Pourquoi faire de la philosophie ?
Petit billet sur une des origines de la conscience citoyenne.
D’abord parce qu’elle forme à la position de la curiosité tout en refusant a priori le dogmatisme de la prise de position. En d’autres termes, elle s’efforce d’examiner les questions essentielles de notre condition d’humanité dans une visée universaliste et rationaliste qui propose des solutions. Mais n’oublions jamais qu’elle est d’abord questionnement, art de la conversation intérieure. Elle nous fait découvrir que le sens d’une question dépend d’un art « du bien poser les questions ». Donc elle traduit en cela la curiosité des positions. Positions des questionnements, positions des développements des réponses. Elle interdit en ce sens le préjugé. La seule position. Celle qui a posé la question une fois pour toutes et qui a apporté une réponse une fois pour toutes. Lire Platon dans La République, par exemple, suppose d’oublier son attachement à la démocratie, notre position, pour donner la première valeur au texte : il est objet d’étonnement (cf. Comment un auteur peut-il ne pas être démocrate ? C’est-à-dire proposer un autre questionnement que le mien), puis d’une grande attention (cf. Y a-t-il une justesse de son discours ? C’est-à-dire, pourquoi la discursivité platonicienne n’est-elle point la mienne ?). C’est que Platon, comme tous nos génies de la philosophie, désoriente d’abord. Nous ne nous attendions pas à pareille fulgurance : en quoi la démocratie n’est-elle pas la meilleure organisation politique de la cité ? Voilà la question essentielle de Platon qui interroge la mienne : en quoi, pour moi, et contrairement à l’auteur de la République, est-elle la forme du politique juste ? L’homme de la Ve république française doit alors se mettre en parenthèses et écouter un autre discours. La conséquence est magnifique : la pensée se mue en un bel ensemble de possibles qui est avant tout la condition de ma liberté de penser. Ma défense de la démocratie devient une de ces possibilités qui peut approfondir sa signification ou fonder davantage sa propre valeur, en toute connaissance de cause. Grâce au discours de l’autre, ou autre discours. Quiconque a fait un peu de philosophie se voit agrandir son espace de pensée, c’est-à-dire sa spiritualité.
Ensuite, oui, faisons de la philosophie, parce qu’elle se développe comme discipline essentiellement pratique. S’élever au concept, construire une thèse et réfléchir dans la dimension de l’universalité s’opère toujours sous l’œil vigilant de l’ordinaire de l’existence. Un exemple : qu’est-ce qu’une vie heureuse signifie : dans quelle mesure les caractéristiques d’un bonheur vécu discuté par les philosophes peuvent-elles être ressaisies par moi, dans mon présent et dans mon existence propre ? Soit je vis ma vie heureuse autrement que ce que dit le philosophe, ce qui m’interroge puisqu’il paraît qu’il est maître de sagesse : est-ce un vrai bonheur que le mien, ou celui du philosophe n’est-il pas pour moi, moi qui ne suis pas sage, ou encore, ses exigences ne sont-elles pas inacceptables parce que contraires à mes convictions d’opinion ? Je donnerai sens au texte sur lequel je raisonne par l’écho qu’il trouve dans mon présent. Il fait penser, mais ne me fait-il que penser ? Non, car incontestablement, l’idée est cause. Elle change, bouleverse ou conforte des choix ou des visions. Elle engage. Elle lie à soi-même et à son expérience. Elle l’oriente ou la conforte. En cela, la philosophie n’est pas gratuite. Les idées pensées sont toujours des réformes.
La philosophie est également une extraordinaire discipline de l’unification. Dans un réel fragmenté, éparpillé, où les savoirs sont malheureusement compartimentés, elle jette des ponts entre ce qui est dissocié, indépendant ou soi-disant étanche. Histoire, psychologie, physique, sociologie, mathématiques, etc., souhaitent souvent s’ignorer par le confort de la spécialisation, et séparent du réel, en isolant du reste leur objet d’étude. La philosophie s’élève à l’unité d’un tout qui intègre la complexité en tissant les relations qui font l’identité même de la réalité. Je suis un esprit, objet d’étude de la psychologie, un individu qui a connu un passé, objet d’étude de l’histoire, membre de collectivités, objet d’étude de la sociologie, et doté d’une matérialité physique, objet d’étude de la biologie. Or, je n’ai pourtant pas l’impression de ne vivre ces étants de mon moi que dans le pur éclatement. La cohérence est à chercher car enfin, le « je » n’est point une ruse du langage. Il est travail à accomplir en vue de sa propre unité. De ces points de vue scientifiques sur mon « je », cibles de la critique épistémologique, la philosophie interroge l’un de l’individu, son identité, la valeur de ses déterminismes, ce qui demeure de sa liberté malgré les forces qui l’agissent.
La philosophie est aussi amie des valeurs. Toute signification est sens, c’est-à-dire direction. Vrai, beau, bien hiérarchisent, confèrent qualité et profondeur qui nous font échapper à la répétition de la banalité des jours qui se succèdent. Notre vie nous est à charge. Les autres ne peuvent toujours décider pour moi. Je dois choisir en pleine autonomie. Ainsi, le monde social ne peut me faire en me défaisant dans l’aliénation, la peine ou la déception. Peut-être, simplement, parce que l’art est là. Le monde des œuvres esthétiques révèle une contemplation qui élève notre âme à la pureté des formes et aux intelligences des perceptions. Bien au-delà des vicissitudes mondaines. L’art n’est-il pas en ce sens le plus humain ? L’artiste et le spectateur ne sont-ils point, ensemble, créateurs de beauté ? La philosophie interroge et magnifie cet arrachement à la pure mondanité du monde, aux contraintes collectives, aux jeux sociaux. Que me dit cette transcendance qui me fait être plus grand que moi dans l’expérience de la contemplation et de la création des oeuvres, comment penser ce beau dans une diversité, souvent chaotique, des productions esthétiques ?
Face à la multiplicité des opinions et au relativisme stérile, les idées m’apparaissent dépendre des caprices des sujets ou individus. L’homme serait la mesure de toutes choses. Certes pas. Peut-être parce que la vérité est une exigence. Le vrai n’est-il pas ce qui inlassablement me permet d’organiser la multiplicité du réel, de rejeter les contradictions, d’éviter les malentendus, conséquences des ambiguïtés de l’usage parfois spontané ou malheureusement réifié de la langue, les désespérances dues aux controverses fâcheuses et dangereuses des adeptes du prêt-à-penser, en fortifiant mon esprit ? Comment bien penser ? C’est au fond là que la philosophie s’alimente des meilleures inquiétudes. En quoi la rationalité philosophique s’attache-t-elle à la vérité comme valeur ? N’est-elle point l’art du bien penser pour... bien faire ? Une vérité qui nous conduit sur le chemin du bien...
Dans l’action, dans le voisinage de l’autre, dans la rencontre de l’altérité mystérieuse et souvent gênante, des principes de conduite peuvent-ils nous éclairer ? Peut-on au fond faire bon ménage ? Là encore, variété de morales, de religions, de dogmes, d’impératifs ou de commandements conseille ou ordonne. Qu’à cela ne tienne, rien ne doit a priori trouver crédit aux yeux du philosophe. Les morales nous évitent autant la violence qu’elles la suscitent. Le bien ne doit-il pas être défini, prioritairement, face à la violence du monde, afin de proposer une autre voie que la suppression ontologique du contradicteur, son mépris, sa dévalorisation ? Reprendre ces morales et les réfléchir dans leurs fondements, c’est-à-dire patiemment développer une éthique, un savoir des jugements d’appréciation des actions et relations humaines, c’est bien la tâche des grandes œuvres de l’histoire de la philosophie. Concentrées et préoccupées du bien agir !
Voilà pourquoi, modestement, nous pensons qu’il faut absolument faire de la philosophie. Ce qui nous amène, indirectement, à une question, dont le trouble est lourd de présages inquiétants, voire terrifiants : et si certains envisageaient de ne pas lui laisser la place qu’elle mérite ?
BRG
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