Requiem pour une langue belle
La langue française évolue en permanence. Sa transormation s’accélère actuellement avec la puissance des médias. Est-ce un progrès ou une régression ?
La langue française se meurt. Elle agonise, encerclée de toutes parts, assaillie sans relâche, harcelée par ses ennemis, trahie par ses alliés, dépouillée, méprisée, fustigée, rouée, lacérée, mutilée, écartelée par la grossièreté, l’ignorance, le pédantisme et la lâcheté.
La vulgarité est devenue aujourd’hui une forme de courtoisie intellectuelle et la grossièreté une manifestation d’humour gaulois. La langue est, encore plus que l’image, le souffre-douleur favori des champions de l’audimat. La popularité semble se gagner dans l’escalade de la vulgarité. En douteriez-vous qu’il vous suffirait d’écouter nos animateurs de radio, de télévision, de music-hall rivaliser sur le terrain des mots qui heurtent et des idées qui scandalisent. Leurs éructations linguistiques fangeuses ne peuvent passer inaperçues, soulignées des rires enchantés des auditeurs - contextuels ou artificiellement ajoutés - et des mines réjouies des invités spectateurs. Ces orateurs d’un nouveau genre se croient adulés parce qu’ils s’expriment comme des charretiers de banlieue. Le public serait-il à ce point abêti qu’il ne sache plus rire que de gros mots et de grasses plaisanteries ? A croire que l’effet comique réside désormais plus dans les excès verbaux d’un commentateur surajouté que dans le fond ou la forme du sujet lui-même. Peut-être a-t-on épuisé le potentiel de drôlerie des situations ridicules, qu’il faille encore les ponctuer de stupidités émaillées de grossièretés ad hoc.
Un exercice très prisé de ces amuseurs vedettes illustre cette constatation lamentable a contrario. Il consiste à agresser verbalement l’invité de marque qui ne condescend pas suffisamment à orner son langage de mots orduriers ou de fautes grammaticales patentes. Si ce dernier a la candeur d’utiliser une forme désuète de l’imparfait du subjonctif ou le passé simple, il devient immédiatement la cible de tous les quolibets et fait le régal de nos casseurs de langue et de culture. Les simples d’esprit peuvent confondre intelligence et agressivité, culture et arrogance, mais croient-ils vraiment que les violations des règles du langage et l’usage de mots rudes et outranciers distraient et éduquent les masses populaires ? C’est pourtant le rôle qu’ils revendiquent et qu’ils sont persuadés d’assumer parfaitement. Espérons qu’un jour leur public se lasse de leurs pitreries et se détourne dédaigneusement de ceux qui les ont divertis à si peu de frais. Puissent les dieux de l’élégance verbale étouffer dans leurs propres insanités ces générateurs d’inculture.
Parallèlement aux assauts de médias, la langue de nos ancêtres subit les velléités de nivellement de nos pourvoyeurs académiques de textes et de règlements. Les difficultés orthographiques ou grammaticales si riches de notre passé et qui révèlent notre évolution culturelle sont autant d’obstacles à leur projet de culture populaire. Aussi tentent-ils, en légiférant, de dépouiller la langue de ses atours sémantiques historiques, et de la réduire à un sabir désincarné. Les défenseurs du bien parler ont fort à faire pour lutter contre les assauts de ces réformateurs maladifs et simplificateurs obsessionnels. Leurs tentatives sont trop souvent couronnées de succès, soutenues et amplifiées par l’inefficacité de notre système éducatif.
Les attaques surgissent de toutes parts. L’ « usage » se substitue à la règle et constitue l’alibi universel de sa dégradation. Certains pensent même qu’il s’agit là d’un enrichissement et que le langage s’est depuis toujours forgé grâce à la violation de ses propres lois et à leur utilisation crapuleuse. Si l’usage populaire d’une langue devait être considéré comme le moteur privilégié de son évolution, nous en serions encore aux onomatopées et aux borborygmes de l’homme préhistorique. Son rôle est notoire mais il est bien moins sûr qu’il agisse dans le sens d’une évolution souhaitable. Sa fonction créatrice est quasi-nulle. L’action de l’ « usage » se limite en général à la consécration ou au rejet des outils lexicaux et sémantiques élaborés, en réalité pour leurs propres besoins, par les érudits des différents domaines du savoir. La vulgarisation de ces objets linguistiques enrichit la langue alors que, généralement, l’usage a tendance à en oublier l’essence et les déforme.
Légaliser l’ignorance facilitera la mission des pédagogues. Dégrader la culture afin de la mettre à la portée de tous peut apaiser la conscience des didacticiens pour qui la fin justifie les moyens. Démocratisation du savoir, amélioration des résultats scolaires de nos enfants seront les conséquences directes de cette législation. On abaisse les niveaux de connaissances requis, on justifie, on excuse et on pardonne la bêtise, on délivre de pompeux et hypocrites diplômes qui ne font illusion qu’à ceux qui les reçoivent. Bref, ceux qui ont la charge de gérer notre société et son évolution fondent leur influence sur la médiocrité, l’entretiennent et la propagent au sacro-saint nom de l’égalité. Les intentions de ces irresponsables imbéciles et pédants ne sont sans doute pas toujours aussi pures qu’ils le déclarent. Quand ils tentent de régir par des directives administratives, les règles d’un langage « politiquement correct », ils pensent sans doute amener tous les esprits vers une pensée unique, ce qui leur permettra de construire ainsi le « meilleur des mondes ». Ils sous-estiment l’effet destructeur de l’ « usage » sur toute règle ou convention non justifiable. L’érosion qu’il exerce sur les règles du bien-parler agit tout autant et sans doute plus efficacement encore sur des directives infondées. Il se fera fort, soyons-en certains, de rejeter aux oubliettes leurs édits didactiques.
En attendant, il ne nous est pas interdit de sourire et de mépriser ceux qui prescrivent1 que « je chantus » ou « je pouvus » sont des formes admissibles des verbes chanter et pouvoir au passé simple.
Tout cela est néanmoins triste, comme si l’ignorance naturelle et la paresse ne suffisaient pas à appauvrir nos connaissances collectives et à entamer la structure de notre langage. Les fautes, tant écrites qu’orales se comptent aujourd’hui par milliers chez des individus qui pourtant ont reçu une éducation bien supérieure à celle de leurs parents.
Des copies d’élèves et d’étudiants ; des lettres d’adultes « cultivés » dont les perles font les beaux jours des recueils de bons mots ; des discours politiques ou syndicaux ; des articles de journaux dont les absurdités sont pudiquement nommées lapsus ou coquilles ; des lettres administratives de nos concitoyens ; des textes administratifs eux-mêmes ; des émissions télévisées dont les bêtisiers deviennent des « best-of » ; de tout cela, les effets sombres de l’ignorance et de la vulgarité volontaire transparaissent et ruissellent, telles les exsudations d’un fluide gangrenant, et pervertissant les meilleurs, propageant avec complaisance la nouvelle religion de l’anti-orthographe, de l’anti-syntaxe, de l’anti-civilité, de l’anti-conformisme, de l’anti-respect de tout ce que l’homme avait pu acquérir de noble et spirituellement élevé au cours de son histoire.
Sur un autre flanc, les partisans de l’ « hexagonal », le français à la mode des nouveaux intellectuels, ne sont pas moins dangereux. Pugnaces, vindicatifs et pédants, ils usent et abusent des néologismes issus, pour la plupart, de l’anglo-saxon, ce standard linguistique tentaculaire et omniprésent. Le discours de ces pitoyables et vaniteux chevaliers du « langage pluridisciplinaire » s’orne de vocables techniques rares qu’ils apprécient surtout pour leur ésotérisme et qu’ils comprennent eux-mêmes assez rarement. Ne pas être entendus du commun est pour eux le moyen de préserver leurs récentes et fragiles connaissances. Il est malheureusement trop vrai que beaucoup de leurs auditeurs sont prêts à les admirer parce qu’ils ne les comprennent pas. Ces damnés lascars en profitent bassement... et vivent aux dépens de ceux qui les écoutent. Tout au moins pourrions-nous leur pardonner ce « remake » de la fable, s’ils avaient le bon sens et la modestie d’exhiber leur savoir étriqué sans assassiner notre langue maternelle.
Les remparts fragiles que tentent d’ériger les derniers défenseurs de l’intégrité de notre langue ont bien de la peine à résister à toutes ces attaques.
La langue française se meurt. Inclinons-nous à son chevet mais ne versons pas de larmes hypocrites. Ne sommes-nous pas tous responsables de son déclin ? Ne sommes-nous pas coupables de lâcheté envers elle ? Osons-nous toujours user de la formule juste et bien formulée qui nous vient à l’esprit ? Ne préférons-nous point la traduire en langage populaire, de peur de paraître pédant ? Notre honte de bien parler nous force à cacher notre propre culture qui risquerait d’être perçue comme une offense par nos interlocuteurs.
Au mieux, notre discours laisserait transparaître nos valeurs désuètes, nos connaissances immodestes et les principes étriqués de notre éducation, tous ces attributs bourgeois devenus aujourd’hui tares sociales.
Au pire nous risquerions de sombrer dans le ridicule, cette arme assassine ; ou encore d’être suspectés d’appartenir à l’élite intellectuelle, l’ennemie anti-égalitaire numéro un de la démocratie.
Mais nous devons faire preuve de courage si nous voulons porter à nouveau ostensiblement et fièrement les insignes de notre culture francophone. La guerre contre les hérétiques n’est pas perdue, même si de nombreuses batailles l’ont été. La résistance existe. Elle est servie par des fidèles anonymes qui se sont pris d’amour pour notre langue. Ils ne sont pas tous de notre pays, ni de notre race. Ce sont des expatriés, des Américains, des Africains, des Asiatiques qui s’enorgueillissent le plus d’en apprendre les richesses et les subtilités. N’est-il pas étonnant de constater qu’à l’Etranger, loin du sol où elle est née et a grandi, nombreux sont ceux qui cultivent la langue française, la respectent et l’admirent ? Consciencieusement, obstinément, ils travaillent à la faire connaître et apprécier, souvent bénévolement ou pour des salaires de misère. Ils l’enseignent avec ferveur et défendent l’esprit de nos pères, de tous ceux qui se sont battus et ont souffert pour nous construire un monde où le spirituel puisse émerger sans toujours céder devant le matériel. Ces chevaliers exilés méritent notre soutien. Ce sont les meilleurs défenseurs de la francophonie, bien meilleurs que nous-mêmes qui sommes restés sur la terre natale. Peut-être sont-ce ceux-là mêmes qui nous apprendront un jour la langue de nos ancêtres que nous aurons déformée et appauvrie au point de la méconnaître.
Lorsque nous ne parlerons plus que les langages enseignés dans nos écoles : sabirs des grandes banlieues, dialectes de nos régions : breton, corse, basque, occitan, alsacien, picard ou catalan, tous fort respectables puisqu’ils constituent une part de notre identité et les piliers de notre langue mourante, mais qui ne pourront jamais s’y substituer, peut-être retrouverons-nous les restes de notre unité linguistique perdue dans des sanctuaires lointains qui auront su perpétuer ce que par bêtise nous n’avons pas su préserver.
[1] Authentique directive donnée aux enseignants de l’école primaire de ne pas considérer l’utilisation de ces formes du passé simple comme des fautes.
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