S’encanailler, aux accents colorés de l’orchestre conduit par le clarinettiste
Alexandre Stellio – Alexandre Fructueux de son vrai nom –, dans une ambiance chaleureuse et quasi animale que décrivaient les littérateurs témoins. Tel
Roger Vailland dans un article publié en octobre 1930 dans
Paris-Soir : « Á l’heure du quadrille, il ne s’agit presque plus d’une danse, mais d’une sorte de cérémonie rituelle, d’orgie sacrée, où tous les peuples communient dans la fureur qui règne dans les pays du Sud. Et l’homme blanc, le Français cultivé à la manière gréco-latine, qui regarde, sent et pourtant n’est pas emporté par le tourbillon, reste spectateur, gémit de se sentir si peu, si peu barbare, d’avoir le sang tellement refroidi. ». Ou bien
Simone de Beauvoir dans
La Force de l’âge : « Le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s’exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] À cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante ; si elles tentaient de s’en départir, elles se mettaient à ressembler à des hystériques en transe. […] Le bruit, la fumée, les vapeurs de l’alcool, les rythmes violents de l’orchestre m’engourdissaient ; à travers cette brume je voyais passer de beaux visages heureux. »
Ainsi les intellectuels voyaient-ils le
Bal Colonial. Situé dans l’arrière-salle d’un café-tabac tenu par un Auvergnat amateur de
cabrette dans l’ancienne commune de Vaugirard, au 33 de la rue Blomet (15e arrondissement), ce bal antillais occupait une grange du 18e siècle où avait été aménagée en 1887, aux fins de réunions festives ou électorales, une galerie aérienne faisant le tour complet de la salle et accessible par deux escaliers, le tout éclairé par une grande verrière. Un lieu idéal pour le pianiste Jean Rézard des Wouves, candidat antillais à la députation qui installa rue Blomet son QG de campagne en 1924 avant que, progressivement, les meetings se changent, y compris après le scrutin législatif, en réunions dansantes animées par Jean Rézard lui-même puis, très vite, par la petite formation du violoniste et clarinettiste
Ernest Léardée. C’est ainsi que naquit le
Bal Colonial ou
Bal Nègre, pour reprendre une formulation du temps pas forcément connotée péjorativement comme en témoignait le triomphe concomitant de la
Revue Nègre conduite par la très populaire
Joséphine Baker.
Le Prince de Galles au Bal Nègre !
« Nègres » et « négros » étaient d’ailleurs largement évoqués à cette époque dans les sketches et les chansons que l’on donnait alors dans les nombreux music-halls de la capitale. En témoignent
La Bambouline dans laquelle Brunw chante
« C’est en revenant du Haut-Congo que j’ai rencontré Bamboulino, une jolie moukère négro... » ou bien encore
Félix Mayol dans la célébrissime
Cabane Bambou « Moi, bon nègre, tout noir, noir de la tête aux pieds... », sans oublier le non moins célèbre
Un soir à La Havane interprété par
Berthe Sylva et
Fred Gouin :
« Un soir à La Havane, un tout petit négro, jouait dans sa cabane, du banjo... »
Impensable aujourd’hui, et personne ne s’en plaindra, évidemment. Mais à l’époque les Noirs eux-mêmes n’y voyaient pas offense ou du moins feignaient de le croire, flattés que, dans cette métropole jusque là si indifférente, l’on s’intéressât enfin à leur culture, et notamment à cette biguine née au 19e siècle dans les îles antillaises dans un grand mouvement de créativité musicale qui vit naître à la même époque la
rumba et le
son à Cuba, la
merengue à Saint-Domingue, ou le
mento jamaïcain qui donnera plus tard naissance à la calypso de Trinidad-et-Tobago. Entamée en grande partie grâce au
Bal Colonial, cette reconnaissance dut également beaucoup à la tenue, en 1931 dans le bois de Vincennes, de l’
Exposition Coloniale Internationale où se côtoyèrent les pavillons africains, asiatiques et antillais. Le clarinettiste et compositeur Alexandre Stellio et son orchestre* y accompagnaient Léona Gabriel dans un répertoire fait de valses, de mazurkas créoles et surtout de ces biguines endiablées dont Stellio n’hésita pas à affirmer sur ses affiches qu’il fut le créateur à Paris, oubliant le rôle joué son ami Ernest Léardée.
Renforcée par l’énorme succès de cette exposition – elle attira plus de 33 millions de visiteurs –, la vogue « nègre » et particulièrement antillaise redoubla dans la capitale. Le
Bal Colonial, désormais animé par l’Orchestre Antillais de Stellio, s’en trouva relancé, bénéficiant par ricochet de l’afflux vers la rue Blomet de milliers de visiteurs de l’exposition, venus là comme le firent tant de personnalités, de
Mistinguett à
Maurice Chevalier en passant par Joséphine Baker,
Sydney Bechet et même le Prince de Galles, futur
Edouard VIII ! Le
Bal Nègre avait pourtant été proche de disparaître deux ans plus tôt, victime de la publicité négative qui suivit, jusqu’au procès de l’automne 1929, le meurtre retentissant, le 14 décembre 1928 à leur domicile de la rue Chalgrain (16e arrondissement), de l’homme d’affaires Robert Weiler par son épouse Jane, furieuse de ses débauches au bal de la rue Blomet. De cette époque de difficultés datent notamment l’ouverture éphémère du
Bal de la Glacière, boulevard Auguste Blanqui (13e), et les soirées antillaises du cabaret
Le Canari (situé au sous-sol de
L’Alcazar), 8 rue du Faubourg Montmartre (9e) ou du
Rocher de Cancale, sur le quai de Bercy (12e). Le temps ayant passé, l’affaire Weiler s’estompa ainsi que les mises en garde par le journal
Détectives des bals exotiques : le
Bal Colonial retrouva toute sa superbe, attirant plus que jamais les élites intellectuelles et artistiques venues se mêler aux danseurs noirs, plus seulement créoles mais également issus de l’immigration africaine.
Un devoir de mémoire
Tout allait pour le mieux en 1937 lors de la tenue à Paris de l’
Exposition Universelle qui draina de nouveaux curieux vers le
Bal Colonial. Mais déjà, de l’autre côté du Rhin, l’Allemagne s’armait, et les habitués du 33 rue Blomet étaient à mille lieux d’imaginer que l’histoire allait basculer, deux ans plus tard, dans le plus meurtrier conflit de l’Histoire en les projetant dans le drame et les privations, loin du plancher de leur bal favori, bien loin des accents chaleureux de la biguine.
Fermé durant toute la durée de la 2e Guerre mondiale, le
Bal Colonial rouvrit ses portes en 1945 mais sans retrouver son faste d’antan, malgré de nouveaux et prestigieux habitués comme
Jacques Prévert ou
Juliette Gréco. Animé par plusieurs orchestres successifs, il continua pourtant d’attirer une clientèle fidèle jusqu’en 1962, année où son activité festive cessa pour un retour au statut de simple bistrot. Reconverti en club de jazz – le Saint-Louis Blues – sous la houlette de l’ex-batteur Jacques Bouissou en 1988, le n° 33 de la rue Blomet est redevenu, depuis quelques années, un lieu de festivités pour les Antillais de la capitale.
Mais pour combien de temps ? Si l’on en croit George Pau-Langevin, députée PS de Paris, « Le Bal Nègre est menacé car il est question que s’y installe soit une société d’expertise-comptable, soit qu’il devienne un lieu associatif, sans lien avec son histoire, après préemption par la Ville. » Particulièrement sensibilisée au problème – George Pau-Langevin est elle-même d’origine antillaise –, la députée PS a saisi Anne Hidalgo, adjointe au Maire de Paris, en charge de l’urbanisme et de l’architecture, afin qu’« une réflexion puisse préalablement être menée pour envisager une affectation tenant compte de ce passé ». En outre, elle a sollicité, et probablement obtenu, le soutien de Victorin Lurel, président du Conseil régional de Guadeloupe, et Serge Letchimy, président du Conseil régional de Martinique.
Cette mobilisation sera-t-elle suffisante pour sauver le Bal Colonial d’un réaménagement qui en détruirait l’âme ? L’avenir le dira, probablement assez rapidement. Souhaitons toutefois, en souvenir du riche passé du Bal Nègre et en mémoire des musiciens et clients qui en ont fait l’un des hauts lieux de la vie antillaise à Paris qu’une solution puisse être trouvée qui lui conserve de manière pérenne son caractère patrimonial si plein du charme désuet des années 30. Il suffit d’ailleurs de se rendre au 33 de la rue Blomet pour entendre sous la charpente l’écho de la clarinette de Stellio, du violon de Léardée ou du banjo de Charlery. Á condition de savoir écouter...
* L’Orchestre Stellio de l’Exposition Coloniale a gravé en juillet 1931 chez Polydor plusieurs disques témoins de cet évènement. Ils comportent notamment la célèbre biguine Ah ! Gadé Yo Chè chantée par Léona Gabriel. Le tout premier enregistrement d’une biguine remonte quant à lui au 16 octobre 1929. Il a été gravé par l’Orchestre Colonial sur un disque publié chez Odéon. Les musiciens étaient : Alexandre Stellio (clarinette), Ernest Léardée (violon, chœur), Archange Saint-Hilaire (trombone), Victor Collat (violoncelle) et Jeanne Rosillette (chant). [Source : Patrick Frémeaux]
Vidéos :
Hommage à Léona Gabriel par Mano (Radio Caraïbes Martinique) illustré par le superbe Ah Si Paré, chanté par Léona, accompagnée par l’Orchestre du bal Antillais (1930)