Les mystères du peuple : le livre maudit
Eugène Sue, 1804-1857, est un écrivain français connu notamment pour ses ouvrages Les mystères de Paris et Le juif errant. Il fut aussi un temps député républicain du département de la Seine, aujourd’hui supprimé.
Son roman historique, Les mystères du peuple, ou l’histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, est moins connu, bien qu’il soit sa réalisation la plus ambitieuse, notamment du fait de son caractère peu accessible [1].
Voici le résumé (Ed. Robert Lafont, collection Bouquins) :
« Ce roman fleuve retrace, sur plusieurs milliers de pages, la vie d’une famille de prolétaires de l’an 57 avant Jésus-Christ à l’avènement de Napoléon III. A travers des tableaux mouvementé de l’Histoire - de la Gaule pastorale aux cruautés des Francs, en passant par les débauches romaines et la geste du Christ - Sue tente de démontrer qu’ « il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au pris de leur sang, par l’INSURRECTION ». C’est cette vaste fresque du combat du peuple à travers les siècles pour son émancipation que raconte Les mystères du peuple, dans ce style trépidant du feuilleton qui fait le charme de l’auteur [...] : batailles, massacres, révoltes et conspirations remplissent ces pages fébriles ».
Et une présentation de Régine Deforges :
« Dès que j’ai lu Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, j’ai désiré porter à la connaissance du plus large public possible une oeuvre introuvable que maints gouvernements avaient tenté d’étouffer, sous le principal prétexte qu’on y parlait de liberté, et que l’ on y montrait, à travers l’histoire d’un peuple, le nôtre, ce qu’il avait fallu de souffrances, de larmes, de sang, de courage et d’abnégation à des hommes et à des femmes vivants dans un état d’ignorance abominable, pour devenir des êtres libres, capables de prendre en main leur destin et celui de leurs enfants. Les Mystères du peuple, c’est la victoire de Jacques Bonhomme - c’est ainsi que l’on nommait, par dérision, le petit peuple jusqu’à la fin du XVIIIe siècle - sur l’oppression imbécile, ses victoires sur les pouvoirs, l’Eglise et l’Etat, malgré l’abrutissement physique et moral dans lequel il était maintenu. Le mérite d’Eugène Sue fut d’avoir compris cette grande cause et de s’y être dévoué : apprendre au peuple français d’après 1848 à ne pas désespérer de l’avenir, mais à lutter, lutter sans cesse pour sa liberté. Les Mystères du peuple n’est pas seulement une vaste épopée de l’histoire du prolétariat, c’est l’une des oeuvres les plus puissantes et les plus passionnées d’Eugène Sue, c’est, en somme, l’ aventure du socialisme au XIXe siècle. Mais c’est également une merveilleuse histoire que l’on peut lire pour le plaisir seulement, à la manière des enfants qui à la fin d’un livre aimé s’écrient : Déjà ! »
Pas étonnant que ce livre ne soit pas au programme de l’éducation nationale, il a été censuré sous le second Empire en raison de son caractère subversif, dénonçant l’Eglise de Rome, la cupidité et la luxure des romains, puis des francs.
Le premier roman paraît le 1er aout 1857. Il est aussitôt condamné par le procureur impérial Ernest Pinard : « L’auteur des Mystères du peuple n’a entrepris cet ouvrage et ne l’a continué que dans un but évident de démoralisation ».
On lui reproche : « L’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs, l’outrage à la religion catholique, l’excitation à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres l’apologie de faits qualifiés crimes ou délits par la loi pénale, les attaques contre le principe de la propriété, l’excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la Constitution, délits prévus et punis par les articles 6 de la loi du 26 mai 1819, 1er de la loi du 25 mars 1822, 3 de la loi du 27 juillet 1849, et 3 et 4 de la loi du 18 août 1848 ».
Le jugement impose la destruction des clichés et la suppression de l’ouvrage. En Prusse et en Autriche l’ouvrage subit le même sort. Il est mis à mal par l’intelligentsia de gauche.
Expérimentant le roman à feuilletons, Sue écrit une œuvre impressionnante, sur seize volumes - plusieurs milliers de pages - qui lui prendra une dizaine d’années, décédant au moment du procès. Basé sur des notes historiques, il est difficile à classer : manuel d’histoire, pamphlet politique ou épopée romanesque (Ed. Robert Laffont) ?
Petite impression personnelle : ce livre m’a vivement impressionné - par son érudition, par son aspect historique, son engagement, son style, son entrain et son mordant. Pourtant je peux dire que je ne suis pas fan du roman, préférant les essais et documentaires. Cette histoire de France, romancée, et revisitée, ne fait pas l’épargne de la cruauté du passé. Certains passages sont insoutenables. D’autres rappellent étrangement des similarités entre la révolution de 1848 et notre époque actuelle (voir extrait ci-dessous). A l’heure du débat sur l’identité nationale il me paraît à propos de rappeler à la mémoire ce grand auteur oublié.
Bienvenu dans le réel.
Extrait (1857) :
– Encore surpris ! pauvre Georges ! Et pourquoi ? parce
qu’il y a des bourgeois ? Voilà le grand mot, des bourgeois ré-
publicains socialistes ! Voyons, Georges, sérieusement, est-ce
que la cause des bourgeois n’est pas liée à celle des prolétaires ?
Est-ce que moi, par exemple, prolétaire hier, et que le hasard a
servi jusqu’ici, je ne peux pas, par un coup de mauvaise fortune,
redevenir prolétaire demain, ou mon fils le devenir ? Est-ce que
moi, comme tous les petits commerçants, nous ne sommes pas à
la discrétion des hauts barons du coffre-fort ? comme nos pères
étaient à la merci des hauts barons des châteaux-forts ? Est-ce
que les petits propriétaires ne sont pas aussi asservis, exploités
par ces ducs de l’hypothèque, par ces marquis de l’usure, par ces
comtes de l’agio ? Est-ce que chaque jour, malgré probité, tra-
vail, économie, intelligence, nous ne sommes pas, nous, com-
merçants, à la veille d’être ruinés à la moindre crise ? lorsque,
par peur, cupidité ou caprice de satrape, il plaît aux autocrates
du capital de fermer le crédit, et de refuser nos signatures, si
honorables qu’elles soient ? Est-ce que si ce crédit, au lieu d’être
le monopole de quelques-uns, était, ainsi qu’il devrait l’être et le
sera, démocratiquement organisé par l’État, nous serions sans
cesse exposés à être ruinés par le retrait subit des capitaux, par
le taux usuraire de l’escompte ou par les suites d’une concur-
rence impitoyable ? Est-ce qu’aujourd’hui nous ne sommes
pas tous à la veille de nous voir, nous vieillards, dans une posi-
tion aussi précaire que celle de votre grand-père ? brave invalide
du travail, qui, après trente ans de labeur et de probité, serait
mort de misère sans votre dévouement, mon cher Georges ?
Est-ce que moi, une fois ruiné comme tant d’autres commer-
çants, j’ai la certitude que mon fils trouvera les moyens de ga-
gner son pain de chaque jour ? qu’il ne subira pas, ainsi que
vous, Georges, ainsi que tout prolétaire, le chômage homicide ?
qui vous fait mourir un peu de faim tous les jours ?
Voir aussi :
- LES MYSTÈRES DU PEUPLE - Résumé de l’oeuvre - Condition de production - Commentaires - Procès - Illustrations (html)
- Eugène Sue où quand la petite Histoire rejoint la grande (pdf)
A télécharger :
- Tome I, Tome II, Tome III sur ebooksgratuits.com (pdf)
- Table des matières & Tomes I à XVI sur Wikisource, qui offre aussi la possibilité de télécharger en pdf.
Notes :
- [1] à ma connaissance, il n’existe actuellement que l’édition Robert Laffont (collection Bouquins) qui diffuse à ce jour Les mystères du peuple d’Eugène Sue. Et encore, il ne s’agit que d’une version tronquée, puisqu’il manque la moitié de l’ouvrage : un 2ème tome fait défaut !

17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON