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Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique

Fictions et réalités
 
Dans son roman ‘’1984’’ (publié en 1949), George Orwell a placé le personnage d‘Emmanuel Goldstein, figure honnie du traître ; par bien des aspects, celui-ci évoque diablement Léon Trotski (Bronstein de son vrai nom). Le héros Winston Smith parvient à se procurer le livre qui lui est attribué, dont le titre se révèle être ‘’Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique’’.
 
Il y a quelques mois, bouffon(s) du roi, par son article Principes généraux du pouvoir, a porté à notre connaissance l’existence d’un ouvrage réel intitulé, lui aussi, Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique, se présentant comme écrit par J.B.E. Goldstein, traduit du russe et publié en 1948 (1).
 
En résumé, on a affaire à deux personnages de même patronyme, auteurs de deux livres portant le même titre. Les quatre jouissent en outre de degrés de réalité nuancés. Distinguons-les par la graphie :
– ‘’Emmanuel Goldstein’’, personnage imaginaire de ‘’1984’’, auquel est attribué ‘’Théorie et Pratique (…)’’.
J.B.E. Goldstein, personnage plausiblement réel, auteur présumé du relativement réel Théorie et pratique (…).

L’identité de J.B.E. Goldstein nous échappe. Certains éléments de son texte invitent à conclure à un achèvement de rédaction en 1944 ; quelques passages semble dater d’avant la guerre ; un tout petit nombre d’éléments stylistiques du texte français, le seul connu, suggèrent une intervention postérieure aux années soixante-dix. Rien d’extraordinaire dans tout cela ; à cet égard comme pour le soin rédactionnel, une relecture plus attentive n’aurait pas nui avant publication.
 
Plus intéressant est de constater, en admettant un auteur unique pour l’essentiel, que celui-ci, doté d’une solide culture (2), était instruit de bien des choses concernant la France. Diverses hypothèses peuvent ainsi être échaffaudées autour de personnages tels que Boris Souvarine ou Yvan Craipeau. En tout cas Eric Blair (alias George Orwell) a manifestement eu en main Théorie et Pratique, éventuellement à l’état de manuscrit, l’édition de 2014 pouvant avoir été la première, voire l’unique. Dans l’immédiat, laissons les auteurs et considérons les œuvres.
 

De Théories et Pratiques à ‘’1984’’
 
Les quelques pages de ‘’Théorie et Pratique’’ que Smith lit à sa belle ne figurent pas telles quelles dans Théorie et Pratique, mais elles s’accordent parfaitement avec son fond. Pratiquement tout ‘’1984’’ relève d’idées politiques agitées par plusieurs à l’époque, James Burnham entre autres, et exprimées par J.B.E. Goldstein. On pourrait presque dire qu’Orwell, par son art de romancier, a travaillé à leur donner une apparence concrète et sensible qui n’était pas l’affaire du théoricien Goldstein. Le personnage de la gentille Julia sert essentiellement à ça ; l’auteur aurait pu la ‘’vaporiser’’ sans appauvrir pour autant l’apport de ‘’1984’’.
 
Il y a ainsi deux raisons au moins de lire Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique. L’une relève de l’histoire littéraire : tenter de délimiter l’inspiration qu’Orwell a puisée dans ce texte. L’autre réside dans l’espoir d’y rencontrer quelques idées politiques intéressantes sur l’exercice collectif du pouvoir.
 
Pour nous faire goûter à Théorie et Pratique, bouffon(s) du roi a inséré dans son article des extraits pris dans le chapitre X de la première partie, chapitre dont la fonction est de synthétiser l’acquis des neuf premiers, soit un gros tiers de l’ouvrage. Cette sélection est bien sûr insuffisante pour se faire une idée convenable du livre ; d’autant que l’absence d’une Introduction empêche d’en percevoir clairement le dessein. Prenons-en une vue, certes réduite à quelques traits saillants, mais plus globale.
 

L’objet de cet « essai » est la conservation du pouvoir politique par une élite, c’est-à-dire par une classe supérieure de la société, derrière une apparence démocratique. Le régime économique établi est censé être collectiviste et planificateur ; nulle puissance d’argent ne doit constituer une menace pour le pouvoir de la classe supérieure.
 
Un Parti, secondé par une police efficace, assure secrètement la surveillance générale et entretient le mythe qui permet de maintenir l’adhésion des autres classes. L’élite est réputée avoir pour visée principale le pouvoir pour lui-même et non le bien commun (sinon en apparence). Elle agit à cette fin par la tromperie autant que par la crainte, sur la base d’une bonne connaissance des déséquilibres et des changements qui pourraient la menacer. Goldstein expose longuement ce que les sciences récentes permettent d’espérer sous ce rapport. Il s’étend sur une théorie sociologique des « résidus » – noyaux fixes des comportements irrationnels – prise chez Pareto, avant d’accorder la préférence au point de vue de la psychologie collective. L’ensemble le conduit à mettre en valeur les types du renard et du lion chers à Machiavel, dont la détection dans les différentes classes sociales contribuerait à la perception des risques.
 
L’emprise sur l’opinion publique passe bien sûr par le désinformation, mais également par un appauvrissement de la langue prenant modèle sur le Basic English d’Ogden.
 
La soumission de la population, donc la paix intérieure, est consolidée par un état de guerre aussi truqué que permanent. À cette occasion la considération de la géographie politique moderne incite à envisager des ensembles supracontinentaux, ce qui se traduit, dans le cas de Mackinder, par la tripartition Océanie-Eurasie-Estasie. (Noter que les trois cartes n’ont pas été tirées des auteurs évoqués.)
 

Il appert déjà que, si plusieurs aspects bien connus de ‘’1984’’ relèvent de thématiques goldsteiniennes, ce n’est pas le cas de tous, du moins pas au même degré. Le romancier ne s’est pas embarrassé des diverses sciences que son inspirateur se targue d’avoir placées à la base de sa théorie ; ce qui n’empêche pas l’homme de lettres de forer plus profondément, sur un point essentiel. À la question qui taraude Smith, celle du pourquoi de tout ce qu’il sait, Goldstein donne comme réponse : le pouvoir pour le pouvoir. Orwell, pour sa part, fait répondre par O’Brien : pour assurer la sensation à tous les instants de piétiner un ennemi impuissant.
 
Est-il besoin de préciser que toute ressemblance... (etc.) ?

 


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6 réactions à cet article    


  • foufouille foufouille 15 décembre 2017 16:27

    toutes résistances seraient futiles, vous serez assimilé.


    • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 16 décembre 2017 10:07

      Merci pour ce complément.


      • maQiavel maQiavel 16 décembre 2017 20:48

        Je suis étonné de voir un article sur ce livre dont on ne parle jamais. 

        Un livre à lire absolment !

        • François Vesin François Vesin 18 décembre 2017 10:08

          « L’objet de cet « essai » est la conservation du pouvoir politique 

          par une élite, c’est-à-dire par une classe supérieure de la société... »

          Nous sommes dans le vif du sujet...(voir lien ci-dessous)


          • Nick Corey 29 février 2020 14:01

            Merci pour ces informations fascinantes.

            J’ai lu « 1984 » il y a bien longtemps, et je n’avais rien creusé. Si vous ne m’aviez pas envoyé votre petite vanne sur mon article (à lire en période de confinement (je sais, j’écris des pavés...(( Mais c ça qui est pas mal avec Agoravox, y a tout et nawak))), je n’aurai pas appris ces choses qui excitent mon esprit.

            La lecture de votre article et de celui de bouffon(s) du roi est stimulante et donne envie de creuser. Peut-être est-ce la seule critique qu’on peut vous faire (une orthographe impeccable, rare de nos jours) : si on n’a pas 1984 en tête, des choses nous échappent. 

            Mais bien joué. Moi qui voulais vous faire une vanne en retour, j’ai rien à dire...


            • Francis, agnotologue JL 29 février 2020 14:24

              Votre second lien semble erroné.

               

               Bouffon du roi donnait ça  : https://archive.org/details/TheorieEtPratiqueDuCollectivismeOligarchique/mod e/2up

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