Lang et D.W Griffith.
Bibliographie.
Hitchcock Truffaut. Edition définitive, Gallimard, 1993. (Paru initialement en 1966, revu et corrigé par François Truffaut en 1983).
Quelques liens.
Avec une page spéciale sur les Caméos
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