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Vous reprendriez bien une p’tite tranche de Bacon ? Si oui : direction Martigny (Suisse), arrêt Fondation Gianadda

La Fondation Gianadda, nichée dans le cadre verdoyant des Alpes suisses, propose un voyage troublant et fascinant au cœur de la condition humaine à travers l’univers tourmenté de Francis Bacon. Les expositions Francis Bacon (1909-1992), monument de la peinture figurative du XXe siècle, ne sont pas si rares, néanmoins. L’on se souvient encore de celle de 2019 au Centre Pompidou-Paris, « Bacon en toutes lettres », qui s’était consacrée magistralement à la relation entre sa peinture viscérale et la littérature (ce peintre étant un grand érudit, admirant notamment les poètes Yeats, Blake et Eliot), et celle-ci, dévoilée à Martigny en Suisse jusqu’au 8 juin prochain, la toute dernière en date, prolonge, en fait, via un partenariat, l’expo « Francis Bacon : Présence humaine » qui vient d’avoir lieu à la National Portrait Gallery de Londres, intitulée justement « Francis Bacon. Human Presence », du 10 octobre 2024 au 19 janvier 2025, et qui était centrée sur les portraits de proches, amis et amants, réalisés par le peintre lui-même.

Le point de vue est pertinent car ce peintre anglais (né en 1909 à Dublin en Irlande), reconnu comme l’un des peintres majeurs du siècle dernier, s’est avant tout concentré sur la figure humaine. Nonobstant, alors que l’angle choisi, avouons-le, n’est guère original, il se trouve que cette expo rondement menée s’avère passionnante à suivre car, à défaut de montrer cet artiste inclassable sous un nouvel angle, elle permet de creuser inlassablement, sans redites, le même sillon, à coups de portraits multiples (autoportraits, portraits de proches, souvent les compagnons du peintre, l’artiste était homosexuel, mais pas seulement, également des photographies du peintre qui se laissait, lorsqu’il était bien luné !, volontiers shooté par des photographes souvent de renom), de la représentation humaine afin de se rendre compte, à quel point, Bacon, entre fulgurances et drapeau noir de la dépression, a su rendre la condition humaine, écartelée entre force et fragilité, ordre et chaos, grandeur et décadence.

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Salut Bacon !
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La commissaire anglaise Rosie Broadley, de la National Portrait Gallery de Londres, au sein du circuit de l’expo « Bacon, présence humaine » à la Fondation Gianadda de Martigny (Suisse)

Un mot justement de sa commissaire éclairée, Rosie Broadley, curatrice adjointe et commissaire des collections du 20e siècle de la National Portrait Gallery de Londres : «  Le portrait domine l’œuvre de Francis Bacon, il s’y engage totalement pour démontrer au-delà de toute attente comment une telle exploration si intense, voire extrême, peut conduire si loin vers des contrées de la psyché inédites. Pour Bacon, il s’agit d’un genre fondamental, capable d’exprimer la profondeur de l’âme. Aussi, je suis enchantée de réunir pour la première fois, depuis que nous sommes à Londres, à la National Portrait Gallery [puis à Martigny], autant d’œuvres de Bacon, considéré comme un des plus grands peintres du XXe siècle. Cette exposition dédiée à de nombreux portraits montre, par ce mariage d’image et de peinture - il s’agit d’un casting fascinant de caractères ! -, un événement unique dans sa conception. »

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Francis Bacon (1909-1992), « Tête VI », 1949, huile sur toile, Arts Council Collection, Southbank Centre, London

Événement unique dans sa conception, en effet, et à plus d’un titre. En précisant quelques points factuels, tout en reposant sur quelques exemples précis ainsi que sur une poignée de « digressions existentialistes » permettant d’éclairer, je l’espère au mieux, la personnalité du peintre ainsi que de son entourage tout en nous offrant, d’où l’universalité frappante de son œuvre ne reposant sur aucun folklore « so british », un miroir pour mieux nous révéler à nous-mêmes, je vais tenter d’expliquer en quoi cette expo est d’importance (mon seul bémol à son égard étant peut-être de ne pas dévoiler de dessins originaux, il est vrai rares, car l’artiste attaquait souvent directement sur la toile en provoquant un accident par une projection de peinture ou un frottage, ce qui permettrait de remonter à la matrice même de son œuvre peinte, si fascinante, en allant jusqu’à sa sphère la plus intime).

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Il y a foule pour voir l’expo Bacon à la Fondation Gianadda de Martigny chez nos voisins les Suisses

Au-delà des apparences : une vulnérabilité transcendée

Tout d’abord, dans le forum principal du lieu, la Fondation Pierre Gianadda à Martigny, nous invitant à un déplacement circulaire au fil des œuvres à découvrir, on reste médusé. On a beau, pour certaines, les connaître par cœur, elles n’ont rien perdu de leur puissance plastique (alternant avec maestria économie du peu et baroque, aplats de couleur et magmas comme éclatés sur la toile écrue), si ce n’est, osons le dire, de leur aura. Elles sont très présentes, ô combien vivantes, caressantes (eh oui, il arrive que l’artiste, quand il est amoureux, se fasse doux) ou dérangeantes. On dirait des cris, parfois des prières (quand les personnages, apparemment mutiques, gardent les yeux fermés). Jamais illustrative, cette peinture expressionniste, même si c’est un mot que Bacon n’aimait pas pour qualifier son art marginal, a la force de l’évidence : elle n’a rien, au fil du temps, de défraîchie ou de datée - miracle de la grande peinture ! Elle est toujours autant impactante. Pour ma part, alors que j’entendais bon nombre de visiteurs, encore perplexes, pendant mon périple dire ceci : «  Faut vraiment être dérangé pour peindre des trucs pareils  » ou cela : « Il a souffert, il a fait souffrir, ça se voit » (ce qui, en l’occurrence, n’est pas faux ! C’est connu, les histoires d’amour finissent toujours mal), j’étais souvent bouche bée devant les toiles, théâtre de la cruauté ou, a contrario, de la joie de vivre, c’est une peinture sanglante et saignante, allant jusqu’à l’os, par-delà les rideaux tendus, pour dire l’essentiel de la finitude humaine.

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L’unique œuvre de Francis Bacon non protégée par un verre dans le parcours (ce qui permet de voir au mieux la cuisine picturale virtuose de l’artiste) : « Étude pour portrait (avec deux hibous) », 1963, huile sur toile, 198,1 x 144,8 cm, San Francisco Museum of Modern Art

Qu’en dire (de nouveau) ? Surtout, lorsque l’on sait combien la fortune critique immense de ce peintre a entraîné, durant sa vie comme après sa mort, un impressionnant corpus de littérature, de philosophie et de critique d’art, de David Sylvester (son intervieweur le plus célèbre) à Gilles Deleuze en passant par Michel Leiris et autre Yves Peyré, rien que ça ! Aussi, c’est modestement ici que je m’aventure en contrées baconiennes, qui pourraient résonner avec celles de Samuel Beckett (ou l’absurde de la vie, Bacon disait, dans une série d’entretiens entre 1962 et 1986, à Sylvester : « Je pense que la vie n’a pas de sens. Mais nous lui donnons un sens pendant que nous existons », poursuivant : «  Le sentiment de la vie, c’est ça qu’il faut attraper. Pour peindre un portrait, il faut trouver une technique adéquate qui rende toutes les pulsations d’une personne (…). Le modèle est un être de chair et de sang, et ce qu’il faut capter, c’est l’émanation »), pour tenter d’en effleurer, et surtout pas d’en percer (ce dont je me sentirai bien incapable), le mystère.

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Rembrandt (1606-1669), « Autoportrait au béret », vers 1659, huile sur toile, 31 x 24 cm, Musée Granet, Ville d’Aix-en-Provence : œuvre exposée dans l’expo « Francis Bacon. Présence humaine » en Suisse, Fondation Gianadda/Martigny

Tout d’abord, cette expo-événement nous invite à une « rencontre », en chair et en os, avec l’artiste. Cette « présence humaine », certes, c’est celle des humains, trop humains représentés, de manière souvent elliptique, dans les toiles architectoniques, comme tirées au cordeau, de ce grand « chirurgien de l’âme » qu’était Bacon (on le croise certes lui (l’autoportrait comme obsession de soi), mais également celle des artistes ou des figures de l’art qu’il admirait, tels le Pape Innocent X sorti tout droit d’une toile iconique de Velázquez, Rembrandt (qu'il admirait pour son style « anti-illustratif ») dans la pénombre et Vincent Van Gogh le suicidé de la société à l'oreille coupée sur la route de Tarascon, puis celle ses amants autodestructeurs défunts comme Peter Lacy (1916-1962, mort miné par l’alcool) et George Dyer (1934-1971, suicide), ainsi qu’un couple de collectionneurs et mécènes anglais, Robert et Lisa Sainsbury, sans oublier son compagnon des vingt dernières années, John Edwards, son amie Henrietta Moraes, Muriel Belcher, la fondatrice du Colony club (club privé pour artistes situé à Soho) et ses amis et collègues Lucian Freud et Isabel Rawsthorne), mais c’est aussi… la nôtre.

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Francis Bacon, « Étude pour un portrait de Lucian Freud », 1964, huile sur toile, 198 x 147,5 cm, La Collection Lewis

Ne l’oublions pas, si les verres (toujours présents sur les peintures de l’artiste, c’était d’ailleurs une exigence de sa part) créent une distanciation avec le regardeur, nous maintenant à distance de ce qui est représenté « cliniquement », ils nous incorporent aussi, par tout un jeu de reflets qui s’y trouve (on ne cesse de s’y voir, pas dans le détail, mais au moins sa silhouette, en ombre chinoise), ce qui entraîne qu’on se sent particulièrement concernés, comme si l’artiste, fin limier, nous prenait par la main, ou dans ses filets arachnéens, pour nous inviter dans sa danse, tour à tour macabre et euphorique. Que voit-on ici ? LA figure humaine par excellence, auscultée au plus près. Pour rappel, éloigné de la maison familiale par son père, l’Irlandais Francis Bacon, alors ado, s’installe à Londres en 1926. Il commence à peindre en autodidacte (avec cependant l’assistance de l’artiste Roy De Maistre), tout en exerçant le métier de décorateur d’intérieur. Sa première expo personnelle a lieu en 1934. Aux alentours de 1940, très exigeant envers lui-même, il détruit la quasi-totalité de ses premières toiles et ne revendiquera son travail qu’à partir de 1944.

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Fin de l’expo « Bacon : présence humaine », Fondation Gianadda (Martigny/Suisse), avec, sur la cimaise, des portraits photographiques de Francis Bacon et une œuvre inachevée de l’artiste, « Autoportrait », 1991-2, huile sur toile, 198 x 147,5 cm, Hugh Lane Gallery, Dublin

En 1945, c’est l’année-charnière de son œuvre peint : il expose un triptyque : Trois Études de figures au pied d’une Crucifixion, qui traite violemment du sacré et du cri humain ; il se dit même que cet ensemble aurait alors fortement impressionné Picasso, qui se rendit alors compte, que dans l’affirmation d’une figuration humaine disant les horreurs de la condition humaine (la barbarie nazie, la Shoah), il allait falloir compter sur un concurrent de taille ! Cette toile « matricielle » est assurément la première d’une longue série où, et c’est ce qui se donne à voir à Martigny, à savoir de l’après-Crucifixion de 1945 jusqu’à un autoportrait inachevé de la fin (1991-2), via la réunion d’une trentaine d’œuvres provenant de collections privées et publiques d’Europe et d’outre-mer, complétées par des photographies de l’artiste (prises, excusez du peu, par Cecil Beaton, Irving Penn, Arnold Newman, Bill Brandt, Mayotte Magnus et autres Guy Bourdin), tout en s’enroulant autour de cinq sections stratégiques déterminant la trajectoire (brinquebalante) de cet artiste éminemment visionnaire (L’apparition des portraits ; Au-delà des apparences ; Peintures inspirées des Maîtres ; Autoportraits ; Amis et amants), l’on découvre, stupéfaits, les personnages écorchés hurlant une angoisse existentielle qui ont fait, de toute évidence, sa renommée mondiale.

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Francis Bacon (1909-1992), « Autoportrait », 1973, huile et lettrage par transfert à sec sur toile, 198 x 147,5 cm, collection particulière

En entrant dans cette expo excellemment conçue, ponctuée par deux citations de l’artiste fort éclairantes sur sa démarche de « peintre existentialiste » qu’admirait notamment un Serge Gainsbourg («  J’ai fait beaucoup d’autoportraits, parce qu’autour de moi les gens sont morts comme des mouches, et qu’il ne me restait plus personne d’autre à peindre que moi  » et «  J’aimerais bien que mes tableaux donnent l’impression qu’un humain est passé entre eux, comme un escargot, laissant la trace de la présence humaine et la mémoire du passé comme l’escargot laisse un sillon de bave  »), on ressent immédiatement la confrontation avec l'humain dans son état le plus brut, si ce n’est le plus pur : des figures distordues (mais pourtant étrangement ressemblantes quant à leurs modèles de départ), des visages déformés et grimaçants, qui révèlent les dents (comme si un cri primal des plus sauvages allait soudain sortir de leurs bouches d’ombre ouvertes), des corps mutilés, comme suspendus entre la vie et la mort, nous apparaissant alors comme autant de formes organiques qui se rapportent à «  l’image humaine mais en [sont] une complète distorsion  ». Le tout baigne dans une atmosphère, de tension et d’enfermement, d’une intensité rare, où l’on éprouve le vertige de l’existence, et peut-être même de notre propre existence. « Je veux peindre la douleur, la souffrance, la tragédie humaine  », disait Bacon, qui, loin de se satisfaire des portraits traditionnels (on suit ici patiemment l’évolution de Bacon dans sa façon d’envisager le portrait traditionnel en le contestant, c’est un révolutionnaire, limite « anti-figuratif » !), scrutait sans détour l’âme humaine, souvent à travers ses propres tourments.

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Deux peintures de Bacon inspirées par un « trip » Van Gogh, qui prend aux tripes : « Étude pour un portrait de Van Gogh VI », huile sur toile, 198,1 x 142,2 cm, Arts Council Collection, Southbank, London et « Étude pour un portrait de Van Gogh IV », 1957, huile sur toile, 152,4 x 116,8 cm, Tate : Offert par la Contemporary Art Society, 1958

Pour lui, «  chaque tableau est une exploration de l’enfer  ». Et diantre, quel enfer ! Mais un enfer aussi fascinant qu’intrigant, et des plus sanguin, telle une orange sanguine - pour ma part, j’ai toujours adoré ses oranges, ce que n’a pas manqué également de retenir Bernardo Bertolucci pour alimenter la gamme chromatique et la conception visuelle de son sulfureux, et toujours controversé, Dernier Tango à Paris, 1972, récemment interdit de projection à la Cinémathèque française dans le cadre d'une rétrospective Brando - qui nous exploserait à la gueule ! Ses figures, rouge sang ou couleur de chair, s’agitent, se tordent, nous torpillent subrepticement l’entendement, s’enroulent comme des fœtus sur de maigres fonds traités en à-plats. Chez ce « tsar du bizarre », qui n’est pas sans rappeler David Lynch (je pense à ses boursoufflures organiques « space » et autres beautés convulsives à l’œuvre dans ses pépites filmiques surréalistes que sont EraserheadElephant ManDune et autres Sailor & Lula), on sent bien qu’y sont tapis, en contrebande façon Godard, le photographe Muybridge, la nourrice au cri silencieux du Cuirassé Potemkine (1925) d’Eisenstein, Picasso, Velázquez, Cimabue, ainsi que moult photographies de magazines. Bacon «  creuse assurément une sorte d’immense puits profondément  » en lui, au bord du gouffre (cet équilibriste, et fieffé alcoolique, danse constamment sur un volcan), et «  les images ne cessent d’en émerger.  » Il peint inlassablement des Crucifixions et des Papes hurlants, des séries de nus masculins, puis des autoportraits et les portraits de ses amis (dont Lucian Freud avec qui, à regret, il finira, dans les années 1980, par définitivement se brouiller), car «  qui pourrais-je mettre en pièces si ce ne sont mes amis ?  »

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L’atelier bordélique mythique de Francis Bacon (ici reconstitué, via une « boîte à illusions » du Français Charles Matton (1931-2008) montrée en fin de parcours de l’expo « Bacon, en toutes lettres » de Beaubourg en 2019), situé dans une maison au 7 Reece Mews, South Kensington, Londres, atelier (petite pièce) encombré de tubes de peintures vides, de livres, de revues, de journaux, de photographies usagées, de papiers déchirés et de pinceaux agglutinés : un véritable bric-à-brac !

Bacon, aspects tranchants d’une vie

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Irving Penn, « Francis Bacon » (posant devant l’autoportrait de Rembrandt qu’il vénérait), 1962, tirage platine-palladium, National Gallery, London

Ses (auto)portraits sont des pièces de boucher, de tout premier choix. Saignantes à souhait. Et, entre nous, qu’il se peint bien, le bougre, avec sa bouille de bébé, reconnaissable entre mille ! Cette exposition met brillamment en lumière des œuvres emblématiques de la série des « Portraits », qu’il pratiqua tout au long de sa vie, et dans lesquels le peintre, « brut de décoffrage », dissèque les visages de ses modèles avec une force presque bestiale, tout en bravant les interdits (cf. l’aventure charnelle entre hommes, alors encore interdite, ses amants musculeux dépeints s’apparentant bientôt à des lutteurs musculeux pouvant tuer l’autre pour maximiser leur puissance d'être). On retrouve ici ses célèbres triptyques, où les corps se figent dans une expression de douleur sublime, et où chaque toile semble interroger la frontière floue entre la vie et la mort. Par exemple, dans son sublime Triptyque mai-juin (1973), on ne cesse de s’interroger nous-mêmes, sur notre propre sort : chaque visage peint par Bacon est un miroir déformant, une invitation à se questionner sur nos propres fragilités, nos désirs et nos peurs. « Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que je ressens », confiait-il à David Sylvester toujours, laissant son pinceau-scalpel dévoiler, au sein de son atelier capharnaüm, débordant de fragments d’images de vies partagées, de livres annotés et de peintures mutilées («  Mon atelierdixit Bacon, est une sorte de dépotoir. J’aime l’idée que la peinture naît du chaos. Ce désordre apparent est en réalité une manière de stimuler mon imagination  »), une humanité loin de tout idéalisme, crue et sans fard.

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Francis Bacon, « Triptique mai-juin 1973 », huile sur toile, 198 x 147,5 cm (pour chaque panneau). Esther Grether Family Collection

Dans ce huis clos claustrophobique (je vous parle toujours du requiem pictural Triptyque mai-juin), aux teintes lie de vin sublimes, on voit la même figure en lutte pendant des états successifs, il s’agit très certainement de George Dyer, petit ami de l’artiste (qui se suicida deux jours avant l’ouverture de la rétrospective majeure du peintre au Grand Palais à Paris, le 26 octobre 1971), mais cela pourrait être nous, après une énième cuite, un mal-être chronique terrassant ou une déception amoureuse qui phagocyte grave. Articulés telle une séquence cinématographique, les différents panneaux, alors qu’une ombre centrale (panneau du milieu) grignote du terrain sur le plan monochromatique clair du sol, comme pour évoquer les Euménides (divinités grecques vengeresses, souvent liées à la punition de crimes graves), donnent à voir, sans filtre, un théâtre de la déchéance  : à gauche, courbé sur une cuvette de chiottes, un homme, comme figé dans une posture de douleur psychique térébrante, semble au plus mal, rappelant La Métamorphose de Kafka ou Le Festin nu de Burroughs ; au centre, l’ombre d’une ampoule nue suspendue se transforme bientôt en une présence démoniaque ; à droite, cette même silhouette, individu des plus esseulés (il en chie, dans tous les sens du terme, on a mal pour lui), portant toujours un slip kangourou au coton jauni, vomit cash dans un lavabo, déchéance déliquescente captée avec une clinique brutalité.

Dans la brochure gratuite de la Fondation Gianadda (p. 13, article «  Un requiem pictural pour une tragédie personnelle  »), Julia Hountou, critique d'art, note pertinemment ceci : « Chez Bacon, le corps transcende sa représentation physique pour devenir densité émotionnelle. Ici, la matière charnelle de Dyer absorbe et restitue une détresse insondable. La carnation, texturée et comme putréfiée, devient l’incarnation même de la dissolution corporelle et du passage du temps. Ce traitement pictural de la chair, cru et désenchanté, inscrit l’œuvre dans une tradition existentielle qui interroge notre impermanence et notre vulnérabilité. » On pourrait presque se croire chez Cronenberg, le « roi de l'horreur vénérienne ». Ce qui est très puissant ici, c’est que ces différents états (d’âme et physiologiques) de Dyer, en proie à l’effondrement dépressif, dépassent l’individu même pour venir questionner la condition humaine face à la mort. Par sa sobriété de facture, sa noirceur à la trivialité majestueuse et son langage de l’indicible, ce triptyque-requiem quitte le champ de l’anecdotique du drame personnel pour atteindre une portée universelle, qui dit tout du poids de la culpabilité d’un deuil subi, peut-être provoqué (Bacon coupable ?), et de la fragilité de l’homme. C’est poignant, mais sans une once de sensiblerie. C’est donc très fort.

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Exposition « Bacon. Présence humaine » à la Fondation Martigny, Suisse. Au mur : un tableau presque « joyeux » de Bacon, « Portrait de George Dyer à bicyclette », 1966, huile et sable sur toile, 198 x 147,5 cm, Fondation Beyeler, Riehen/Basel, Collection Beyeler

En outre, attention, cette confrontation avec la souffrance ne se veut pas un simple appel à la mélancolie. Francis Bacon, par sa peinture, propose une réflexion sur le courage humain à faire face à l’impermanence de la vie ; un peu plus loin, on croise le même George Dyer (Portrait de 1966), roulant à bicyclette, presque insouciant, si ce n’est que son vélo, aux roues comme dédoublées, prend bientôt des allures de chaise roulante. Plus dure sera la chute, semble alors comme nous prévenir le « devin » Bacon, oscillant en permanence entre élan vital et course contre la mort, ou la peinture comme échappement libre, voire échappée belle, pour conjurer la mort au travail (l’entropie). De même, dans un autre tableau (Francis Bacon étant vraiment un maître de la narration viscérale ambiguë), on voit ce même Dyer, véritable obsession (cristallisation amoureuse) pour Bacon, au nez busqué toujours reconnaissable, en train de descendre un escalier, celui de l'Hôtel des Saints-Pères à Paris où il se suicida en 1971 ; il s'agit de Portrait d’un homme descendant les escaliers (1972) : peinte en mémoire du portraituré mort l’année précédente, cette composition hautement théâtrale, un tantinet même opératique, semble hésiter magistralement entre la fureur de vivre (cavalcade sans frein sur les marches) et la mise au tombeau. Le carré noir sur lequel se découpe la tête de George Dyer semble souligner la nature commémorative du portrait. Dans ce chaos apparent, il y a un impératif à dire le réel, si tranchant soit-il (la crudité de la vie qui ne fait pas de cadeau), et une forme de résistance et d'urgence à vivre, coûte que coûte, doublée, pour l'artiste-voyant, d'une «  nécessité intérieure  » à créer, en passant par un possible dérèglement de tous les sens.

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Francis Bacon (1909-1992), « Portrait d’un homme descendant les escaliers », 1972, huile sur toile, 198 x 147,5 cm, collection particulière

La peinture baconienne, immédiatement identifiable (lors du parcours effectué, la commissaire sémillante de l’expo Rosie Broadley, très en verve, ne manquait pas de rappeler combien cet artiste, qui «  touche directement le système nerveux  », dénotait par rapport au paysage conventionnel de l’après-guerre à Londres, allant même bien plus loin, de par sa figuration exacerbée, que l’encore « classique » matiériste Lucian Freud (1922-2011), petit-fils de Sigmund Freud, père de la pyschanalyse, «  Je pense que l'art est une obsession de la vie, et, après tout, comme nous sommes des êtres humains, notre plus grande obsession, c’est nous-mêmes !  ») devient un miroir où l’on peut s’éprouver dans notre fragilité, mais aussi dans notre capacité à transcender les limites imposées par l’existence. Bacon ne peint pas pour nous accabler, mais pour nous forcer à voir, à ressentir, à crier, à rire de la vie.

Puis, bon sang, quel panache dans la réalisation de son œuvre ! Tout semble facile, coulant de source, Bacon est allé puiser tant dans l’histoire de la peinture, voire de l’art (par exemple, son double portrait frontal du couple de collectionneurs Sainsbury peut rappeler autant les figures spectrales allongées du Greco que le hiératisme crépusculaire taiseux d’Akhenaton) que le séquençage du mouvement à l’œuvre dans la photographie en rafale ou dans le cinéma ; ces propos de l’artiste sont à ce titre parlants, si ce n’est programmatiques : «  Disposant de ces merveilleux moyens mécaniques d’enregistrer un fait, que peut-on faire sinon aller à quelque chose de beaucoup plus extrême et enregistrer le fait, non pas comme un simple fait, mais à de nombreux niveaux, où l’on ouvre les domaines sensibles qui conduisent à une perception plus profonde de la réalité de l’image, où l’on essaie de faire une construction grâce à laquelle cette chose sera saisie crue et vive, puis laissée là, et la "voilà" !  »

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Vue d’ensemble de l’expo « Francis Bacon : présence humaine » à la Fondation Pierre Gianadda de Martigny, en Suisse

Francis Bacon, véritable chirurgien de l’âme et miroir de nos fragilités

Et cette émotion brute que Francis Bacon suscite en nous, loin d’être une simple réaction ou « surplus » esthétique (l'art pour l'art), devient une véritable expérience philosophique, qui nous plombe et nous grandit à la fois, parce qu'elle touche du doigt, et de la pointe son pinceau trempée dans la vérité nue des êtres, notre « verticalité » humaine, renvoyant directement à l'homme, tout entier tendu vers le ciel mais implacablement cloué au sol. Ainsi, ce n’est certainement pas pour rien que la peinture de Bacon, au fil du temps, a plu à tant de philosophes (plus ou moins directement, de Michel Foucault à Emmanuel Levinas en passant par Jean-Paul Sartre et Albert Camus), sans oublier bien sûr le philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995), via son fameux ouvrage illustré Francis Bacon : logique de la sensation (1981), où il explore les rapports entre la peinture de Bacon et la philosophie du sensible, s'intéressant notamment à la manière dont l'art baconien déjoue les représentations classiques de la réalité tout en invitant à une réflexion sur la sensation, le corps et le devenir. Ce peintre-philosophe qu'était Bacon, semble vouloir nous rappeler, à travers la déformation de ses figures, que la beauté ne réside pas dans la perfection, mais dans l’authenticité de notre humaine condition, aussi tragique et « bricolée » soit-elle ; l'on pense à Malraux devant sa peinture, frémissante de vie, même si hantée par la mort : «  Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie.  » Dont acte.

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Francis Bacon (1909-1992), « Étude pour un autoportrait », 1963, huile, peinture alkyde et sable sur toile, 165,2 x 142,6 cm, Ar fenthyg gan / Lent by Amgueddfa Cymru - Museum Wales

On quitte l’exposition, légèrement sur les rotules (elle nourrit, mais elle épuise aussi, elle est dense, et profondément, habitée, ne s’épuisant somme toute jamais), avec cette impression, étrange et pénétrante, que l’œuvre de Bacon nous touche, nous bouleverse, nous transforme, nous trouble, nous interpelle, sans œillères : elle nous rappelle que l’humanité n’est pas une figure idéalisée, mais une danse fragile, évoluant entre le flux vital et la grande faucheuse. C'est un jeu dangereux (sachant que pour Bacon, le portrait était le genre suprême, capable d'exprimer ce qu'être humain signifie). Comme l’artiste le disait avec une ironie mordante, « L'art, c'est ce qui nous permet de voir ce que nous sommes vraiment.  » Et dans cette rencontre, nous découvrons peut-être, au fond, que notre vraie beauté réside dans notre capacité à nous confronter à nos propres démons, sans fard et sans masque. Ainsi, au-delà des apparences et de sa mort physique il y a déjà plus de trente ans (en 1992, ce peintre, hospitalisé à Madrid pour des problèmes de santé qui se sont aggravés lors de son séjour, meurt d’une crise cardiaque qui l’emporte le 28 avril, il a alors 82 ans), Francis Bacon, à la Fondation Gianadda, nous offre, pour ce printemps, un miroir - eh oui, ce n’est pas pour rien qu’il y a autant de glaces, de reflets et de vitres dans les espaces-cages, façon aquariums, de Bacon -, tour à tour réaliste, brisé et déformant, mais toujours troublant, dont l’image nous effraie autant qu’elle nous éclaire, et dans lequel il est parfois difficile de discerner si ce que nous voyons est un portrait de l’artiste (à ce titre, mon œuvre préférée de cette expo renversante, est une Étude pour autoportrait de 1963, comme «  jetée », maculée de quelques giclées de peinture alkyde, d'une beauté mortifère ensorcelante) ou bien de nous-mêmes.

Exposition « Francis Bacon. Présence humaine », en collaboration avec la National Gallery de Londres, jusqu’au 8 juin 2025. Commissariat : Rosie Broadley, co-responsable du département de la conservation et conservateur principal des collections du XXe siècle, National Portrait Gallery, Londres. Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse), rue du Forum 59, contact : +41 (0)27 722 39 78, infos : [email protected] + www.gianadda.ch. Entrée Adulte : 20€, Enfants (dès 10 ans) : 12€, Étudiants (sur présentation d’un justificatif, jusqu’à 25 ans) : 12€, Personnes en situation de handicap : 18€. Accès pour les personnes handicapées : s’annoncer à la réception en précisant le soutien demandé ; des chaises roulantes sont à disposition ; une entrée spéciale, des rampes et ascenseurs permettent d’accéder à tous les espaces de la fondation (maximum autorisé 220kg). Tous les jours, de 10h à 18h. Se rendre à Martigny, au départ de Paris (durée moyenne, environ 3h40) : Gare de Lyon, via TGV Lyria, arrêt Lausanne, puis prendre un train-navette, trajet direct avec InterCity Suisse, pour Martigny-Ville (58 mn). Catalogue de l’exposition Francis Bacon : présence humaine par la commissaire Rosie Broadley. Essais de Richard Calvocoressi, James Hall, Martin Harrison, Dr. Gregory Salter, Tanya Bentley, Georgia Atienza et John Maybury. Prix public : 35€. Librairie – Boutique – Restaurant – Pique-nique dans les jardins. ©Photos in situ V. D., spécial remerciement à Orélie de Conty. 

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7 réactions à cet article    


  • Seth 24 février 12:25

    Superbe. Dommage que ce soit si loin. 


    • Vincent Delaury Vincent Delaury 24 février 13:12

      @Seth Merci, pour ce retour. Oui, assez loin, mais c’est jouable tout de même ! Chez nos voisins les Suisses : on passe notamment, pour y aller, par Vevey (où a résidé le cinéaste Chaplin à la fin de son existence) et Montreux (fameux festival de jazz). Le coin est superbe  bon, faut aimer montagnes, chocolats, verts pâturages silencieux et lacs placides smiley ; et l’expo dure longtemps (de quoi s’arranger un bref séjour. Si les finances le permettent, bien sûr). 


    • Seth 24 février 13:39

      @Vincent Delaury

      Oui je sais mais je suis devenu terriblement casanier et depuis le SO, ça fait une tirée...
      Mais c’est un peu dommage, je ne connais de la Suisse que Zurich qui n’est pas ce qu’il y a de plus excitant...

      Je m’étais beaucoup intéressé à Bacon dont je trouve les œuvres fascinantes avec en plus des cassures dans la représentation et des déformations avec des visions différentes sur un même tableau, une technique très sûre.

      C’est extraordinaire par sa complexité dans la simplicité des thèmes, partiellement tarabiscotés à l’extrême. Et d’une esthétique pure remarquable, ce qui ne gâche rien : la laideur sous des prétentions réaliste étant une horreur.

      En fait pour simplifier je ne sais pas comment expliquer ce style très particulier et son ressenti. Un art complexe.


    • Vincent Delaury Vincent Delaury 24 février 14:03

      @Seth « En fait pour simplifier je ne sais pas comment expliquer ce style très particulier et son ressenti. Un art complexe. » D’accord avec vous. Et je rajouterais : puissamment ambigu. smiley


    • ZenZoe ZenZoe 24 février 16:46

      Superbe, absolument ! Merci pour l’article.

      J’aurais bien aimé y aller, dommage, ça coince un peu niveau finances. Pas la porte à côté non plus !


      • Vincent Delaury Vincent Delaury 24 février 17:23

        @ZenZoe Merci pour le commentaire. smiley Ça vaut le détour, mais pas tout près !


      • berry 26 février 07:59

        Comme on dit dans le commerce,

        « il en faut pour tous les goûts, même les goûts de merde ».

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