Les sulfureuses tourtes de la rue des Marmousets
Au 14e siècle, il y eut dans la bonne ville de Paris un pâtissier qui avait la réputation de confectionner les meilleures tourtes à la viande qui se pouvaient déguster dans la capitale du royaume de France. Un régal ! Le roi Charles VI lui-même était, dit-on, friand de ces délicieux – et ô combien étonnants – pâtés en croûte…
À cette époque, le cloître Notre-Dame jouxtait le flanc nord de la cathédrale. On trouvait dans ce lieu clos de murs et rigoureusement interdit à toute présence féminine moult ruelles et maisons, lesquelles servaient de logement aux chanoines. Ancêtre de l’Université, l’« école cathédrale de Paris », principalement fréquentée par des étudiants en théologie, y était également implantée. On accédait à cet enclos canonial par quatre portes sévèrement gardées. L’une d’elles était la porte des Marmousets, laquelle débouchait sur la rue éponyme*.
Parmi les quelques échoppes qui s’ouvraient sur cette voie serrée entre les maisons à encorbellements figuraient deux commerces contigus. L’un était tenu par un barbier, l’autre par un pâtissier. Deux hommes que leur état ne prédisposait pas à collaborer. Les deux compères, unis comme larrons en foire, s’entendaient pourtant si bien qu’ils décidèrent un funeste jour de l’an 1384 d’associer leurs compétences, le premier maniant le rasoir avec une grande dextérité, le second le hachoir avec un savoir-faire exemplaire.
De leur collaboration naquirent des pâtés à la viande dont la remarquable finesse, le délicieux fumet, et plus encore l’exquise saveur, conquirent très vite les bourgeois, les échevins et les nobles de Paris. Les chanoines du cloître eux-mêmes n’étaient pas insensibles à cette tentation, leurs patenôtres ne les empêchant pas – hors période de carême et jeûnes hebdomadaires, cela va de soi –, d’enrichir de bonne chère les brouets du quotidien : pour être des religieux, ces bons apôtres n’en étaient pas moins des hommes !
Tandis que se répandait en ville la nouvelle que nul pâté ne pouvait égaler les tourtes du maître pâtissier de la rue des Marmousets – le souverain lui-même, disait la vox populi, appréciait de les déguster en son palais royal –, il se trouva que, de loin en loin, quelques élèves des chanoines de Notre-Dame vinrent progressivement à abandonner les cours. On ne s’en inquiéta guère, les étudiants étant à un âge où leur motivation pouvait se trouver détournée par quelques attraits d’une tournure différente.
Parmi ces jeunes gens figurait un étudiant souabe nommé Gunther. Contrairement à ses condisciples, il n’allait pas seul dans les rues et les venelles de la ville : un schnauzer d’une grande fidélité le suivait en tous lieux et l’attendait patiemment devant l’huis lorsqu’il avait à faire dans quelque local. Comme d’autres élèves avant lui, ce Gunther fut, un jour de 1387, absent aux cours, ce qui ne manqua pas de fortement surprendre le chanoine Audibert qui se plaisait à louer le grand sérieux et la remarquable assiduité de cet étudiant.
Alors qu’il s’était engagé quelques heures plus tard dans la rue des Marmousets, le chanoine fut stupéfait de découvrir le chien de Gunther geignant en posture de grande affliction devant l’échoppe du pâtissier. Quelques chalands avaient tenté de donner de la nourriture à l’animal, mais ce n’était manifestement pas de faim qu’il souffrait. Saisi d’un doute atroce à la vue de ce schnauzer délaissé dont les gémissements lui brisaient le cœur, le chanoine Audibert fit quérir deux gens d’armes de la prévôté.
Sitôt arrivés, ceux-ci pénétrèrent dans l’échoppe à la demande du prêtre. Ils y découvrirent le plus effrayant tableau qui se puisse voir : le corps de Gunther, égorgé puis décapité par le barbier, avait été démembré et dépecé par les deux criminels qui s’affairaient à hacher les chairs de l’étudiant souabe afin de confectionner les délicieuses tourtes qui faisaient la renommée du pâtissier de la rue des Marmousets. Saisis puis entravés, les deux hommes furent sur-le-champ conduits devant le prévôt de Paris Audouin Chauveron.
D’autres restes humains ayant été découverts dans les caves, l’instruction de l’affaire et le procès des deux criminels furent rondement menés. Ils le furent avec d’autant plus de zèle et de rigueur que les magistrats, friands des tourtes à la viande de la rue des Marmousets, eurent à subir de fort désagréables nausées durant tout l’épisode judiciaire. Condamnés à subir la malemort, le barbier et le pâtissier – ou plus exactement ce qu’il restait d’eux après avoir subi la « question » – furent pendus aux plus hautes fourches du Gibet de Montfaucon et leurs dépouilles données en pitance aux freux.
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Vous l’avez compris, chers amis lecteurs, il s’agit là d’une « légende urbaine » médiévale, dirait-on de nos jours. Une de ces rumeurs tenaces dont nul ne connaît l’origine mais que l’on prend un malin plaisir à perpétuer en société. En l’occurrence, ce texte est la énième version d’une histoire maintes fois contée et dont l’habillage a si souvent changé qu’il serait vain de prétendre en dresser la liste. Cette narration-là, commise par votre serviteur, diffère elle-même sur plusieurs points de la plupart des autres, notamment en termes de châtiment, les criminels étant le plus souvent brûlés vifs dans des cages de fer.
En réalité, il n’existe nulle trace historique que de tels actes de barbarie aient été réellement commis. Seul un prieur de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Jacques du Breul, y fait allusion dans une chronique de 1612, mais sans apporter le moindre élément confirmant la véracité de ces abominables pratiques : « C’est de temps immémorial, que le bruit a couru qu’il y avait en la Cité de Paris, rue des Marmousets, un pâtissier meurtrier, lequel ayant occis en sa maison un homme, aidé à ce par un sien voisin Barbier, feignant raser la barbe : de la chair d’icelui faisait des pâtés qui se trouvaient meilleurs que les autres, d’autant que la chair de l’homme est plus délicate, à cause de la nourriture, que celle des autres animaux. Et que cela ayant été découvert, la Cour de Parlement ordonna qu’outre la punition du Pâtissier, sa maison soit rasée, et outre ce une pyramide ou colonne érigée audit lieu, en mémoire ignominieuse de ce détestable fait : de laquelle reste encore part et portion en ladite rue des Marmousets. »
Que cette tragique histoire ait, ou pas, réellement existé n’a guère d’importance, le plaisir morbide que l’on éprouve à la lecture ou à l’écoute de tels récits n’étant pas lié à un certificat d’authenticité. Qui peut d’ailleurs dire quel est le plus crédible, d'un évènement puisé dans la réalité, ou d'un autre dans la fiction ? Nicolas Boileau a, dans le Chant III de L’Art poétique, professé que « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ». À quoi l’on peut lui répondre qu’a contrario, la fiction prend souvent toutes les apparences de la vérité !
De telles légendes alliant le meurtre au cannibalisme ont sans doute existé dans de nombreux pays. Le cas le plus connu est celui de Sweeny Todd, un barbier londonien qui se chargeait d’occire certains de ses patients afin que sa maîtresse, Mrs Lovett, farcisse de leur chair ses pâtés en croûte. Cette histoire a connu un regain de succès outre-Manche lorsque Tim Burton l’a portée à l’écran en 2007 sous le titre Sweeney Todd, The Demon Barber of Fleet Street. L’histoire londonienne a-t-elle été inspirée par celle de la rue des Marmousets ? Nul ne le sait. Mais une chose est sûre : mieux vaut ne pas s’intéresser à ces barbiers et pâtissiers avant de passer à table, surtout s’il y a au menu des tourtes à la viande !
* La rue des Marmousets a été intégrée en 1874 dans la rue Chanoinesse.
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