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Question de point de vue

Trois fabulistes pour une même histoire

Le renard et le bouc

Les conteurs se succèdent et la fable prend bien des atours. Chacun décrit la scène selon sa sensibilité et les besoins du moment. Le renard doit être le vainqueur et le pauvre bouc finira par tourner bourrique. Les époques changent mais jamais la tournure de l'histoire. Le plus rusé trouve une astuce et le pauvre nigaud finit en dindon de la farce.

Ésope a ouvert le bal, le renard est tombé dans le puits. L'animal, pourtant si malin, n'a, semble-t-il, pas fait preuve de clairvoyance pour se trouver en si mauvaise posture. Qu'importe ses fautes ou ses erreurs, l'important est qu'il trouve stratagème pour se sortir de là. Ésope gardera donc sous silence les circonstances préalables ; le héros est à préserver pour se gausser de sa victime.

Cette façon de considérer le rapport de force n'est donc pas nouvelle ; déjà, il y a plus de deux mille ans, il ne faisait pas bon être du mauvais côté de l'histoire. Le bouc se trouve du côté des victimes : il porte les cornes et doit rester stupide. Il n'y a pas à revenir sur cette répartition des rôles. La naissance vous place dans le camp des vainqueurs ou bien dans celui des perdants.

Phèdre, cinq siècles plus tard, ressert la même histoire. Cette fois, le rusé a commis une mégarde, ce qui est fort pardonnable quand on est capable ensuite de fourberie. Le bouc se pointe, innocent, la barbichette au vent et la langue pendante. Le renard lui donne du « mon ami » pour le prendre dans ses filets.

Ami ou bien grugé, le bouc restera au fond, quand le renard filera bien loin de ce maudit endroit. Une fois encore, la rouerie se pratique au dépens d'un tiers. Le bouc est l'émissaire parfait ; il tient toujours la mauvaise place dans toutes les traditions. Le fabuliste ne fait aucun sentiment ; il se joue des stéréotypes avec délice, laissant dans l'esprit des gens simples la conviction que les cartes sont distribuées dès le départ …

La Fontaine, quant à lui, ne donne pas dans la dentelle. Il renforce les traits, faisant du renard un véritable expert en dialectique et du bouc, un fieffé imbécile que le ciel lui-même a dépourvu de jugeote mais a doté d'une barbe au menton. Nous pouvons apprécier ici la subtilité du raisonnement et nous étonner tout autant qu'il fut posé en une époque où la perruque avait valeur de notabilité.

Rendons-lui cet honneur qu'il les fait descendre de concert dans le puits pour une excellente raison : la soif. L'un est capitaine tandis que l'autre n'est que de bonne compagnie ; on ne mélange pas les torchons et les serviettes en cette belle époque. La forme adoptée par le brave fabuliste sous-entend que le renard n'est pas pris au dépourvu et qu'il devait avoir déjà songé à sa fuite avant que de descendre.

Pour le reste, rien ne diffère entre nos trois compères. Le bouc reste au fond du puits et le renard poursuit son chemin sans aucun état d'âme. Il commet même cette ignominie pour les besoins de la cause : il faut une morale, qu'on la glisse au début comme Phèdre, ou bien en guise de chute (si ce terme est approprié en la circonstance). « En toute chose, il faut considérer la fin » et tant pis si cette dernière trompe autrui.

L'édification du bon peuple passe par de telles sornettes. Les classes sociales figent la représentation du monde : il y a ceux qui, grâce au ciel ou à leur naissance, disposent de jugement et commandent, et les autres, dévolus aux basses besognes et à la stupidité. Tout est parfait dans le meilleur des mondes …

Fort de ce constat et désireux de rendre au bouc et à toutes les victimes du rusé un peu plus de gloire, je vais, à mon tour, vous infliger ma version de l'histoire. Je ne veux pas égaler ces grands personnages mais simplement rétablir un peu de justice dans la fable. Par mes cornes et ma barbichette, il y avait longtemps que j'en avais envie

Comparativement leur.

 

Ésope

 

Un renard étant tombé dans un puits se vit forcé d’y rester. Or un bouc pressé par la soif étant venu au même puits, aperçut le renard et lui demanda si l’eau était bonne. Le renard, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, fit un grand éloge de l’eau, affirmant qu’elle était excellente, et il l’engagea à descendre. Le bouc descendit à l’étourdie, n’écoutant que son désir. Quand il eut étanché sa soif, il se consulta avec le renard sur le moyen de remonter. Le renard prit la parole et dit : « J’ai un moyen, pour peu que tu désires notre salut commun. Veuille bien appuyer tes pieds de devant contre le mur et dresser tes cornes en l’air ; je remonterai par là, après quoi, à mon tour, je te guiderai, toi aussi ». Le bouc se prêta avec complaisance à sa proposition, et le renard, grimpant lestement le long des jambes, des épaules et des cornes de son compagnon, se trouva à l’orifice du puits, et aussitôt s’éloigna. Comme le bouc lui reprochait de violer leurs conventions, le renard se retourna et dit : « Hé ! camarade, si tu avais autant d’idées que de poils au menton, tu ne serais pas descendu avant d’avoir examiné le moyen de remonter. » C’est ainsi que les hommes sensés ne doivent entreprendre aucune action, avant d’en avoir examiné la fin.

 

Phèdre

 

Dès qu'un homme rusé est tombé dans un danger, il pense à se tirer d'affaire aux dépens d'autrui. Un renard était tombé dans un puits par mégarde et la margelle trop haute l'empêchait d'en sortir. Un bouc, ayant soif, vint au même endroit. Il demanda aussitôt si l'eau était agréable et abondante. Le renard, machinant une fourberie : « Descends, mon ami, lui dit-il : l'eau est si bonne et le plaisir d'en boire est pour moi si vif que je ne peux m'en rassasier. » D'un saut l'animal barbu fut dans le puits. Alors le rusé renard s'en échappa en s'appuyant sur les cornes élevées du bouc et laissa celui-ci enfermé et embourbé dans le fond.

 

La Fontaine

 

 Capitaine Renard allait de compagnie

Avec son ami Bouc des plus haut encornés .

Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ;

L’autre était passé maître en fait de tromperie.

La soif les obligea de descendre en un puits.

Là chacun d’eux se désaltère.

Après qu’abondamment tous deux en eurent pris,

Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, Compère !

Ce n’est pas tout de boire ; il faut sortir d’ici.

Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :

Mets-les contre le mur. Le long de ton échine

Je grimperai premièrement ;

Puis sur tes cornes m’élevant,

A l’aide de cette machine,

De ce lieu-ci je sortirai,

Après quoi je t’en tirerai.

Par ma barbe, dit l’autre, il est bon ; et je loue

Les gens bien sensés comme toi.

Je n’aurais jamais, quant à moi,

Trouvé ce secret, je l’avoue.

Le Renard sort du puits, laisse son Compagnon,

Et vous lui fait un beau sermon

Pour l’exhorter à patience.

Si le Ciel t’eût, dit-il, donné par excellence

Autant de jugement que de barbe au menton,

Tu n’aurais pas à la légère

Descendu dans ce puits. Or adieu, j’en suis hors ; 

Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts ;

Car, pour moi, j’ai certaine affaire

Qui ne me permet pas d’arrêter en chemin.

En toute chose il faut considérer la fin.

 

Ma version prochainement.


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2 réactions à cet article    


  • Croa Croa 15 novembre 2014 16:15

    Pour ce qui est de nous « infliger » ta version nous attendons encore... Et pour ce qui est de considérer la fin encore faut-il ne pas compter sur les promesses...

    Merci, tu nous as bien eu ! smiley

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