Son viol, peut-elle l’avouer ?

21…A l’heure où les robes ont une âme
La comtesse Sol et la princesse des Paulownias ouvrirent la malle qui contenait les robes d’autrefois. Elles les sortirent dans les frissons de leurs soies, dans les cris de leurs failles, dans les lueurs de leurs pierres.
Le passé reposait dans leurs plis.
Il y avait la robe rose des promenades à Shenen sous les fleurs des cerisiers, la robe rouge du premier voyage en bateau, encore parfumée de l’air du fleuve, la robe bleue des fêtes de nuit, quand jaillit de la forêt la vague des étoiles filantes que les hommes inventent. La robe verte…La robe verte de la fête des frissons d’automne… Elle qui vivait ailleurs, dans la mémoire du prince An-Jie.
La princesse des Paulownias enfouit son visage dans cette robe et lui murmura :
- Que ne m’as-tu dit qu’il te regardait ? Que ne m’as-tu dit de tourner la tête vers lui, ô toi qui l’as séduit bien plus que moi ! Vais-je, en te mettant, retrouver ces instants où j’étais vivante ? Quand j’étais devant cette volière, que n’ai-je su qu’il me regardait ? Allons-nous encore, nous voyant, être dans la cage des heures inutiles et lourdes ? Allons-nous, par magie, retrouver ce jour d’automne le rendant à sa nature de saison d’or ?
Puis elle passa la robe. Comme on met un talisman.
La robe vert pâle au jupon de fleurs, aux boutons d’iris, aux manches de fourrure blanche.
Les privations de six mois de siège l’avaient amaigrie. Cette robe était un peu grande et elle semblait la petite sœur qui l’emprunte à une sœur morte.
On l’avait parfumée, coiffée, peinte. Mais soudain alors que des pas se firent entendre l’angoisse la saisit.
-Pourquoi lui mentir, dit-elle à Silénia. Pour quoi ne pas le recevoir en mon nom propre ?
Silénia lui répondit, tenant sa science des romans et de la vie, de toutes ces confidences de femmes qui étaient venues jusqu’à elle :
-Lui et vous, avez perdu un bonheur immense. On vous l’a arraché. Si lui et vous aviez été unis vous auriez donné à ce monde l’image de l’amour le plus fort, le plus partagé. Cette robe est le témoin de cette heure unique. Celle qui la portait n’a pas de nom. Elle est la jeune fille à la robe verte. Retrouvez pour lui ce moment. Ne soyez pas encore cette princesses des Paulownias dont le nom induit de la distance, des pensées lourdes liées à ce siège, à tant de sang, à tant de morts, à tant de haine. Vous êtes innocente, bien sûr. Mais ne lui imposez pas, au moment où il vous revoit, de faire un acte politique. Ne soyez qu’un souvenir. Une image inoubliable qui renaît. Soyez un miracle et prenez dans ses yeux, sur sa bouche ce dont toutes les femmes rêvent. Qui ne souhaiterait avoir à ses pieds An-Jie de Kiyouwou, dans l’expression d’un amour auquel vous avez rêvé ? On vous a tant volé, madame, ne vous volez pas vous-même ! Ne soyez qu’à lui et qu’à vous.
On entendit des pas à l’extérieur de la chambre.
-C’est lui ! dit la comtesse Sol. Je vais l’accueillir.
La princesse des Paulownias tomba à genoux, n’ayant plus la force de tenir droite. Elle le recevrait ainsi.
Si-Lénia sortit et dit au prince de Kiyouwou qui se présentait.
-Ma maîtresse, la princesse des Paulownias, est épuisée des suites du siège. Elle vous prie de l’excuser de ne pas se présenter en personne. Elle a demandé à sa suivante, la comtesse Se-fan, de vous recevoir et de vous transmettre sa reconnaissance.
Quand le prince An-Jie de Kiyouwou entra dans la salle sombre et qu’il vit la jeune fille à la robe verte, si près de lui, dans cette beauté surnaturelle qui était la sienne, il eut l’impression d’entrer dans l’illustration d’un conte. La vie, soudain, était une légende.
22…A l’heure où le passé voltige sur nos doigts
Il la salua, son regard échappant un instant à cette apparition qui le sidérait, ne pouvant croire que cette femme qui l’accueillait soit celle qui l’avait fait rêver tant de jours et tant de nuits. Lui aussi se mit à genoux devant elle.
Ils étaient dans un œuf de silence parfait.
Pour la première fois, elle connut sa voix.
- Madame, je souhaite présenter à votre maîtresse, la princesse des Paulownias, l’assurance de mon soutien et de ma confiance. Je veux qu’elle sache, puisque j’en ai été informé récemment, que jamais je n’ai su que quiconque souhaitait nous unir. Que jamais je n’ai dit « Non » à cette proposition. Mais le temps a joué de nos destinées. Je sais quelles ont dû être les souffrances de ce siège. Que vous les ayez partagées m’afflige. Je connais la honte qu’elle a subie et je vous admire de l’avoir soutenue, sans la quitter, lors de cette épreuve.
Et comme la princesse des Paulownias ne savait que répondre n’ayant en tête que cette phrase : « Jamais je n’ai dit « Non » à cette proposition », flottant sur le courant de sa nouveauté, abandonnant sa peine au flux de cette voix, à ce regard qu’elle n’osait regarder, il y eut un silence puis le prince An-Jie s’adressa à elle. Elle, l’apparition à la robe verte.
-Je ne sais si vous le savez, madame, mais je vous ai vue dans cette robe lors de la fête des frissons d’automne. Vous étiez près d’une volière. Je vous ai vue de loin ce matin là. Heureusement. Si j’avais vu votre visage comme je le vois aujourd’hui, aucun acte de ma vie n’aurait pu retenir mon intérêt.
Dès que la princesse avait vu entrer le prince An-Jie, l’amour qu’elle éprouvait pour lui l’avait brûlé si vivement qu’elle avait senti toute l’erreur du jeu qu’elle conduisait. Je ne peux continuer de lui mentir, se dit-elle, car si je le fais plus jamais je n’oserai le revoir. Puis un autre sentiment : ce regard amoureux, cette voix, tout ce qui émanait de cet homme qu’elle n’avait vu que de loin et qui, là, de près était tellement au-dessus de ce qu’elle avait pu croire, elle le voulait pour elle : la princesse des Paulownias. Pas pour une fille inconnue. Pour cette princesse des Paulownias à qui un jour on avait dit : « Non » et qui, à la suite de ce « Non » avait connu l’horreur d’une nuit d’horreur, l’horreur du déshonneur, la souffrance de six mois de siège. Et comme elle s’apprêtait à lui dire : « Je suis la princesse des Paulownias », hésitant un atome de temps car craignant de voir la passion disparaître de son visage, lui, dans son souffle, lui révéla son amour, à elle, la jeune fille à la robe verte, l’empêchant de parler.
-Je suis heureux que ce soit vous qui m’accueilliez aujourd’hui. Et non pas elle. Je n’aurai su que lui dire alors qu’à vous, j’ai tant à dire. Vous êtes la seule pensée précieuse de ma vie. Les autres sont utiles. Ce sont des devoirs mais le seul moment pour moi heureux est celui où je retrouve la solitude de ma chambre. Toutes les nuits je vous retrouve. Toutes les nuits vous êtes près de la volière dans votre robe verte. Pardonnez ma brusquerie, mais les temps actuels nous poussent à vivre vite. Hier on a voulu me tuer. Vous-même avez échappé, avec votre maîtresse, aux pires offenses. Je ne peux vous voir un jour et ne pas vous dire que je veux vous voir toujours. Mais pardonnez-moi, vous ne m’avez jamais vu et…
-Si je vous ai vu.
Et elle lui jeta au cou le collier de son amour.
- Je vous ai vu quand vous entriez dans la cour du palais des sources. A ce moment, je croyais aimer un homme qui m’entourait de toute prévenance, de toute tendresse. Mais vous voyant, j’ai su que ce mot amour, qui est l’oiseau de nos vies, la liberté de nos corps, la musique de nos pensées, ne lui revenait pas mais à vous, vous qui d’un pas, d’un seul, étiez entré au cœur de mes jours. Je défie la vie de mettre dans un cœur plus de joie que celle que j’ai ressentie tout à l’heure quand vous êtes entré dans cette pièce. Je vous attends depuis que je vous ai vu. J’aurais souhaité vous épouser dès ce jour où près d’une volière j’étais, vous ayant connu, plus légère et plus musicale que tous les oiseaux de la vie. Mais le temps nous a séparés. Vous revoir me noie dans une joie dont on dit qu’elle ne bat qu’au ciel. Pourtant ce léger espace qui nous sépare aujourd’hui, arriverons-nous à le faire fondre, pour oublier tout le temps qui nous a séparés ?
-Je m’y engage, madame. Je m’y engage formellement. Ce siège est fini. Je ne doute pas de l’issue du défi que mène le prince de Da Lang. Je ne connaissais pas le protecteur de votre maîtresse mais je sais maintenant qui il est. Il ne m’inspire que de confiance. C’est un homme de paix et de Bien. Un jungzi. On m’a beaucoup parlé des Jungzi dans mon enfance. Je n’en ai guère rencontré sauf lui.
Et comme elle ne disait rien, ce portrait la renvoyant à cet homme mystérieux qui l’aimait tant sans jamais le lui dire, il poursuivit :
-J’aimerais être un paysan qui, rencontrant dans les champs, la jeune fille qu’il aime ne se soucie d’aucun protocole et peut la prendre dans ses bras. Sentir le corps de son rêve et lui dire doucement…
-Faites-le Monsieur car demain qui sait comment il sera ? Quelle mort ou quel ennui nous attend ? Nous ne sommes pas très libres de nos conditions. Peut-être est-ce la seule ou la dernière fois que nous nous voyons ainsi et que nous pouvons nous dire que tout nous accorde, nos pensées et nos désirs, sauf nos vies.
An-Jie glissa vers elle. En deux mouvements ses genoux touchèrent les siens, puis il fit ce dont il avait rêvé, il caressa ses cheveux. A ce moment, comme elle fut heureuse de ne pas avoir dit qui elle était, car jamais, à la princesse des Paulownias, il n’aurait pu caresser les cheveux !
Elle-même mit ses deux mains autour de son visage jusqu’à ce qu’il se penche vers elle et doucement l’embrasse suivant de son oreille à ses lèvres le chemin d’une joue qui lui ferma les yeux.
23…A l’heure des forêts du Ciel
Ils étaient là se regardant dans le silence car aucun mot n’avait la clef de ce qu’ils souhaitaient : se lever et partir loin de cette ville, loin de cette vie. Créer une vie rien que pour eux, loin de leurs ancêtres et de leurs palais. La princesse des Paulownias comprit ces amants qui se tuent quand on les refuse l’un à l’autre. Puis une pensée l’accabla. Elle était allée si loin sous cette fausse identité. Quel jour la verrait-il sachant qui était- elle ? Pourrait-elle lui dire ce qu’elle avait souffert ? Elle voulut lui poser la question d’une manière détournée. Pâlissante, les yeux baissés, elle lui dit :
-Je dois retrouver ma maîtresse qui est chagrinée par un sujet.
-Lequel ?
Puis un silence et la chute dans l’air d’un corps qui se jette
-Elle a une amie qui est veuve et qui a été violée lors de ce siège. On conseille à cette amie de ne jamais le dire car, lui dit-on, personne ne souhaiterait l’épouser après un tel outrage. On la soupçonnerait toujours d’avoir été à l’origine du désir. Alors qu’il n’en est rien. Mais elle, qui est amoureuse d’un seigneur, ne veut pas l’épouser en lui mentant. Doit-elle lui dire ce qu’il en est vraiment ?
Et elle leva les yeux. An-Jie lui répondit rapidement et sans détour
-Non, qu’elle ne le dise pas. Surtout pas.
-Pourquoi ? Pourquoi vivrait-elle toujours dans le mensonge ?
-Comment pensez-vous que réagirait l’homme qu’elle aimerait et à qui elle dirait : « J’ai été violée par d’autres » ? Lui dirait-il : « Ah ! Bon, très bien. Vous me l’apprenez. Je l’oublie. Cela arrive. » Non. Ce serait un homme de bien peu d’honneur. La seul acte qu’il puisse accomplir serait de demander le nom de cet homme et , s’il est mort, de sa famille . Cette vérité, si elle la disait déclencherait des guerres. Il ne pourrait aimer cette femme sans la baigner dans le sang de ses ennemis. Il ne pourrait toucher son corps sans le laver d’une faute impardonnable dont elle n’est pas responsable mais qui la salit. Il ne faut pas trop demander à l’amour. Il épuise nos cœurs lorsqu’il naît en nous. Vous savez, nous sommes tous violés de tant de façons. Dans nos croyances. Dans nos convictions. Connaissez-vous l’histoire des perles ? Elles naissent dans des coquillages que des bris d’écailles blessent. Ce sont ces blessures qui conduisent à cette parfaite beauté. Il faut apprendre à vivre avec elles. Vous pourrez rapporter ces propos à votre maîtresse. Je pense vous tenir un langage peu commun. Beaucoup vous diraient : « Qu’elle parle ! » Mais elle qui sort de l’enfer de la guerre, veut-elle y retourner ?
-Je le dirai à ma maîtresse.
An-Jie sentit la tristesse qui soudain envahissait la jeune fille à la robe verte. Il l’embrassa à nouveau. De ces baisers qui ferment les yeux, comme si un nouveau monde s’approchait du nôtre et nous frôle dans la caresse de ses vents, dans le parfum de ses forêts, dans l’onde immense de ses eaux, soudain suspendues au Ciel.
Le prince An-Jie voulut la rassurer. Elle n’était qu’une dame de compagnie. Lui, le premier prince du royaume.
-Madame, m’autorisez-vous à parler de notre union à votre famille ?
Cette question la sortit de sa rêverie et la fit trembler. Comme tout cela allait vite !
-Je suis sensible à l’honneur de votre demande mais je vous prie de ne rien faire tant que ce défi n’a pas eu lieu, tant que je ne sais rien de demain. De ce que devient ma maîtresse.
-C’est un engagement que je veux prendre quel que soit demain.
-Je le reçois. De vous à moi. Cela suffit. C’est immense.
Et lui la voyant hésitante :
-Etes-vous liée à quelqu’un d’autre ?
-Oh ! Non !
Mais au moment où elle disait « non », elle pensa au prince de Da Lang, se demandant quel rôle il jouait dans cette visite, quelle fin il poursuivait. Souhaitait-il tenter son amour ? An-Jie n’était-il qu’une illusion et Da Lang le seul amour précieux dont elle ne pourrait jamais se passer ? Se donnerait-elle à l’homme à qui elle pourrait dire « Voilà ce qui m’est arrivé pendant ma nuit de Noces. » Mais n’était-ce pas une faiblesse que de vouloir tout dire ?
-Je dois rejoindre ma maîtresse dit-elle en manière d’adieu.
Lui, comprenant, la tristesse qui pouvait naître d’un tel siège, accepta cette réserve.
-Vous assisterez au défi, je pense.
A cette idée le cœur de la princesse se figea. Cet instant serait vrai. On annoncerait la « princesse des Paulownias » et elle entrerait, elle, il la verrait, lui et tout serait fini dans le soleil d’un matin de victoire.
Puis il partit et le bonheur avec.
Lorsque la comtesse Sol retrouva son amie et qu’elle lui posa des questions, la princesse lui répondit simplement :
-Je regrette d’avoir suivi ton conseil. Je le regrette aujourd’hui. Mais demain si je suis à nouveau dans la peine, je ne le regretterai pas car à ce monde, à cette vie d’injustice et de souffrance, j’aurai arraché de beaux moments. Comme tu l’avais dit. Merci.
Chose curieuse, plus le temps passait, plus ces instants, en elle, faisaient leur nid et l’impression qu’ils avaient fait naître, dans la réalité de l’instant, devenait plus profonde, plus immense. Ils avaient passé si vite mais jamais ils ne disparaîtraient.
-J’aime. Je suis aimée. Je suis heureuse dit-elle avant de pleurer.
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