Tordre le cou à une idée reçue : Descartes n’a jamais dit que les animaux n’ont pas de sensibilité
Tout le monde le dit, y compris les plus grands esprits, qu’ils soient philosophes, savants ou scientifiques. Surtout depuis les récents progrès de l’étude des comportements des animaux et le développement d’une plus grande sensibilité envers la souffrance de ceux-ci. Descartes, ce grand escogriffe, disait que les animaux n’ont aucune sensibilité, puisqu’ils ne sont que des machines. Et que donc on peut en faire ce qu’on veut. D’ailleurs Malebranche, son disciple autoproclamé, disait qu’on pouvait donner des coups de pied à un chien car celui-ci, étant une machine, ne pouvait pas ressentir la douleur. "Il s'agit d'une idée naïve et scandaleuse", dit-on. En réalité, Descartes n’a jamais rien dit de tout cela.
Certes, Descartes nous dit que les animaux sont des machines. Mais que veut-il dire par là ? Que les animaux obéissent à la causalité naturelle. Comme, d’ailleurs, l’ensemble du grand système du monde. L’univers forme une machine infiniment grande et extrêmement complexe qui suit des lois obéissant à la causalité. Le terme de machine signifie « qui répond à la loi des causes et des effets », et rien d’autre. Un animal est un système extrêmement complexe également – les configurations possibles de la connexion des neurones d’un cerveau dépassent le nombre d’atomes contenus dans l’univers - mais qui obéit néanmoins aux lois de la nature. Et la vie elle-même provient d’un certain agencement de la matière. On retrouve ici la conception scientifique dominante aujourd’hui concernant la nature et la biologie.
Jamais Descartes n’a prétendu que ces machines étaient dépourvues de sensibilité, bien au contraire : « je ne refuse la vie à aucun animal, car je crois qu’elle consiste dans la seule chaleur du cœur ; je ne lui refuse pas même la sensibilité, dans la mesure où elle dépend d’un organe corporel » (Lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646).
Or on croit naïvement que puisque Descartes compare ces animaux à une machine et ces machines à une horloge, cela signifie que les animaux n’ont pas de sensibilité. Ceux qui ironisent sur le fait que Descartes avait une conception simpliste de la biologie, en comparant les corps avec des machines faites de poulies et de contrepoids sont en réalité bien naïfs eux-mêmes. Descartes, merci pour lui, avait bien compris que la machinerie animale est beaucoup plus complexe qu’on ne pouvait le voir à son époque, et que les rouages dont il parle sont invisibles à l’œil nu : si « les hommes peuvent fabriquer des automates variés dans lesquels, sans aucune pensée, se trouve le mouvement, il se trouve conforme à la raison que la nature produise aussi ses automates, mais qui l’emportent de beaucoup sur les produits de l’art » (lettre à Morus du 5 février 1649). Il existe bien, comme nous le montre la science contemporaine, des poulies et des rouages, mais au niveau atomique ou moléculaire. Il existe une mécanique moléculaire. Descartes ne voulait pas dire autre chose.
Il précise clairement que la vie, la sensibilité, les émotions, les appétits, ainsi que des ruses très élaborées (« J’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins qui agissent à propos ». Lettre au marquis de Newscaslte) sont des propriétés des animaux. Mais ce sont également des propriétés émergentes de la matière, c’est-à-dire qui apparaissent à partir d’une certaine complexité de la matière. Une machinerie fort complexe, mais qui n’a besoin de rien d’autre que la matière.
Et cela n’est pas vrai seulement chez les animaux, mais aussi chez l’homme. Ainsi, dans le Traité de l’Homme, Descartes imagine la construction d’une machine humaine, et nous dit à la fin de l’ouvrage que cette machine pourrait ressembler le plus parfaitement possible à un « vrai homme » : « Je désire que vous considériez, après cela, que toutes les fonctions que j’ai attribuées à cette machine, comme la digestion (…), le battement du cœur (…), la réception de la lumière, des sons, des odeurs (…), l’impression de leurs idées dans l’organe du sens commun et de l’imagination, la rétention de leurs idées dans l’organe du sens commun et de l’imagination, la rétention ou l’empreinte des ces idées dans la mémoire ; les mouvements intérieurs des appétits et des passions ; et enfin les mouvements extérieurs de tous les membres, qui suivent si à propos, tant des actions qui se présentent aux sens, que des passions, et des impressions qui se rencontrent dans la mémoire, qu’ils imitent le plus parfaitement qu’il est possible ceux d’un vrai homme ». Cet homme artificiel serait une émergence de la seule matière : « il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucun principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits [esprits animaux, l’influx nerveux], agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans le corps inanimé ». Qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien de l’homme dont parle ici Descartes. Il serait possible, si on avait à disposition les technologies nécessaires, de construire un homme-machine que l’on pourrait confondre avec les vrais hommes. Leur comportement pourrait être « à propos », c’est-à-dire pertinent dans des contextes variés, ce qui est la marque de l’intelligence chez Descartes. L’homme du « Traité de l’Homme » est lui aussi une émergence de la matière. Par ce terme, on entend bien sûr la matière avec l’ensemble de ses interactions énergétiques (« le feu qui est dans les corps inanimés »), toutes les formes de matière et d’énergie.
On dit que Descartes a refusé l’âme aux animaux. Certes, mais cela ne signifie pas qu’il leur retire la vie ou la sensibilité, comme on l’a vu. Mais de quelle âme parle-t-on ? Il est vrai qu’Aristote ou Platon considérait que les animaux avaient une âme, mais cette âme n’avait rien à voir avec la conception chrétienne ou contemporaine de l’âme. L’âme des animaux, en latin « animus », signifie « principe moteur », c’est-à-dire ce qui anime, ce qui fait bouger. C’est ce qui permet d’animer la matière. L’idée est que la matière est inerte et a besoin d’un principe vital, l’animus, pour vivre, se mouvoir et s’émouvoir. Pour Descartes, au contraire, la matière n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour se mouvoir et s’émouvoir. De plus, retirer l’âme à l’animal n’est pas lui retirer sa dignité, car l’animus des animaux n’est pas semblable à l’âme immatérielle, rationnelle et immortelle de la conception chrétienne. L’âme pouvait avoir une signification multiple. D’ailleurs Descartes parle lui-même d’une « âme corporelle » pour les animaux, qu’il oppose à « l’âme pensante immatérielle ».
Il n’y a donc rien de méprisant envers les animaux à dire que ce sont des machines, dès lors qu’on affirme que la partie vivante, sensible et émotionnelle des hommes est également une machine.
Certes, chez Descartes, l’homme est doté, en plus des animaux, d’une âme pensante, siège de la conscience, de la raison et du libre-arbitre, et qui est immatérielle et immortelle. Cette âme est la partie de l’homme que les chrétiens considèrent être à l’image de Dieu. Par ailleurs il est vrai que dans d’autres œuvres, il fait de l’intelligence une spécificité humaine : dans le Discours de la Méthode, il écrira que si on construit une machine qui ressemble à un être humain, elle pourra surpasser l’homme dans certains domaines, mais pas dans tous à la fois : « bien qu'elles fissent certaines choses aussi bien ou peut-être mieux que nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par où on reconnaîtrait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes » (Discours de la Méthode, V). C’est très exactement ce qu’on est capable de faire aujourd’hui : des robots qui surpassent largement l’homme dans certains domaines, mais qui sont incapables de les surpasser dans leur polyvalence. Dès qu’on les sort de leur contexte, ils deviennent stupides et impotents. C’est parce que l’homme possède une forme d’intelligence supérieure, qui pour Descartes est logée dans la raison, que les animaux n’ont pas et que la matière est incapable de créer, que l’homme est capable de s’adapter à toutes sortes de situation. Pourtant, ce n’est pas tout à fait ce qu’il disait dans le Traité de l’homme. Comme on l’a vu, l’homme-machine de cet ouvrage pouvait imiter très parfaitement le « vrai homme » et avoir un comportement « à propos » en toutes circonstances. Il était donc était capable d’une intelligence supérieure.
Ce sont visiblement des raisons religieuses, et non rationnelles, qui poussent Descartes à supposer l’âme rationnelle appartenant à l’homme seul. Dans sa lettre à Morus du 5 février 1649, il admet qu’on ne peut pas démontrer formellement que l’animal n’a pas de pensée, et que certains arguments permettraient même d’admettre qu’ils pensent : « Je ne vois aucun argument militer en faveur de la pensée des bêtes, sauf un seul, à savoir qu’ayant des yeux, des oreilles, une langue, et les autres organes des sens comme nous, il est vraisemblable qu’elles sentent comme nous ; et que, la pensée étant impliquée dans notre manière de sentir, il faut attribuer même aux bêtes une pensée semblable ». Mais d’autres arguments militent contre la pensée des animaux, dit Descartes. Et parmi eux, la plus forte est le fait que « qu’il y a moins de probabilité que tous les vers, les moucherons, les chenilles, et le reste des animaux soient doués d’une âme immortelle que pour qu’ils se meuvent à l’imitation des machines ». Autrement dit si les animaux avaient une pensée rationnelle, ils auraient en même temps une âme immortelle. Ainsi pour Descartes la raison réside dans l’âme. Et comme celle-ci est indivisible, elle emporte avec elle la liberté, qui est à l’image de Dieu, et l’immortalité. Ce serait trop en admettre. Puisque l’animal n’est pas immortel, comme l’homme l’est dans la religion de Descartes, il ne peut pas avoir d’âme, donc il ne peut donc pas avoir de raison. Ceci dit, on remarque en lisant cette lettre que le philosophe admet que ce sont là des hypothèses probables. Il est impossible, dit-il, de démontrer avec certitude que les animaux pensent ou ne pensent pas. On peut seulement émettre des probabilités.
Descartes affirme donc que la vie, avec toute sa complexité et sa dignité, est une propriété émergente de la matière et qu’elle est le fruit d’une machinerie extrêmement complexe, mais matérielle. Qu’elle obéit aux lois de la nature et à la causalité. Il se trouve que cette conception correspond justement à la conception scientifique majoritaire aujourd’hui. Ainsi, la plupart de ceux qui le critiquent ignorent qu’ils tiennent leur conception de la biologie de… Descartes.
Résumons-nous : pour Descartes, les animaux, dont l’être humain fait partie, sont des machines, mais des machines vivantes extrêmement complexes et douées de sensibilité. Cela signifie que ces machines peuvent éprouver de la souffrance, du plaisir ou des appétits. Comment la matière peut-elle être vivante ? Parce que la vie émerge d’une certaine organisation de la matière (1). La biologie obéit aux lois de la nature et pourrait se déduire des lois de la chimie et de la physique, et ces sciences elles-mêmes pourraient se déduire des propriétés fondamentales de la matière, si nous étions suffisamment savants et habiles pour le faire. Inutile, pour expliquer la vie, de faire appel à une explication surnaturelle, à un au-delà, à une transcendance ou à un arrière monde.
L’erreur si communément répétée à propos de Descartes concernant la sensibilité animale est donc un gros contresens. On confond « machine » et « mécanisme », et le terme « machine » est associé benoitement aux machines rudimentaires que l’homme a construites jusqu’ici, et qui sont bien sûr incapables de sentir. Or le mot machine chez Descartes signifie « mécanisme », et ce mot signifie « causalité physique ». Descartes ne fait donc qu’affirmer la conception causale de la biologie scientifique communément admise aujourd’hui. Malgré cela, il est ridiculisé par ceux-là mêmes qui, sans le savoir, ont adopté le concept qu’il a lui-même forgé il y a quatre cents ans. Étrange paradoxe.
Pourquoi cette erreur si répandue ? Tout d’abord parce que la plupart des gens, y compris les plus savants et les meilleurs esprits, ne font que répéter ce qu’ils ont entendu dire sur Descartes ou sur tel autre, sans jamais prendre la peine de le lire – et pourquoi le lire si on sait déjà tout de lui ? Trop connu, mal connu, comme dit l’adage. Mais cela vient sans doute également de notre difficulté à imaginer réellement une machine douée de sensibilité et d’intelligence. Il semble qu’il soit bien difficile de penser, quatre-cents ans après Descartes, deux mille cinq cents ans après les atomistes antiques, que la vie puisse être une propriété émergente de la matière. Cette « émergence » est pourtant devenue un concept familier. Mais arrive-t-on à le penser réellement, c’est-à-dire à embrasser l’ensemble des conséquences de cette idée ?
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(1) Par matière il faut entendre l’ensemble des phénomènes physiques décrits par la science physique. Matière, énergie, anti-matière, matière noire, si elle existe, énergie noire, si elle existe, et tout ce que l’on n’a pas encore découvert. Un siècle après la naissance de la physique quantique, on ne peut plus considérer la matière comme une substance étendue et impénétrable, ou comme les petites billes des atomistes du XIXe siècle, et on ne peut plus être sûr qu’elle existe réellement telle qu'on se la représente, ou même qu’elle soit réellement étendue. Le mot matière est en fait un raccourci pour désigner la substance que décrit la physique, c'est-à-dire l’ensemble des phénomènes qu'elle étudie. En particulier la fonction d’onde, qui est l'expression la plus fine de la matière que nous possédions actuellement, et qui correspond à quelque chose qui tient à la fois d’une onde, d’une particule et d’une énergie, qui est à plusieurs endroits à la fois ou qui se manifeste en un seul, qui a des effets parfois purement aléatoires bien qu’étant en même temps décrite précisément par une loi. Cette « matière » au sens large obéit à des lois causales tout en contenant des éléments aléatoires. Elle se trouve dans un seul univers, et est suffisamment complexe et riche pour qu’il soit inutile d’aller chercher ailleurs le principe de la pensée et de la vie.
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