Les grands concertos pour clarinette
Fille du chalumeau d’origine médiévale, la clarinette – « le plus parfait des instruments à vent », selon Ludwig Spohr – a vu le jour à Nüremberg à la fin du 17e siècle dans l’atelier du facteur d’instruments Johann Denner. Au fil des perfectionnements, la clarinette* – le « bâton d’ébène » des jazzmen – a apporté à la musique des timbres chauds dont se sont abondamment servi les compositeurs classiques, mais aussi les musiciens traditionnels et les artistes de jazz, pour le plus grand bonheur des amateurs...
S’il a tout naturellement utilisé le chalumeau (ou salmoé), Antonio Vivaldi, toujours friand de sonorités nouvelles, a également été le premier compositeur à faire appel à la clarinette dans divers concertos à plusieurs instruments qu’il destinait aux orphelines de la Pietà, et notamment les célèbres concertos pour 2 hautbois et 2 clarinettes en ut majeur RV 559 et RV 560. Mais c’est à Johann Friedrich Fasch que l’on doit le seul concerto pour chalumeau qui soit encore joué de nos jours. En si bémol majeur, ce concerto est bâti en quatre mouvements, sur le modèle déjà presqu’archaïque de la sonata da chiesa (sonate d’église).
Si le premier concerto pour la seule clarinette soliste est probablement dû au très oublié Antoni Paganelli, Johann Melchior Molter est sans doute l’un des premiers compositeurs de renom à être entré dans l’histoire de la musique pour ses concertos dédiés à la clarinette, et cela dès 1750. Caractérisés par l’utilisation des sons aigus (le clarino) de la clarinette en ré de l’époque, les concertos de Molter, de facture relativement simple, s’inspirent nettement plus de l’éclat des musiques de fête que des tons chaleureux et mélancoliques que Mozart saura plus tard donner à l’instrument. Outre son réel intérêt historique, l’œuvre de Molter n’en est pas moins plaisante et inscrite au répertoire de nombreux solistes, tel le concerto pour clarinette en ré majeur n° 6.
Après avoir intégré, dès 1754, la clarinette dans l’« orchestre-type » de la cour de Mannheim, le grand Johann Stamitz a lui aussi composé pour cet instrument comme le montre le superbe concerto en si bémol majeur. Probablement écrit en 1757, cette œuvre de très belle facture illustre parfaitement le style qui prévalait alors à Mannheim et nécessite de la part du soliste une incontestable agilité.
Si le très talentueux Carl Stamitz a laissé un nom dans l’histoire comme étant le père de la symphonie concertante, il n’a pas dédaigné pour autant l’écriture de concertos, et la clarinette lui doit quelques œuvres qui figurent en bonne place au répertoire. On en retient surtout le concerto pour clarinette n° 11 en mi bémol majeur (allegro, aria : andante moderato, rondo : allegro moderato). Partiellement transposé par le compositeur d’un de ses propres concertos pour viole d’amour, cette œuvre illustre parfaitement le style qui s’imposait à Mannheim, avec un premier mouvement très classique suivi d’une superbe romance quelque peu mélancolique, le tout conclu par un finale alla caccia que n’aurait pas désavoué Haydn.
Mozart et Weber au panthéon
C’est au contact du virtuose Anton Stadler que Wolfgang Amadeus Mozart a découvert la clarinette, le cor de basset (clarinette basse), et leurs nombreuses possibilités. Dès lors, le génial compositeur s’est pris d’une réelle passion pour ces instruments aux couleurs si chaudes, au point de leur confier un rôle essentiel dans des œuvres majeures comme l’envoûtante sérénade pour 12 instruments à vent et contrebasse, dite « Gran Partita » (extrait), ou le superbe quintette avec clarinette (extrait). Curieusement, il a pourtant fallu attendre 1791 pour que Mozart compose enfin, pour son ami franc-maçon Stadler, son ultime œuvre concertante, le merveilleux concerto pour clarinette en la majeur (allegro, adagio, rondo). Rien ne transparaît du surmenage de Mozart dans cette œuvre si pleine de vie et de poésie dont l’adagio, d’une très grande pureté, touche au sublime. Comble de l’émotion : moins de deux mois après qu’il eut apporté la touche finale à son concerto, Mozart était mort ; et l’on mesure à l’écoute d’une œuvre ayant atteint un tel niveau de perfection à quel point le décès prématuré du génial compositeur a été une perte immense pour le patrimoine de l’Humanité.
C’est la fréquentation du clarinettiste virtuose Johann Hermstedt qui a conduit Ludwig Spohr à écrire pour cet instrument. Grâce à leur collaboration est né en 1809 le concerto pour clarinette n° 1 en ut mineur (adagio-allegro, adagio, rondo : vivace). Cette œuvre est importante car, au delà de ses indéniables qualités musicales, la partition écrite par Spohr a conduit Hermstedt à porter de 5 à 12 le nombre des clés de l’instrument et à franchir, de ce fait, une étape décisive dans l’étendue de sa tessiture. Toujours pour Hermstedt, Spohr a ensuite composé le superbe concerto pour clarinette n° 2 en mi bémol majeur (allegro, adagio, rondo : polacca) avant de revenir dans ses deux derniers concertos à une tonalité mineure.
Avec son concertino en ut mineur et ses deux célèbres concertos, tous composés en 1811 pour son ami le clarinettiste Heinrich Bärmann à la demande du roi Maximilien de Bavière, Carl Maria von Weber occupe une place de tout premier plan dans le répertoire des œuvres pour clarinette. De ses deux concertos, le plus abouti est incontestablement le concerto n° 1 en fa mineur dont les premières mesures aux violoncelles donnent immédiatement le ton de l’œuvre (allegro moderato, adagio ma non troppo, rondo : allegretto quasi allegro). Pour être plaisant et remarquablement bien écrit, le concerto n° 2 en mi bémol majeur (allegro, romanze : andante, alla polacca) n’atteint pas le niveau de plénitude de son aîné. Il n’en est pas moins universellement connu et particulièrement apprécié du public pour sa polonaise finale. Deux concertos qui, si l’on en croit l’éminent musicologue Georges Servières (1858-1937), illustrent parfaitement « le contraste des deux aspects du tempérament de Weber : la mélancolie [...] et l’allure désinvolte, légère et fringante... »
Dernier Konzertmeister de la cour de Vienne, le Morave Franz Krommer (Frantisěk Kramář) a, comme ses contemporains, abondamment utilisé la clarinette, y compris sous forme concertante. Ce n’est toutefois pas un concerto pour une clarinette mais un concerto pour deux clarinettes en mi bémol majeur de 1815 qui retient plus particulièrement l’attention dans son œuvre. Après un premier mouvement agréable mais plutôt conventionnel (allegro), ce concerto se poursuit par un adagio mélancolique avant de s’achever, comme le mi bémol de Weber, sur une très dynamique polonaise (alla polacca).
Cette même année 1815 était créé le concerto pour clarinette en fa mineur du compositeur finlandais Bernhardt Henrik Crusell, lui-même brillant clarinettiste. Des trois concertos écrits pour cet instrument par Crusell, celui que l’on a surnommé « Le Grand » est sans conteste le plus réussi. Composé dans un style très classique en trois mouvements (allegro, andante pastorale, rondo : allegretto), il fait partie intégrante du répertoire des solistes. Mais le concerto en si bémol majeur, écrit en 1811, vaut également d’être écouté, ne serait-ce que pour son très enlevé rondo alla polacca, décidément dans l’air du temps.
Des piqués terrifiants
Autodidacte, le Polonais Karol Kurpiński a principalement écrit pour l’opéra, cherchant souvent son inspiration dans les thèmes populaires comme l’usage commençait à se répandre chez les grands compositeurs du 19e siècle. Si l’on ne perçoit pas d’influence populaire dans son charmant concerto pour clarinette en la majeur, celui-ci est en revanche incontestablement marqué par le goût de Kurpiński pour l’écriture scénique et, d’une certaine manière, proche de l’écriture de Weber.
Délaissée par les compositeurs romantiques en tant qu’instrument soliste dans un cadre symphonique, la clarinette a, durant quelques décennies, été réservée à la musique de chambre. Á l’exception de quelques concertos mineurs dus à des compositeurs comme Philipp Jakob Riotte ou Charles Duvernoy, c’est donc au sein de trios, de quintettes ou d’octuors (Schumann, Brahms, Reinecke, Reger, Coleridge-Taylor...) qu’elle a continué de tenir un rôle éminent dans la vie musicale. Et ce n’est qu’au 20e siècle que la clarinette a retrouvé ses lettres de noblesse en tant qu’instrument soliste digne de l’écriture de concertos.
Max Bruch doit à cet égard être remercié car son double concerto pour clarinette et alto a incontestablement inspiré d’autres compositeurs. Écrit en 1911 pour son propre fils clarinettiste – la même année que la rhapsodie pour clarinette et orchestre de Claude Debussy –, le concerto de Bruch est résolument méditatif avant d’être conclu par un final flamboyant dans lequel rivalisent les deux instruments (andante con moto, allegro moderato, allegro molto). Plutôt mal accueilli dans un premier temps, il s’est ensuite imposé comme l’un des derniers grands concertos romantiques.
C’est à la demande du « Roi du swing » Benny Goodman qu’Aaron Copland a composé son concerto pour clarinette en 1948. Créé par le célèbre artiste de jazz, ce bref concerto, très apprécié des solistes, comporte deux mouvements enchaînés et reliés par une cadence aux accents jazzy : un andante élégiaque (slowly and expressively) suivi d’un mouvement vif (rather fast).
Créé en 1968 par Jacques Lancelot, le concerto pour clarinette (allegro, scherzando, andantino, allegrissimo) de Jean Françaix est, comme l’a voulu le compositeur, tout à la fois « amusant à écouter » et redoutable à exécuter, et cela jusque dans son mouvement lent. Parlant de cette œuvre, Françaix a évoqué « ... un meeting aérien auriculaire, avec loopings, virages sur l’aile et piqués terrifiants... » Le résultat, dans sa plaisante modernité, est à la hauteur des espérances des solistes les plus chevronnés.
Émile Zola a dit un jour à propos de la clarinette : « Cet instrument représente l’amour sensuel ». Chacun appréciera selon sa sensibilité le bien-fondé de cette affirmation, mais une chose est sûre : la clarinette, qu’elle soit utilisée dans la musique classique, dans le jazz ou dans les musiques traditionnelles, est bel et bien toujours porteuse de sensualité. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter une doina roumaine interprétée à la taragote par Dumitru Fărcaş (ex : Doina din Batrini). Difficile de faire plus sensuel, non ?
Note : parmi les œuvres concertantes dignes d’intérêt non citées ci-dessus, on peut également retenir les concertos de Franz Anton Hoffmeister (pour 2 clarinettes), d’Antonio Casimir Cartellieri, d’Ignaz Pleyel, de Franz Danzi (pour clarinette et basson), de Leopold Koželuh, de Felix Mendelssohn (konzertstück pour clarinette et cor de basset) et de Saverio Mercadante. Plus près de nous, ceux de Ferruccio Busoni (1918), Carl Nielsen (1928), Igor Stravinsky (1946) ou Berthold Goldschmidt (1954). Liste évidemment non exhaustive...
* Au gré des modifications et des recherches de tonalités plus ou moins élevées, une trentaine de clarinettes différentes ont vu le jour. La clarinette en ré des débuts (celle des concertos de Molter) a très vite été boudée en raison de ses timbres aigus et, mis à part quelques œuvres destinées à la clarinette en ut, ce sont surtout les clarinettes en si bémol et en la, aux sons chauds et voluptueux, qui se sont imposées au fil du temps.
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