Splendeur et déchéance : Fréhel, 60 ans déjà !
Elle était bien jolie, la môme Pervenche, sous son grand chapeau à fleurs et à plumes au cœur de la Belle Époque. Tout souriait alors à cette gamine de 17 ans à la voix si envoûtante. Comment imaginer qu’elle s’éteindrait, quelques décennies plus tard, dans une chambre d’hôtel sordide, au terme d’une vie à la fois romanesque et chaotique ?

1948, métro Anvers : une femme, manifestement ivre, est affalée au pied d’un arbre. Survient un panier à salade d’où surgissent des hommes en uniforme. « Foutez-moi la paix, je suis Fréhel, la chanteuse », s’exclame la pocharde. Malgré ses protestations, les policiers incrédules sont sur le point d’embarquer la vedette déchue lorsqu’une passante la reconnait et l’invite à chanter pour convaincre les perdreaux*. Fréhel, soudain dessoulée, se redresse et entonne La java bleue. Aussitôt se forme un attroupement. Aucun doute possible : il s’agit bien de la grande Fréhel. Le fourgon repart à vide tandis que l’émotion gagne les badauds au spectacle de cette femme en perdition mais dont la voix a gardé toute sa puissance évocatrice**.
Bouleversés, nous l’avons également été et nous le serons tous encore en regardant cette scène du film de Julien Duvivier Pépé le Moko, l’une des plus émouvantes du cinéma français : on y découvre Tania, une prostituée vieillissante et bouffie, échouée au cœur de la casbah d’Alger ; d’une voix chargée de nostalgie, elle évoque au son d’un phonographe le temps où elle était jeune et belle, le temps où elle chantait sur les planches des music-halls devant des publics conquis. Sous les oripeaux de Tania, l’amie de Pépé, Fréhel joue en réalité... Fréhel, avec au mur sa propre photo dans la gloire naissante de ses 17 ans.
Jeune et belle, Marguerite Boulc’h l’était assurément. Née à Paris le vendredi 13 juillet 1891, cette fille d’un couple de Bretons de Primel-Trégastel (Finistère) est promise à un avenir sans éclat dans le Paris populaire des quartiers nord où sont venus s’établir ses parents, lui comme cheminot – son métier lui coûtera un bras, happé par une locomotive –, elle comme concierge, et accessoirement prostituée, boulevard Bessières (18e arrondissement). Á l’âge de 5 ans, Marguerite chante déjà dans les rues, accompagnée par l’orgue de barbarie d’un aveugle. Á 7 ans, elle est victime d’une tentative de viol dans un terrain vague, mais elle n’en veut pas à son agresseur, car elle sait déjà que « les hommes sont comme ça ! » L’individu n’en est pas moins puni : quelques mois plus tard, il meurt au même endroit, victime d’une balle perdue.
De Pervenche à Fréhel
Le destin de Marguerite bascule en 1906, à l’âge de 15 ans, alors qu’elle gagne tant bien que mal sa vie en vendant des cosmétiques au porte à porte et en chantant dans les bistrots de Levallois. Vecteur de ce coup de pouce du destin : la célèbre Caroline Otero – elle-même issue d’un misérable village de Galice – à qui Marguerite ose venir proposer un jour une crème faciale dans sa loge. Chanteuse et courtisane*** connue du Tout-Paris, celle que l’on nomme alors La belle Otero décèle chez l’adolescente les qualités d’une possible vedette du music-hall et lui met le pied à l’étrier sous le nom de... Pervenche.
Pervenche débute à l’Univers, avenue de Wagram, à l’aube d’une prometteuse carrière de chanteuse alternant répertoire comique et réaliste. Mais les temps restent durs et la jeune fille chante également ici et là, parfois contre un simple cassse-croûte. Comme ce jour où elle se produit à la Taverne de l’Olympia sous les yeux de Robert Hollard, un jeune bourgeois entiché de music-hall qui fréquente lui-même la scène sous le pseudonyme de Roberty. Séduite, Pervenche se laisse engrosser puis épouser par ce Roberty. Un mari volage qui la trompe avec une autre chanteuse, Damia, avant de la quitter dès 1910 après que le couple ait perdu un enfant en bas-âge.
Entretemps, Pervenche a, fait rare pour les chanteuses de sa génération, gravé en 1909 chez Odéon un 78 tours où l’on entend deux titres : C’est une gosse et Fenfant d’amour. Ce sera la seule contribution de cette gloire montante à la discographie sous le nom de ses débuts. Devenue Fréhel en hommage au célèbre cap breton symbolique de ses origines – une inspiration de Roberty –, la jeune chanteuse connaît un succès grandissant. Un succès quelque peu terni, après le décès de son enfant, par le recours à l’alcool et la cocaïne. Divorcée de son mari, elle est un temps la maîtresse de Maurice Chevalier avant que celui-ci ne l’abandonne, en partie pour des raisons carriéristes, pour une autre femme, la gouailleuse Mistinguett que Fréhel surprend dans les bras de son amant. C’en est trop pour elle : aux stupéfiants et aux spiritueux, Fréhel, pour oublier sa vie sentimentale désastreuse, ajoute la fuite en répondant favorablement à la Grande Duchesse Anastasia de Mecklembourg qui l’invite à la suivre pour se produire à Saint-Pétersbourg.
Suit une longue période d’errance qui, en dix années d’une chute irrésistible amorcée dès 1911 (Fréhel n’a que 20 ans), la conduit de Saint-Pétersbourg à Constantinople, en passant par Vienne, Bucarest et Odessa. C’est dans la capitale autrichienne qu’elle apprend en 1914 l’assassinat à Sarajevo de l’Archiduc François Ferdinand de Habsbourg et dans la capitale roumaine qu’elle passe la Grande guerre, en se produisant dans les beuglants et en multipliant les liaisons sans lendemain. Fréhel n’a pourtant pas encore touché le fond. C’est chose faite en Turquie où la chanteuse sombre dans la prostitution. Alcoolisée, droguée, habituée des établissements louches et des bordels de Constantinople, elle est prise en charge en 1922 par l’ambassade de France qui la rapatrie dans un état lamentable. Méconnaissable, Fréhel est accueillie à Paris par son ex-mari et Montéhus dont la jeune Pervenche chantait le répertoire il y a bien longtemps, dans une autre vie.
De la scène à l’écran
L’histoire de Fréhel ne s’arrête pourtant pas là car, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, elle réapparaît en novembre 1923 sur la scène de l’Olympia pour un improbable retour. Le directeur de la salle, Paul Franck, la présente un soir au public comme « l’inoubliable oubliée ». Fréhel, dans sa loge, est morte de trac, paniquée de devoir affronter le public alors qu’elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été naguère, dans la Belle Époque insouciante d’avant 1914. Et de fait, c’est « une matrone aux allures de maquerelle », selon le musicologue Marc Robine, qui entre en scène, la gorge nouée. Et le miracle se produit : en un clin d’œil le trac s’est envolé et la voix est revenue, comme avant. La « matrone » chante de sa voix puissante et chaude, et le public subjugué lui fait un triomphe.
Dès lors, Fréhel retrouve une place qu’elle n’aurait jamais dû quitter, rôdant ses nouvelles chansons sur les scènes des music-halls de Paris et de province avant de graver, de 1927 à 1939, plusieurs disques devenus des grands classiques de la chanson française. Son physique empâté de femme sans âge ni forme, loin d’être un handicap, colle parfaitement à son répertoire de chanteuse réaliste. Paradoxalement, ce physique ouvre même à Fréhel les portes du cinéma, grâce à Anatole Litvak qui, en 1931, fait appel à elle pour le tournage du film Cœur de Lilas (elle y chante La môme caoutchouc avec Jean Gabin). Suivront, jusqu’en 1949, 18 autres films dans lesquels Fréhel tiendra des petits rôles, à l’image du Roman d’un tricheur de Sacha Guitry.
Si le cinéma continue de faire appel à Fréhel après la deuxième guerre mondiale, son temps est en revanche passé pour la chanson. Le public demande autre chose, et désormais ce sont Lucienne Delyle (Mon amant de Saint-Jean) ou la môme Piaf (L’accordéoniste, Les trois cloches) qui tiennent le devant de la scène. Malgré quelques contributions cinématographiques, Fréhel vit plutôt mal cette désaffection. Elle se remet à boire et ne chante plus que dans des modestes salles au public clairsemé. Solitaire et confrontée aux démons de son passé, elle meurt le 3 février 1951 – il y a tout juste 60 ans – dans un sordide hôtel de passe de la rue Pigalle.
Fréhel est inhumée quelques jours plus tard au cimetière parisien de Pantin (23e division) en présence d’une foule considérable constituée de vedettes et de très nombreux anonymes venus rendre un dernier hommage à cette grande dame tourmentée de la chanson française. Fréhel y côtoie son ex-rivale Damia dans une relation définitivement apaisée.
* Terme d’argot, tombé en désuétude, qui désignait autrefois les policiers en tenue
** Cette anecdote à été racontée naguère par le journal Ici Paris
*** Les courtisanes (ou demi-mondaines), mi prostituées de luxe mi femmes entretenues, tenaient alors le haut du pavé, au grand dam des bien-pensants et des épouses légitimes de la grande bourgeoisie. Outre La Belle Otero, elles avaient pour nom Cléo de Mérode, Émilienne d’Alençon ou Liane de Pougy.
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