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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Mary Bolduc, ou la vie quotidienne « turlutée »

Mary Bolduc, ou la vie quotidienne « turlutée »

Tout le monde connaît le « bolduc », ce charmant ruban de couleur qui sert à ficeler les paquets-cadeau ou les cartons de pâtisserie. Mais bien peu de Français ont entendu parler de « La Bolduc ». 75 ans après sa mort, cette chanteuse Québécoise de l’entre deux-guerres reste pourtant une grande figure du patrimoine musical canadien...

Incontestablement, « La Bolduc » est encore présente dans la mémoire des Québécois. Nombre d’entre eux connaissent les enregistrements de cette artiste autodidacte, et beaucoup ont entendu des parents ou des grands-parents fredonner ses chansons. C’est pourquoi l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que « La Bolduc » a marqué de manière indélébile l’histoire musicale de « la Belle Province ». La carrière de cette artiste a pourtant été brève : après avoir accédé à la notoriété en 1929, à l’âge de 35 ans, « La Bolduc » quitte la scène et les studios dès 1940 après un terrible accident de voiture en 1937 puis un cancer, diagnostiqué en 1938, qui l’emporte en février 1941.

C’est en Gaspésie, dans le petit village de pêcheurs de Newport (aujourd’hui intégré à la municipalité de Chandler), que Mary-Rose-Anne Travers voit le jour le 4 juin 1894 d’un père bûcheron d’ascendance irlandaise, Lawrence Travers, et d’une mère francophone d’origine MicMac, Adeline Cyr. La famille est pauvre, mais ouverte à la musique : Mary apprend de son père, mais aussi largement en autodidacte, à jouer du violon, de l’accordéon, de l’harmonica et de la guimbarde. Encore enfant, elle anime les veillées et les noces de Newport, de même que les camps de bûcherons où travaille son père et où elle-même fait la cuisine : elle y interprète des jigs et des reels irlandais en alternance avec des musiques traditionnelles des canadiens français appris de sa mère.

À 13 ans, Mary doit trouver une place plus rémunératrice pour aider ses parents dans la précarité. Elle part pour Montréal où elle est engagée comme bonne au Carré Saint-Louis dans la famille d’un certain Dr Lesage chez qui travaille déjà sa demi-sœur Mary-Ann. Trois ans plus tard, elle devient ouvrière dans une manufacture de vêtements où elle travaille 60 heures par semaine. À ce moment, rien ne semble prédisposer Mary à faire une carrière dans la chanson. Et ce n’est pas son mariage, le 17 août 1914, avec Édouard Bolduc, un modeste plombier, qui va sortir la jeune femme – elle a 20 ans – de sa condition ouvrière. Comme bien d’autres femmes à l’époque, Mary enchaîne les grossesses, à raison d’un bébé tous les ans. Elle aura treize enfants dont seulement quatre atteindront l’âge adulte ! Parmi ces survivants, Denise, née en 1916, deviendra sa pianiste en 1935.

Pour tenter de fuir la pauvreté, le couple Bolduc tente sa chance à Springfield dans le Massachusetts où vit une sœur d’Édouard. Mais le plombier ne peut trouver d’embauche durable, et après plus d’un an de galère, les Bolduc reviennent à Montréal. Tandis qu’Édouard cherche du travail, Mary participe, au violon ou à la guimbarde, à des animations musicales au Monument-National, le plus grand théâtre francophone de Montréal où sont organisées des « Veillées du bon vieux temps » à l’initiative de Conrad Gauthier, une célébrité de l’époque, tout à la fois auteur-compositeur-interprète, mais également acteur.

 

Une fin de vie dramatique

En 1929, Édouard est au chômage et Mary contrainte à des travaux de couture à domicile pour assurer la survie financière du couple lorsqu’Ovila Légaré et Eugène Daignault, des artistes reconnus, présentent Mary à un éditeur de musique, le patron du label Starr. Le 12 avril 1929, celle que l’on nomme alors « Mme Édouard Bolduc » enregistre deux titres en 78 tours, l’un chanté, Y’a longtemps que je couche par terre, sur la face A, et l’autre instrumental, La Gaspésienne, sur la face B.

Le disque fait un flop. Mais le contrat prévoyait encore l’enregistrement de deux autres titres. Ils sont enregistrés le 4 décembre 1929 : sur la face A, une composition de Mary, La cuisinière ; sur la face B, une chanson du folklore anglais adaptée en français, Johnny Monfarleau.

Cette fois-ci, le succès est au rendez-vous, et « Mme Édouard Bolduc » vend, dit-on, plus de 12 000 disques, ce qui ne s’était encore jamais vu au Québec. Roméo Beaudry, son producteur, entend battre le fer tant qu’il est chaud : il propose à celle qui va devenir « La Bolduc » d’enregistrer tous les mois un nouveau 78 tours comportant deux titres de sa composition. Des titres tout à la fois gais et entraînants, mais principalement axés sur la vie quotidienne ou l’état de la société, le plus souvent possible sous un angle comique.

Avec son seul disque de décembre 1929, Mary a gagné 450 $, autrement dit plus que son mari durant des mois de dur labeur en usine. Elle accepte le marché proposé par Beaudry et enchaîne jusqu’en 1932 les enregistrements de ses propres compositions, de même que des collaborations comme instrumentiste pour d’autres artistes québécois comme Juliette Béliveau, Eugène Daignault et Ovila Légaré.

Parallèlement à ces enregistrements, Mary vient régulièrement chanter sur les ondes de la radio CKAC où ses prestations sont attendues des auditeurs. Très vite, « La Bolduc » connaît une notoriété comme jamais un artiste québécois n’en avait connue auparavant. Quelques apparitions sur scène en 1930 et une mini-tournée en 1931 la confortent dans sa volonté d’aller plus avant vers le public : en 1932, « La Bolduc » crée sa propre équipe de scène qu’elle nomme, en forme de clin d’œil aux veillées du Monument-National, « La troupe du bon vieux temps  ».

Des tournées sont organisées au Québec, dans l’Ontario et en Nouvelle-Angleterre. Au programme des spectacles : des vaudevilles, des sketches, de la musique folklorique, et bien évidemment les dernières chansons de « La Bolduc ». Par chance pour Mary, mais aussi pour ses artistes et ses techniciens, ces tournées rencontrent un vrai succès et permettent d’engranger des recettes qui compensent le recul des ventes de disques dans un contexte de crise aiguë de la production musicale, encore insuffisamment structurée pour résister à l’essor des diffusions radiophoniques.

Mary Bolduc enregistre encore quelques titres au printemps 1936, puis en février 1939. Ce seront les derniers 78 tours de cette artiste. Affaiblie par les séquelles de son grave accident de voiture – survenu en février 1937 dans un choc frontal près de Rimouski –, elle doit en outre lutter contre le cancer qui la ronge peu à peu et lui vaut deux opérations et des traitements de radiothérapie à l’Institut du Radium de Montréal. Très diminuée, « La Bolduc » donne un dernier concert le 19 décembre 1940 avant de retourner à l’Institut où elle décède le 20 février 1941 à l’âge de 46 ans. Mary Travers, dite « La Bolduc », est enterrée dans le cimetière de Notre-Dame-des-Neiges à Montréal au côté de très nombreuses personnalités de la politique, des milieux intellectuels et du monde des Arts.

 

Une experte de la « turlute »

JPEG Mary Bolduc a laissé 84 enregistrements : quelques instrumentaux, mais surtout des chansons dont presque toutes ont été écrites et composées par cette Gaspésienne de talent. Peu cultivée, mais très à l’écoute des textes et des musiques de tradition franco-canadienne et irlandaise, c’est dans ce patrimoine qu’elle a puisé l’essentiel de son inspiration. Les chansons de « La Bolduc » ne sont ni poétiques, comme le seront plus tard celles de Félix Leclerc, ni rédigées dans une langue châtiée destinée à séduire les élites ; écrites pour les Canadiens issus comme elle des classes populaires, elles sont construites sur le langage des ouvriers, tout à fois imagé et parsemé d’expressions d’usage courant.

Comme l’avait suggéré Beaudry, l’on retrouve dans ces chansons tout ce qui fait les aléas de la vie quotidienne, les inévitables relations amoureuses, et même la maladie traitée de manière « enrhumée » dans Tout le monde à la grippe. Sont également présentes les fêtes comme le Mardi-Gras, Noël et le Jour de l’An. De même que la crise économique et ses contingents d’immigrés (L’ouvrage aux Ccanadiens), ou la prohibition dans Les Américains : « On les voit pleins de gaîté / Ils ne cherchent qu'à s'amuser (...) / Les Canadiens sont contents / Ils nous laissent beaucoup d'argent / Grâce à la prohibition ».

Dans Les agents d’assurance, Mary se fait porte-paroles de ses compatriotes, exposés aux démarcheurs : « Ils nous regardent en souriant / C'est pour nous arracher de l'argent ». Dans Les femmes, c’est aux hommes qu’elle adresse des piques. Mais Mary n’oublie ni ses origines ni l’histoire du Québec : « C'est ici que sur nos côtes / Jacques Cartier planta la croix / France ta langue est la nôtre / On la parle comme autrefois », écrit-elle dans La Gaspésienne avant, l’année suivante, de traiter un sujet beaucoup plus trivial dans Les maringouins, autrement dit les moustiques, si présents en été : « Les maringouins c'est une bibitte / Faut se gratter quand ça nous pique / Je vous dis c'est bien souffrant ».

Presque toujours présent dans les chansons de « La Bolduc », l’humour de l’artiste va se nicher jusque dans ce propos sur la maternité et les enfants dans Les colons canadiens, écrit en enregistré en 1936 : « Moi j’suis une bonne Canadienne / Car j’en ai eu une douzaine / Et cela m’a pas empêché de continuer à turluter ». Cette année-là, Mary Bolduc avait déjà connu une douzaine de grossesses et perdu plusieurs de ses enfants, mais cela ne l’empêchait effectivement pas de « turluter ». Et pour cause : la turlute, cette technique consistant à chanter des suites d’onomatopées en remplacement d’une partie instrumentale, était devenue quasiment la marque de « La Bolduc » : ses admirateurs attendait les turlutages comme les mélomanes attendent le « crescendo rossinien » dans une ouverture du célèbre compositeur italien. 

JPEG À l’occasion du centenaire de sa naissance, « La Bolduc » a été honorée en 1994 par l’émission d’un timbre à son effigie. Depuis cette même année, un parc et un musée, le Site Mary Travers, accueillent à Newport les visiteurs intéressés par la vie et la carrière de la chanteuse gaspésienne. Il est également possible d’en savoir plus sur l’œuvre de Mary Bolduc en se rendant sur le site labolduc.qc.ca  : l’intégralité de ses chansons enregistrées peut y être entendue ! Impossible également de ne pas citer le double CD édité par Frémeaux & Associés en 2003 et récompensé par un Grand Prix de l’Académie Charles Cros : ce coffret comporte 38 titres de Mary Bolduc et un très intéressant livret.

 

Le samedi 20 février, cela fera très exactement 75 ans que Mary s’en est allée turluter ses chansons sur la grande scène céleste...

 

Liens sur une sélection d’enregistrements de « la Bolduc » :

Ça va venir, découragez-vous pas

Les colons canadiens

Les Américains

La Gaspésienne

Les maringouins

La bastringue (en duo avec Ovila Légaré)

Tout le monde à la grippe

Voilà le Père Noël

Les femmes

Johnny Monfarleau

La cuisinière

 

 

Autres articles consacrés à la chanson :

Il y a 40 ans : « A vava inouva » (janvier 2016)

Loreena McKennitt la flamboyante (avril 2014)

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Splendeur et déchéance : Fréhel, 60 ans déjà ! (février 2011)

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Amalia Rodrigues : 10 ans déjà ! (Octobre 2009)

 


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13 réactions à cet article    


  • gruni gruni 18 février 2016 10:38

    Bonjour Fergus


    Le parcours trop court de Mary Bolduc est vraiment exceptionnel. On se rend compte également à la lecture de ton texte, des conditions de vie très difficiles à cette époque. Ce que nous oublions trop souvent et devrait nous faire réfléchir.

    • Fergus Fergus 18 février 2016 12:19

      Bonjour, gruni

      Merci pour ton commentaire. Oui, les conditions de vie étaient très différentes à cette époque, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe. En réalité, ce n’est qu’à partir de la fin des années 50 que les plus grands changements dans la vie quotidienne sont survenus.


    • troletbuse troletbuse 18 février 2016 16:24

      @grounichou
      Tiens Grounichou qui vient faire une turlutte à Fergugus smiley


    • hervepasgrave ! hervepasgrave ! 18 février 2016 14:06

      bonjour,
      voila un article qui au moins nous sort du déplorable ordinaire.
      Je ne connaissais pas la vie de la Bolduc ,mais j’ai toujours aimé les chansons.Et pour un Français dans l’âme c’est rafraichissant.
      Il faut aussi écouter cela avec beaucoup d’humour,car nous pourrions facilement tout comprendre à l’envers (propos,expressions ) .Et puis cela n’est pas pour l’instant revenu à la mode les vieilles chansons de cette fin dix neuvième siècle et début du vingtième , mais c’est plus poétique et a certainement plus de réalité et de sens que ce que nous entendons a l’heure actuelle. Mais comme tout il y aura un retour de ce genre.


      • Fergus Fergus 18 février 2016 14:25

        Bonjour, hervepasgrave !

        « Il faut aussi écouter cela avec beaucoup d’humour »

        En effet. Et dans l’optique de se détendre.

        Pour ce qui est des chansons anciennes, je vous invite à lire les textes que j’ai mis en lien en fin d’articles sur les chansons française de la Belle Epoque, des Années Folles, ou de la décennie d’avant-guerre 1930-1939.

        Il y a eu, à ces moments, de véritables pépites, que ce soit en matière d’humour, de poésie, de sentimentalité et même de chant engagé.


      • alinea alinea 18 février 2016 18:55

        Tu es allé faire un tout au Québec ?
        Sympa comme article, un peu d’humain par les temps qui courent, ça ne se refuse pas !!!


        • Fergus Fergus 18 février 2016 19:19

          Bonjour, alinea

          Non, je ne reviens pas du Québec, mais cela fait des années que j’avais en projet d’écrire un article sur La Bolduc. Or, en empruntant le coffret de Frémeaux à la médiathèque de Dinan le week-end dernier, histoire de me remettre dans l’ambiance des années 30 dans la Belle Province, voilà que je m’aperçois que nous allons aborder le 75e anniversaire de la mort de La Bolduc. Et c’est pourquoi j’ai écrit cet article maintenant. 

          « un peu d’humain par les temps qui courent »

          En effet, et c’est en partie ce qui motive mes « digressions rédactionnelles » par rapport à une déprimante actualité socioéconomique et politique, encore illustrée aujourd’hui par l’ahurissante dérive du projet de loi El Khomri. Mais tout va bien : Gattaz et Asselin se frottent les mains ! 


        • alinea alinea 18 février 2016 20:41

          @Fergus
          Je pense que je ne suis pas la seule à t’en savoir gré !
           smiley


        • Abou Antoun Abou Antoun 19 février 2016 10:28

          @Fergus
          En effet, et c’est en partie ce qui motive mes « digressions rédactionnelles »
          Qui sont toujours les bienvenues, et toujours de grande qualité.
          C’est parce qu’il y a des quelques auteurs comme vous que je reste sur AV.


        • Fergus Fergus 19 février 2016 10:56

          Bonjour, Abou Antoun

          Un grand merci à vous pour ce soutien et cette fidélité.


        • troletbuse troletbuse 18 février 2016 21:09

          Bon article
          Il en ont de la chance au Quebec d’avoir des Bolduc. Nous, en France, on a bien des petit, moyen et grand-ducs mais depuis 2007, nous n’avons plus de bol mais on a des trous, oui des Trouduc


          • Karol Karol 19 février 2016 08:03

            Bonjour Fergus,

            Merci de me faire découvrir ce trésor et aussi de nous oxygéner les neurones.

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