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« Tristesse et beauté » de Yasunari Kawabata, la lente arrivée du drame

Il y a des lectures qui vous laissent perplexe. Des lectures qui chamboulent votre perception de vos propres sentiments. Voilà plusieurs jours que je suis sorti de la lecture de ce "Tristesse et beauté", ma deuxième lecture de Yasunari Kawabata, et je pourrais faire un copier/coller de mon ressenti sur "Les belles endormies"( http://www.loumeto.com/spip.php?article421).

Ici, l'auteur japonais nous conte l'histoire de Oki, plus que quinquagénaire devenu riche et célèbre après la publication d'un roman autobiographique qui parlait d'un amour aussi furtif que violemment passionnel. Il avait 30 ans, elle 17. Il était marié. Elle est tombée enceinte. Vingt ans plus tard, Oki va retrouver Otoko à Kyoto où elle est devenue une peintre célèbre. Il veut écouter les cloches du nouvel an avec elle. Il y a dans son esprit un désir inconscient de "revenez-y" qui ne trouvera jamais son assouvissement.

L'obstacle s'appelle Keiko. Une jeune fille décrite par l'auteur comme étant magnifique et peignant des tableaux d'où émerge une grande tristesse. Keiko est d'une dévotion totale à sa maitresse. Une dévotion clinique. Et c'est du choc de ses deux amour-passions que va émerger un drame que l'on ne voit pas venir tout au long de la lecture.

« Le parfum que respirait Oki était celui qui se dégageait naturellement de la peau d'une femme qu'étreignait son amant. Toutes les femmes exhalaient ce parfum, et même les toutes jeunes filles. Il avait non seulement un effet stimulant sur un homme, mais encore le rassurait et le comblait. Ne trahissait-il pas en quelque sorte le désir de la femme ?

Sans lui livrer ouvertement le fond de sa pensée, Oki avait néanmoins posé sa tête sur la poitrine de Keiko pour lui faire comprendre qu'il aimait l'odeur qui se dégageait de son corps. Il avait doucement fermé les yeux et était resté là, enveloppé dans le parfum de la jeune fille »

Je l'ai dit, cette lecture m'a laissé un sentiment que je n'arrive à décrire. L'histoire, sans aucun doute, m'a marqué. Je m'en rappelle encore, plusieurs semaines après, les moindres nuances dramatiques, l'atmosphère de calme et de de beauté qui est soutenu par des digressions – parfois un peu lourde pour le néophyte que je suis – sur la peinture ou l'art japonais en général. L'histoire, sans aucun doute est aussi particulière que celle narrée dans "Les belles endormies", sans cependant le côté un peu glauque que j'avais ressenti dans l'autre roman.

De plus, au-delà du trio Oki-Otoko-Keiko, il y a la vie – aussi tragique – de la femme de Oki ; celle qui a dû vivre dans une aisance financière qu'elle devait à l'infidélité de son mari et dans la certitude qu'une autre était l'ultime amour de celui qui partage sa vie. Il y a le fils de Oki, étudiant dans les meilleures institutions par la grâce d'un livre symbole de la vie bafouée de sa mère.

« Un jour qu’elle écrivait une lettre, Otoko ouvrit le dictionnaire et son regard tomba sur le caractère chinois signifiant « penser ». Tandis qu’elle lisait des yeux les autres sens de ce caractère, qui peut vouloir dire également « penser beaucoup à quelqu’un », « ne pouvoir oublier » ou encore « être triste », son cœur se serra. Il ne lui était même plus possible de consulter un dictionnaire ; là encore, elle retrouvait Oki. D’innombrables mots la faisaient penser à lui. Pour Otoko, rattacher tout ce qu’elle voyait et tout ce qu’elle entendait à Oki n’était rien de moins que vivre. Si elle avait encore quelque conscience de son corps, c’était bien parce que Oki l’avait étreint et l’avait aimé »

Chacun de ses personnages sont décrits avec une profondeur et, en même temps, une pudeur énorme. Il n'est ici pas question d'intrigue, pas question de suspens car l'histoire, on l'a connait dès le début, il ne s'agit pas ici de découvrir quoi que ce soit, ni de faire des effets de manches, des clifhanger chers aux anglo-saxons. Non, ici il s'agit juste de la narration de vies impactées, brisées (?) par l'intrusion de la passion sur deux générations. Mais attention, ne lâchez surtout pas – de toute façon vous ne le pourrez pas – la lecture car la fin de ce "Tristesse est beauté" est … épique  !

Après tout cela vous me direz "donc tu as adoré !?".

Ben, je ne sais pas.

Je pense que c'est un grand livre. Que l'auteur à une plume incroyablement apaisante et belle. Mais les digressions sur l'art nippon et autres considérations artistiques m'ont beaucoup gêné car je n'ai pas réussi à être touché. D'autant que les références m'étaient totalement étrangères et que l'art abstrait et moi, ça fait trois et demi.

Cependant, si un grand livre se juge par sa capacité à marquer le lecteur, je dirai que oui, la lecture m'a marqué et l'univers de Yasunari Kawabata me ramène à ma réflexion sur "Les belles endormies" : "Magnifique" serait exagéré tout en étant presque vrai. Et, une fois encore, l'auteur m'a emmené vers un nouvel horizon littéraire et, rien que pour les nouveaux paysages littéraires, le voyage vaut la peine d'être fait.

Tristesse et beauté

Yasunari Kawabata

Albin Michel, 1996


Moyenne des avis sur cet article :  4.43/5   (7 votes)




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7 réactions à cet article    


  • Joss Doszen Joss Doszen 10 septembre 2014 09:45

    Katherine, Je ne pourrais vous répondre mieux que @JP94 étant donnée que je n’ai lu que deux œuvres de Kawabata, mais je crois que vous devriez commencer par « Tristesse et beauté ». L’histoire, tout en étant superbement traitée, me semble moins « glauque » que dans les « Belles endormies ». Et les digressions sur l’art nippon dans "Les belles endormies" m’ont tout de même gêné dans ma lecture car je n’arrivais pas à entrer dedans". Dans les deux cas, l’écriture est tout aussi belle.


  • JP94 9 septembre 2014 23:42

    Mais enfin il faut lire l’intégrale de Yasunari Kawabata ! ( en poche intégral , pour pas cher ) 

    Il fut Prix Nobel de littérature .
    Ensuite il est , comme Mishima , politiquement situé très à droite ... et cela est très étonnant pour qui lit ses nouvelles ... dans lesquelles , certes , Kawabata décrit des traditions japonaises mais dont la politique semble totalement absente ... 

    Pour moi « Les Belles endormies » est déconcertant .
    Des oeuvres de Kawabata émane une sorte d’érotisme diffus : les Belles Endormies sont des femmes droguées pour être contemplées par des vieillards qui ont l’interdiction de les toucher . 
    Le héros , un vieillard , se figure qu’il est sur le point d’enfreindre cette sorte de tabou , que physiquement il serait capable ... ce n’est pas sans évoquer K. , dans Kafka , , qui pourrait ... mais au bout du compte , est prisonnier .

    Kawabata est le maître de l’atmosphère onirique .
    Mais « Pays de neige » est aussi un chef d’oeuvre absolu . La scène du début , où le héros , dans un train en route pour le Niigata ( préfecture du Nord-Ouest du Jaoon , où la neige peut atteindre 4 mètres d’épaisseur) , est emblématique : une belle jeune femme est vue en reflet par ce héros bien plus âgé , qui va retrouver une geisha qu’il a aimée ...

    Tout se déroule dans une atmosphère feutrée douce et oppressante ...

    Il y a aussi « la danseuse d’Izu » ... et puis « le maître ou le jeu de go » ... 
    Pour un occidental on découvre le Japon plutôt traditionnel , mais décrit par des Japonais occidentalisés - d’après l’êre Meiji ... c’est très différent de la littérature chinoise .

    Ces récits sont très simples mais nous envoûtent . : 

    Ensuite on est tellement pris qu’on a envie de découvrir d’autres auteurs japonais 
    Ishikawa , Yamamoto Soseki , Matsumoto ... Mishima , Inoué .


    • Joss Doszen Joss Doszen 10 septembre 2014 09:47

      Merci pour ces compléments @JP94. On m’a effectivement fortement conseillé « La danseuse d’Izu ». Je vais surement poursuivre mon exploration de cette littérature japonaise qui est très différente de mes lectures habituelles.
      Je note également Ishikawa et Mishima smiley


    • ZenZoe ZenZoe 10 septembre 2014 09:36

      Discret et mélancolique, Kawabata est souvent éclipsé par un autre grand écrivain japonais, Mishima. Beaucoup de gens pensent même que c’est Mishima qui obtint le Nobel.

      Orphelin très jeune, ayant perdu tous les membres de sa famille dans sa jeunesse, Kawabata sera toujours obsédé par la mort et la peur de la solitude. Alors que le flamboyant Mishima se suicidera à la japonaise, en public avec un sabre et une effusion de sang, Kawabata choisira la discrétion du gaz dans un petit appartement.


      • Joss Doszen Joss Doszen 10 septembre 2014 09:51

        @ZenZoe, la littérature de Mishima donne-t-elle également la même impression de désespoir accompagnée par de beaux mots ?
        Avec ce que vous dites sur son suicide, je met le doigt sur une impression que je n’arrivais pas à définir chez Kawabata, peut-être quelque chose de morbide inconscient porté par une grande poésie dans l’écriture ?


      • ZenZoe ZenZoe 10 septembre 2014 14:12

        Kawabata, c’est en quelque sorte le désespoir triste.
        Chez Mishima, on sent un désespoir rageur.


      • Joss Doszen Joss Doszen 10 septembre 2014 09:43

        Katherine, Je ne pourrais vous répondre mieux que @JP94 étant donnée que je n’ai lu que deux œuvres de Kawabata, mais je crois que vous devriez commencer par « Tristesse et beauté ». L’histoire, tout en étant superbement traitée, me semble moins « glauque » que dans les « Belles endormies ». Et les digressions sur l’art nippon dans « Les belles endormies » m’ont tout de même gêné dans ma lecture car je n’arrivais pas à entrer dedans". Dans les deux cas, l’écriture est tout aussi belle.

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