Pierre Carles, année zéro
Cadavre exquis cinématographique, « Volem rien foutre al pais », qui sort cette semaine, se prétend « alter » autant sur le fond que sur la forme.
Extraits publicitaires, documentaires et images d’archives constituent un système narratif et argumentatif à plusieurs facettes, d’autant plus efficace qu’il est « décentré ». Loin du film prétexte, où les images ne font qu’illustrer une thèse, chaque élément du montage contribue à conforter les autres.
Certains personnages exemplifient une praxis authentiquement alternative ; d’autres personnifient la lutte face aux délocalisations ; certains, enfin, théorisent les affres de l’aliénation et revendiquent la positivité du non-travail.
C’est précisément le volet théorique du projet de Pierre Carles qui est problématique. L’auteur de Pas vu pas pris semble en effet user de procédés douteux, qu’il se plaisait à démonter chez les médias. Interviewer un patron entre deux portes, filmer l’agacement d’un entrepreneur ou proposer un débat entre un responsable d’entreprise et une salle hostile. N’est-ce pas ce que Pierre Carles condamnait, dans le dispositif d’Arrêt sur images, face à son maître à penser, Pierre Bourdieu ?
Par
ailleurs, un personnage, investi de la défiance
intellectuelle, se livre à d’étranges raccourcis, l’amenant à établir une ligne directe entre la théorie de
Marx et le goulag. Attablé dans une étable,
ce pâtre philosophe entend attaquer le coeur supposé de
l’historicité marxiste : la « division »
fondamentale qu’instaurerait l’auteur du Capital, entre la classe ouvrière
et le patronat. Ce versus mortifère n’est aux yeux de
cet observateur qu’un conflit d’intérêts, de jure
condamnable. Il s’agit là d’un contresens. Pourquoi Marx
accorde-t-il autant d’importance à la classe ouvrière ?
Parce que, dans l’architectonique de son système, il s’agit de la
classe "universelle", c’est-à-dire, une classe éminemment
représentative de la nature humaine et des besoins humains. Rappelons que seul le prolétariat jouissait pour Marx de cette distinction, et pas son infra, le Lumpenproletariat.
Le film
reprend également - à son insu - la théorie marxienne de l’étrangeté du travail. Il s’agit là du sens
premier et littéral de l’aliénation, où
le produit du travail est complètement étranger à
la conscience du travailleur. "On produit de la merde",
vitupère un ouvrier du film. "Est-ce pour cela que nous sommes traités comme de la merde ?"
Comment revenir à un
travail dans lequel chaque acte est intelligible, a du sens ? Retourner
aux travaux élémentaires, préconise le film. Travaux des champs,
débrouille constituent pour Pierre Carles la solution aux maux de la
société de consommation.
Mais l’écueil principal du film est de ne jamais définir le terme de travail, tant abhorré. Si l’auteur avait procédé aux distinctions sémantiques, il aurait retrouvé les trois catégories arendtiennes de "travail", d’’’oeuvre" et d’"action". C’est clairement pour un retour du premier type que milite le film : le travail, garantie de l’autosuffisance face aux besoins.
Il s’agit là d’une régression, tout comme certains économistes prônent la décroissance. Un retour à l’état proto-sociétal certes encourageant, tel l’esclave dans la fameuse dialectique hégelienne, qui, confronté à la nature, exerce son esprit jusqu’à dépasser son maître. Mais l’autonomie revendiquée ne saurait se confondre avec l’authentique liberté. "Volem rien foutre al pais", c’est encore vouloir ne pas vouloir...
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