Les grands concertos pour piano
C’est aux alentours de 1710 que l’Italien Cristofori a mis au point son « gravicembalo col piano e forte ». Développé par l’Allemand Silbermann, l’instrument a commencé à se répandre entre 1730 et 1750 sous le nom de pianoforte. Après quoi, perfectionné par l’Anglais Broadwood puis par le Français Érard, il a pris le nom de piano à l’aube du 19e siècle. Grâce à la créativité de ces artisans de génie d’une Europe avant l’heure était né l’instrument qui allait révolutionner la création musicale, rivalisant dès la fin du 18e siècle avec le roi incontesté de la musique classique : le violon. Avant de le détrôner au cours du 19e siècle...

Élaborer un florilège des plus grands concertos pour piano et orchestre semble une gageure tant est considérable le nombre des œuvres qui ont été dédiées au clavier depuis le milieu du 18e siècle : probablement des milliers de concertos dont beaucoup sont encore inédits dans l’édition musicale contemporaine. Mais les défis sont faits pour être relevés, sans perdre de vue que les goûts peuvent différer fortement d’un amateur à l’autre. C’est donc en toute humilité que ce choix personnel, forcément subjectif, vous est proposé.
Compositeur de l’époque baroque, le grand Jean Sébastien Bach n’a jamais écrit de concerto pour piano (cet instrument n’existait encore que sous la forme d’un imparfait pianoforte), mais pour clavecin. Cela n’empêche pas que ses œuvres soient désormais régulièrement interprétées par les pianistes les plus renommés. Bach a écrit 14 concertos pour 1, 2, 3 et même 4 claviers (ce dernier d’après un concerto pour quatre violons de Vivaldi). Tous sont des transcriptions ou des arrangements de concertos préexistants pour instruments mélodiques, principalement violon et hautbois, à l’exception d’un seul : le concerto pour deux clavecins en ut majeur BWV 1061 (mouvement sans indication de tempo, adagio ovvero largo, fuga), premier concerto directement écrit pour le clavier dans l’histoire de la musique. Cela en fait une œuvre incontournable, même si l’on prend plus de plaisir encore à écouter le concerto pour clavecin en ré majeur BWV 1054 (allegro, adagio e piano sempre, allegro), transcription du concerto pour violon en mi majeur, ou le concerto pour deux clavecins en ut mineur BWV 1060 (allegro, adagio, allegro), arrangement d’un concerto pour violon et hautbois, dont le merveilleux mouvement central a été utilisé par Stanley Kubrick dans le film Barry Lyndon. Au prix d’un saut dans le temps, impossible de passer sous silence le superbe arrangement du concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1052 effectué à la fin du 19e siècle par le pianiste et compositeur italien Ferruccio Busoni. Enrichi de quelques notes ici et amputé là de quelques mesures, ce concerto dit de Bach/Busoni, caractérisé par un jeu très fougueux directement inspiré à Busoni par celui de Liszt, est une incontestable réussite, au point d’avoir longtemps été substitué dans le répertoire à l’œuvre originale de Bach : allegro non troppo ed energico, adagio, allegro.
Disons-le tout net, ce n’est pas avec ses concertos pour piano que l’immense Joseph Haydn a bâti sa réputation. Non que ses œuvres soient dénuées d’intérêt, bien au contraire, mais contrairement aux symphonies, elles ne dominent pas de leur éclat les productions de l’époque. Toute règle possédant une exception, Haydn nous a pourtant légué en 1783 une superbe partition avec son concerto pour piano n°11 en ré majeur (vivace, un poco adagio, rondo all’ Ungarese).
Une merveilleuse sérénité
Avant tout compositeur d’opéras – on lui en doit 41 ! – Antonio Salieri a écrit peu de musique instrumentale. Dans son répertoire, ne figurent que deux concertos pour clavier écrits en 1773, le n° 1 en ut majeur (allegro maestoso, larghetto, andantino) et le n° 2 en si bémol majeur (allegro moderato, adagio, tempo di minuetto : piu mosso). Tous les deux illustrent parfaitement l’écriture classique.
Si le répertoire pianistique doit peu à Joseph Haydn, il doit en revanche énormément à Wolfgang Amadeus Mozart. Des 27 concertos pour clavier (clavecin ou pianoforte) écrits par le génial Autrichien, près de la moitié sont de véritables chefs d’œuvre : les nos 9, 12, 16, 17, 19, 20, 21, 23, 25, 26 et 27, sans oublier le superbe concerto pour deux pianos en mi bémol majeur. Quatre d’entre eux se détachent pourtant, à des titres divers : Le concerto n° 9 en mi bémol majeur « Jeunehomme » KV271 (allegro, andantino, rondo : presto) ; écrit en 1777, Mozart a y donné le meilleur de lui-même pour une pianiste, Melle Jeunehomme, dont il pressentait qu’elle saurait en tirer le meilleur parti artistique ; premier de l’histoire à donner d’emblée la parole au piano, préfigurant le 4e concerto de Beethoven, ce concerto a été qualifié d’« Héroïque » par le grand critique Alfred Einstein. 1785 : pour la première fois, Mozart abordait le mode mineur, dans la tonalité qu’il allait ensuite reprendre pour l’opéra Don Giovanni et le Requiem ; le résultat en a été le sublime concerto n° 20 en ré mineur KV 466 (allegro, romance, rondo : allegro assai) dont les accents tragiques, mais aussi l’extraordinaire mouvement central, tantôt apaisé, tantôt grave, ouvriront la voie aux chefs d’œuvre de Beethoven. Changement de décor avec le concerto n° 21 en ut majeur KV467 « Elvira Madigan »* (allegro maestoso, andante, allegro vivace assai) ; composé quelques semaines seulement après le ré mineur, il nous baigne dans un univers enjoué mais aussi, dans son mouvement central, d’une merveilleuse sérénité. Comparé à ces deux géants, le concerto n° 27 en si bémol majeur KV 595 (allegro, larghetto, rondo : allegro) pourrait faire figure de parent pauvre s’il n’était aussi caractéristique du charme mozartien. Il a été le dernier concerto écrit par Mozart, moins d’un an avant sa mort.
Avec 80 opéras à son actif, Giovanni Paisiello a été avant tout un auteur de théâtre prolifique. Il n’en pas moins abordé le concerto avec bonheur comme en témoignent ses huit compositions pour clavecin ou pianoforte. Manifestement apparentées au classicisme mozartien et à l’écriture destinée à la scène, ces œuvres, sans atteindre le niveau du modèle, sont toutefois de très belle facture et particulièrement intéressantes à écouter, à l’image du pétillant concerto en ut majeur n° 1 (allegro, larghetto, rondo : allegro) ou du plus sombre concerto en sol mineur n° 4 (allegro, largo, rondo : allegretto).
Compositeur éminent en son temps le Bohémien Leopold Koželuh a composé, la plupart du temps dans un pur style classique, 22 concertos pour clavecin, pianoforte ou piano. Caractérisées par un sens développé de la mélodie, ces œuvres plaisaient au public, et ce n’est pas un hasard si, après Haydn et avant Beethoven, on a confié à Koželuh l’honneur de composer la musique du bal de la Redoute à Vienne en 1793. Fluide et séduisante, son écriture est parfaitement illustrée par son très enlevé concerto pour pianoforte à quatre mains en si bémol majeur (allegro, adagio, allegretto).
Beethoven endosse le costume de Titan
Ludwig van Beethoven a incontestablement marqué avec Mozart le sommet de la création en termes de concertos pour piano. Des cinq concertos qu’il a composés, quatre sont des chefs d’œuvre, le très sage n° 2 de 1784 (en réalité le premier, mais publié plus tard) étant l’œuvre de jeunesse d’un Beethoven âgé de 14 ans. Le compositeur a ensuite attendu l’année 1798 pour aborder à nouveau le genre avec le concerto pour piano n° 1 en ut majeur (allegro con brio [1, 2], largo [1, 2], rondo : allegro scherzando) ; encore sous l’influence de Haydn et Mozart, celui-ci laisse néanmoins déjà apparaître des traits purement beethovéniens, et cela dès les toutes premières mesures. Composé en 1800, le concerto n° 3 en ut mineur (allegro con brio [1, 2], largo [1, 2], rondo [1, 2]), est le seul des cinq dans une tonalité mineure ; rompant résolument avec l’inspiration classique, il est caractérisé par un souffle rebelle, et par instants véhément, qui l’emporte vers les sommets de l’art musical. Des sommets où l’ont rejoint en 1806 le magnifique concerto n° 4 en sol majeur (allegro moderato [1, 2], andante con moto, rondo : vivace), superbement lyrique et introspectif, puis en 1809 le grandiose concerto en mi bémol majeur « L’Empereur » (allegro [1, 2], adagio un poco mosso, rondo : allegro). Avec ce dernier, « Beethoven endosse le costume de Titan, sculptant son ouvrage dans un moule héroïque » a écrit le musicologue Neville Cohn, et cela suffit à définir le caractère de cette œuvre. Sans les progrès de sa surdité, nul doute que Beethoven eût composé d’autres concertos pour son instrument de prédilection tant étaient immenses ses qualités d’interprète avant l’apparition de cette terrible informité. Á l’écoute des œuvres symphoniques ultérieures, on mesure l’ampleur de la perte pour le répertoire pianistique.
Sans atteindre à la notoriété de Haydn ou Mozart, Johann Nepomuk Hummel n’en a pas moins été l’un des grands compositeurs de son époque, et ce n’est pas un hasard s’il a succédé à Haydn au poste de Kapellmeister (Maître de chapelle) du prince Esterházy. Curieusement, ce n’est pas à ses huit concertos pour piano que Hummel doit la grande notoriété dont il jouit encore de nos jours, mais à son célébrissime concerto pour... trompette. Pianiste virtuose – les spectateurs enthousiastes montaient debout sur leurs fauteuils ! – Hummel a laissé de très belles compositions pour son instrument, à l’image du concerto n° 5 en la bémol majeur (allegro moderato, romanze : larghetto con moto, rondo alla spagniola) daté de 1830. Autre pièce intéressante : son concertino pour piano en sol majeur (allegro moderato, andante grazioso, rondo). Publié en 1816, il est fort différent de l’écriture pianistique habituelle de Hummel. Et pour cause : il s’agit là d’une transcription d’un concerto pour mandoline écrit en 1799, ce qui suffit à expliquer pourquoi il possède encore tout le charme d’une œuvre... mozartienne.
Tout le monde sait que Frédéric Chopin a surtout écrit pour lui-même, autrement dit pour le piano seul, et l’on a tous en tête une valse, un nocturne, une polka ou une polonaise du romantique musicien. On doit pourtant à Chopin deux concertos pour piano et orchestre, composés après la Grande fantaisie sur des thèmes polonais et le rondeau de concert Krakowiak. Disons-le tout net, ces deux opus, malgré leurs qualités, ne peuvent rivaliser avec les chefs d’œuvre concertants, eu égard au rôle limité de l’orchestre, traité un peu à la manière de ce que faisaient dans leurs propres compositions les virtuoses Paganini pour le violon ou Mercadante pour la flûte. Hector Berlioz alla même jusqu’à parler, à propos des parties orchestrales de Chopin, d’« accompagnement presqu’inutile » ! C’est pourtant avec un grand plaisir que l’on écoute le concerto n° 2 en fa mineur. Composé entre 1829 et 1830 à Varsovie dans le style « brillant » cher à Chopin, cette œuvre a été accueillie triomphalement le 17 mars 1830 lors de sa première exécution publique. Et pour cause : on y trouve tout ce qui séduisait alors les inconditionnels du Polonais, comme le montre le finale aux accents de mazurka.
Le tourmenté Robert Schumann avait écrit en 1841 pour son épouse Clara une fantaisie pour piano et orchestre. Complétée en 1845 par un intermezzo et un finale enchaînés sans interruption, cette œuvre, délaissant délibérément l’écriture virtuose alors très prisée, est devenue l’un des fleurons de la musique romantique : le célèbre concerto pour piano en la mineur, à la fois méditatif et énergique (allegro affetuoso, intermezzo, finale).
Un concerto injouable
Pianiste virtuose, Franz Liszt a énormément écrit pour son instrument. Mais, comme Chopin, on ne lui doit que deux concertos pour piano, tous deux bâtis sans interruption entre les mouvements. Si le concerto en la majeur n°2 de 1861, qualifié de « symphonique » par Liszt lui-même, est intéressant par son contenu méditatif, voire élégiaque, il n’égale pas la fougue et la séduction presque triviale du concerto en mi bémol majeur n° 1 (allegro maestoso, quasi adagio, allegretto vivace, allegro marziale animato). Créée en 1855 par le compositeur sous la direction d’Hector Berlioz, cette œuvre, vivement décriée par la critique lors de sa création, est aujourd’hui l’une des plus jouées du répertoire.
Des deux concertos pour piano composés par Johannes Brahms, l’un en 1858 et le second en 1881, c’est incontestablement vers le premier que vont les faveurs du public, mais aussi des interprètes. Construit très classiquement en trois mouvements, le concerto pour piano en ré mineur n° 1 s’ouvre sur une très longue introduction orchestrale avant de donner la parole au piano qui, dès lors, se mêle à l’orchestre plus qu’il ne dialogue avec lui. Après ce mouvement aux dimensions monumentales, suivent un adagio introspectif en forme d’hommage à la pianiste Clara Schumann, puis un rondo aux accents populaires dont le principal motif est universellement connu. Superbe !
Le compositeur norvégien Edvard Grieg, génial auteur de l’opéra Peer Gynt, n’a achevé, en 1868, qu’un seul concerto pour piano dont il n’a d’ailleurs jamais été satisfait, le remaniant à différentes reprises. Un avis non partagé par les grands solistes qui, très nombreux, ont inscrit ce concerto en la mineur à leur répertoire, pour le plus grand plaisir des mélomanes, charmés d’emblée par la célébrissime introduction du premier mouvement : allegro molto moderato, adagio, allegro moderato molto e marcato.
Retour vers les sommets avec Piotr Ilitch Tchaïkovski et son formidable concerto pour piano en si bémol majeur (allegro non troppo... [1, 2], andantino semplice..., allegro con fuoco), indiscutablement le meilleur de ses trois concertos pour le clavier. Comme souvent chez Tchaïkovski, on retrouve dans cette œuvre impétueuse et grandiose composée en 1874, des thèmes russes, ou plus précisément ukrainiens, sous la forme de chants populaires exaltant l’âme et les danses cosaques. Le pianiste Nicolas Rubinstein ayant trouvé le concerto « sans valeur » et même « injouable », c’est le chef d’orchestre Hans von Bülow qui est devenu le dédicataire de l’œuvre. Et c’est lui qui, de manière prémonitoire, en a le mieux parlé dans sa lettre de remerciement au compositeur : « Ce concerto un véritable joyau, et vous méritez la reconnaissance de tous les pianistes », écrivait-il en 1875. Un avis unanimement partagé aujourd’hui.
Des quatre concertos pour piano de Sergueï Rachmaninov, le public retient surtout, et à juste titre, les deux œuvres médianes. Dédié en 1901 au Dr Dahl qui l’avait sorti d’une dépression de trois années et lui avait conseillé d’écrire cette œuvre, le superbe concerto en ut mineur n° 2 (moderato [1, 2], adagio sostenuto [1, 2], allegro scherzando [1, 2]) met, dit-on, en scène les différentes étapes de la reconstruction psychique du compositeur. Le résultat n’en est que plus émouvant ! Composé en 1909 pour le public américain, le concerto en ré mineur n° 3 (allegro non tanto, intermezzo, alla breve) est sans doute l’œuvre de Rachmaninov la plus célèbre. Magistrale dans sa forme et redoutable sur le plan technique, cette œuvre monumentale mêle la libre inspiration de Rachmaninov aux éléments puisés dans les cultures slave et américaine. Malgré sa très grande difficulté, il est au répertoire de tous les grands pianistes.
De très nombreux autres compositeurs ont apporté leur pierre à l’édifice en dotant le répertoire pianistique d’œuvres de grande qualité. Parmi eux : CPE Bach, JL Dusík (Dussek), Simone Mayr, Carolus Fodor, JB Cramer, Ignaz Moscheles, Henry Litolff, Serge Prokofiev, Benjamin Britten. Sans compter les trésors encore cachés dans les bibliothèques...
* Le sous-titre a été ultérieurement donné à ce concerto, en hommage à une funambule suédoise, Elvira Madigan, dont il était l’œuvre préférée. Le destin tragique de cette jeune femme a donné lieu à un film éponyme où ce concerto est omniprésent.
Précédents articles sur la musique classique :
« Eroica », ou la révolution symphonique
Les grands concertos pour violon
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