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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Marie Noël ou la traversée de la nuit

Marie Noël ou la traversée de la nuit

A l’heure où disparaît une figure comme celle de sœur Emmanuelle, voici une autre voix, tout aussi humble, qui a chanté l’amour. Entendons-la au moment où, sur nos écrans, le film de Mesrine fait l’apologie de la mort.

 « Rappelez-la, peureuse et la bouche souillée
 

 De larmes, de douleurs et d’épouvantes bues,
 

 Ramenez-la, voilant avec ses mains mouillées
 

 La honte de ses yeux que personne n’a vue ».
 

Sœur de Baudelaire et peut-être même d’Antonin Artaud, selon André Blanchet, cette poétesse, que certains ont trop vite confinée « dans des bergeries délicieusement apprêtées », parle secrètement, à voix basse, presque tue, à ses frères emmurés, à ceux qui n’ont jamais pu donner de nouvelles de leur nuit noire. Cette nuit noire, qu’est-ce, sinon celle du doute ? Tout d’abord le doute de soi. Qui suis-je, moi, condamnée à ourler à petits points l’ouvrage de la vie, dans une morne existence provinciale ?

 

 « Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi ?
 

 Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ? Le puis-je ?
 

Puisque rien ne peut être outrepassé, à quoi bon ? Fuir, mais où ? Feu éternellement allumé dans les ténèbres de cet enfer intérieur, le désir se précise :
 

 « Je suis là, goutte à goutte, en train de disparaître…
 

 Je ne suis rien… N’approche pas. »
 

Le vœu est prononcé de ne plus avoir de moi, de guérir d’être immortelle. Impossible, tant l’amour est plus obstiné que l’enfer. Fuyant un monde usé par l’habitude et une religiosité confite dans ses images pieuses, Marie Noël, incroyable aventurière de l’esprit, va prendre possession de son âme. L’âme ne s’impose pas, elle se laisse éclore. Il faut à chacun la patience et le don de faire apparaître cette part secrète, voilée, déjà chargée d’éternité qui est en nous déjà plus que nous-même.
 

 « J’ai mon âme rencontrée,
 

 Comme en l’herbe haute un puits
 

 Ouvert à la dérobée,
 

 Mon âme, béante nuit…
 

  Et dedans je suis tombée. »
 

Qui mieux que les poètes et les mystiques, et particulièrement les poètes mystiques, savent exprimer cette peur du lieu où l’âme, en proie à la détresse, entre dans ses profondeurs et l’intimité de Dieu, affichant au regard de tous l’urgence de l’option spirituelle ? Dieu est là, également la tentation de s’en détourner. Il faut choisir.
 

 « Personne n’était Vous, ni chair, ni sang, ni voix,
 

 Ni regard, ni pitié, dans le vide, personne !

 … Dieu trop grand, trop noir, que je ne connais pas. »
 

N’est-ce pas la nuit qui enfante le jour, les ténèbres qui engendrent la lumière ? Cette amoureuse que désire-t-elle ? L’amour, certes, mais quel amour ? Quel homme peut satisfaire l’exigence d’une âme à tel point habitée ? Le désir métaphysique aspire à l’au-delà de tout. A ce moment, le Désiré ne comble pas, il creuse, et le désirant s’épuise dans sa propre démesure à désirer l’absolu, non l’égal, mais l’Inconnaissable, l’absolument Autre, Celui qui a aimé avant d’être aimé.

Devant ce mystère insondable, Marie Noël ne se dérobe pas. Elle se laisse simplement couler à pic :
 

 « Je laisse en m’endormant couler mon cœur en Vous
 

 Comme un vase tombé dans l’eau de la fontaine

 Et que vous remplissez de Vous-même sans nous. »

La femme poète avoue : « Quand Dieu a soufflé sur ma boue pour y faire prendre mon âme, Il a dû souffler trop fort. Je ne me suis jamais remise du souffle de Dieu. »
 

Puis l’âge venant, cette voix qui a si bien su chanter dans l’œuvre poétique devient dans ses « notes intimes » une voix aux audaces incroyables. Ce n’est plus le carillon qui sonne les heures de la vie liturgique, mais une cloche d’airain qui tente de réveiller les consciences assoupies, de les sensibiliser au coriace, à l’irréductible problème du Mal. Si le Mal se rencontre partout, comment ne serait-il pas d’abord dans le Créateur ? Et comment concevoir que subsiste face à Dieu, quoi que ce soit qui résiste à Dieu ? A l’incroyant qui s’octroie trop souvent le monopole de l’inquiétude, des poètes comme Marie Noël sont là pour témoigner que cette inquiétude habite aussi le cœur du croyant. Comme elle le dit, elle est descendue aussi loin que possible dans la « grande nuit où personne ne guide personne. » Pas même l’église, aucun prêtre, aucune philosophie chrétienne, aucun théologien. Il est vrai qu’à l’inverse des idéologies, la foi ne nous circonscrit pas dans les limites d’un quelconque système et que le doute lui-même est priant. Ce qui nous éclaire est que Dieu n’est absent nulle part, ni dans le dangereux espace où le poète s’aventure, ni dans le naufrage où il croit s’ensevelir.
 

« Ah que les mystères de la Religion, les mystères révélés sont harmonieux et doux à l’homme à côté de ce Mystère du Commencement, le Mystère du Mal, le seul où Dieu ne nous donne pas à croire, mais à penser ! »
 

 Témoin des deux guerres, du nazisme comme du communisme et des totalitarismes qui ont défiguré le XXe siècle, Marie Noël habite son inquiétude avec une incontestable violence, qu’il était difficile de soupçonner de la part de la discrète demoiselle d’Auxerre. Elle ose même dire à Dieu : «  Si vous aimiez tant les morts, pourquoi avez-Vous créé les vivants ? » Contre cette Nécessité de Dieu, sa pensée se débat, se brise, sans que la parole ne cesse d’être prière. A ce mal auquel chacun est initié par la vie, qu’opposer d’autre que l’amour ? D’autant qu’il n’y a pas de bien absolu. « Si nous connaissons le mal, il est difficile de discerner ce qui est bon », écrivait Pascal. Une morale trop rigide ne risque-t-elle pas de transformer l’homme en monstre ? Privée de cœur, la vertu serait privée de sympathie. Dans l’ordre éthique du bien, il n’y a pas de situation acquise, mais c’est parce que le bien est quasi-impossible qu’il faut s’essayer à le réaliser. Le génie nocturne du poète évolue désormais entre deux mondes : le monde visible qui la fait vivre dans son « étouffement » et le monde invisible qu’elle interroge en vain. Le silence de Dieu la torture, alors que la loi de l’Eglise pèse de tout son poids humain et l’oppresse. Elle redoute plus que tout « l’effrayant paradis » et « les justes » et aspire au tête-à-tête avec la Vérité, avec Dieu. En définitive, le Péril est en Dieu, non en l’homme. « Vous aurez été, dira-t-elle à Dieu, mon unique adversaire, le risque ténébreux où j’ai couru sans armes ».
 

 « L’âme comme une île déserte entourée de Dieu de tous côtés.
 

 Et dans le cercle, prise au piège, cette petite fille qui a peur. »
 

Cependant elle l’admet, malgré l’inquiétude, la perplexité, elle se sait, elle se veut, elle s’accepte déjà « à l’intérieur de Dieu ». Elle est doucement encerclée, abandonnée, priante, acceptante. Elle est amour.
 

Puisque l’amour est folie, soyons folle, soyons ce chant qui déborde les lèvres, cette eau vive qui déborde les berges.
 

 « Est-elle folle ? Est-elle morte ?
 

 Un grand cri
 

 Jusqu’au bout de l’angoisse emporte
 

 Son esprit. »
 

Ainsi que Thérèse de Lisieux et tant d’autres, Marie Noël a connu l’épouvantement, c’est-à-dire la Nuit spirituelle, l’absence de Dieu qui est déjà présence, école de la sainteté dont on meurt avant de re-naître et de se re-connaître dans l’Amour retrouvé. Comme elle, comme eux, nous sommes appelés à cette sainteté de l’amour qui est le don de soi à l’autre, au tout Autre, afin de lui retourner cet Amour dont nous sommes aimés. Cette épreuve n’a probablement d’autre conséquence que d’élargir les limites de la raison, de façon à ce que l’être soit saisi par le seul Amour en mesure de le satisfaire et de le contenir. L’amoureuse a laissé place à la mystique, la peur à l’allégresse, le dogme au Mystère.

Après les cris de désespoir et de colère, presque rimbaldiens :
 

 « Que me veut-on ? Que j’aille et prie,
 

 Quand vient le soir,
 

  Leur Dieu, leurs saints et leur Marie
 

 Pour te revoir ?
 

 C’est contre eux tous que mon sang crie
 

 De désespoir ! 
 

 Ces loups du ciel, voleurs de vie ! »
 

Voilà enfin le fiat (que cela soit), le fiat bouleversant du consentement. L’Amour, cet Amour qui répond à toutes les attentes peut être, se veut peut-être à ce prix ?

 

 « Quand tu verras ton Dieu cessant de te défendre,

 

 qu’à jamais tout regard s’est retiré de Lui,

 Rien ne te sera plus que vide, sauf apprendre

 Un seul mot, ta leçon, un seul sans autre : OUI.
 

  Dis-le docile et coule. Avale tout l’abîme
 

 Où le ciel renversé sombrement s’engloutit.
 

 Coule, joignant les mains… C’est au fond qu’est la cime…
 

 Ah ! quelle délivrance est au fond de l’abîme !
 

 Voici ma joie avec son glaive de vainqueur. »
 

Marie Noël n’aura pas cherché en vain sa place dans un monde où « l’ordre de la maison » et « la loi de l’Eglise » étouffaient un cœur qui criait  « sauver la désobéissance » et se cabrait devant ce qui cherchait à définir Dieu, l’Indéfinissable. L’amour humain ayant été incapable de lui offrir cet espace libre où elle puisse respirer, elle n’aura plus eu de cesse que de le chercher ailleurs, le chercher jusqu’à se perdre. Mais ayant perdu le peu qu’elle possédait (la foi), elle a tout retrouvé, ainsi que le promet l’Evangile : « Qui s’attache à soi se perd, qui se perd pour moi se trouve ».

 

L’Amour aura eu raison de Marie Noël.


CHANT DE LA MERCI
À tous ceux qui très loin sont captifs
Dans le silence ; aux âmes enchaînées
Par la longueur des muettes années
En nul ne sait quels abîmes plaintifs ;
À ceux dont l’ombre a tant de murs sur elle
Qu’ils n’ont jamais pu donner de nouvelle
De leur nuit noire aux gens qui sont dehors ;
Ceux pleins d’appels dont nulle voix ne sort,
Dont le secret cherche un mot qui l’emporte ;
Ceux dont le cœur bat sans trouver de porte,
À tous ceux-là - je ne sais pas combien -
Je viens. Je suis petit oiseau, je viens.
Je viens, je suis moucheron, un rien frêle. Une aile.
Et j’ouvre et je donne mon aile
Pour alléger leur épaule et mon chant
Pour délivrer mon âme à travers champs. Je viens.
J’ai pris dans leurs fers, à leur place,
Leur cœur en moi pour m’envoler avec.
Je suis le pleur jailli de leurs yeux secs,
Je souffre en eux, je lutte, je suis lasse,
J’ai faim. Je tremble en des rêves tout bas,
J’ai peur... Je suis ce que je ne suis pas,
Ce que je suis peut-être - jeune fille
Que le printemps entête et qui vacille
Avec ce cœur lourd de divin ennui
Qu’on ne peut pas porter seule - je suis
Celle blessée entre toutes qui pleure.
Et je serai les pauvres tout à l’heure.
Quand je suis eux je ne dors pas la nuit -
J’irai criant, pour qu’un cri nous soutienne,
Mes maux - les leurs - nos tâches, nos soucis
Avec leur bouche pauvre, pas la mienne.
Je serai vieille, veuve... morte aussi
Avec les morts. Je serai, quand la route
Fuit sous ses pieds, pâle, celui qui doute,
Tombe renversé dans le noir de Dieu
Et ne peut plus remonter au milieu
De ses dociles et douces prières.
Je serai lui - peut-être moi derrière,
Dans son abîme - Et peut-être, au bord bleu
Du Paradis, je serai sainte un peu
Pour ceux des saints emmêlés en ce monde
Les plus petits - dont la chantante foi
Veut s’envoler mais qui n’ont pas de voix.
Je viens, je suis, folle ou triste à la ronde,
Tous ceux qui sont... Et quand je serai moi,
Moi toute seule, aride, sans génie,
Seule au lieu morne où la route est finie,
Seule au moment où le ciel obscurcit
Ne s’ouvre plus ; quand, sans être entendue,
J’aurai ma voix et mes ailes perdues,
Déjà peut-être elles sont loin d’ici -
Quelqu’un viendra. Je l’attendrai dans l’ombre,
Un frère, un cœur entre les cœurs sans nombre,
Quelqu’un à moi viendra pour la Merci
Aider mon âme à se sauver aussi.


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1 réactions à cet article    


  • Tony Pirard 22 octobre 2008 22:04

     Je ne sais pourquoi tant épouvant.. ! Ces personnes ont les plus beaux des sentiments dans le coeur,que résume en..."L’amour au prochain.. !".
     Et le plus... bizarre !c’est !que quand nous allons faire un bien au prochain,normallement,c’est nécessaire jusque tirer une note pour payer l’impôt et pour pratiquer le mal ,rien de cela c’est nécessaire... !.
     Personnes comme Madre Tereza de Calcutá,Soeur Emmanuelle,Marie Noël,comprennent la vie sitôt,connaissent le signifié de la vie comme nul personne...

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