Y a-t-il une musique du monde ?
La globalisation c’est aussi une certaine musique, indistincte et vague, rapidement expédiée sous cette nomination un peu confuse de musique du monde où l’on retrouve un cocktail bigarré de toute tradition et tout style imaginable ; Il y a effectivement sous l’appellation large de musique du monde des singularités aussi éloignées que les chants tibétains, la musique folklorique des Balkans, la harpe celtique et les ballades de Compay Secundo. Dès qu’une musique nous semble un tant soit peu éloignée de ce à quoi nos oreilles sont familières, nous convoquons la force de nos taxinomies discographiques, pour la jeter sous l’étiquette de musique du monde, et voilà son affaire est réglée, nous lui avons trouvé son vrai nom. Les mélodies de Florence K, la voix mielleuse et nostalgique de Secundo, la bohème rêveuse des gitans de Sarajevo, tout cela , nous aimons croire, porte la même marque ontologique et traduit le même sens dans la grande sémantique musicale, et par conséquent, se trouve bien logé à l’enseigne de la dite musique du monde.
En fait, nous disons musique du monde, mais nous aurions pu dire tout simplement musique non occidentale. C’est ainsi un nom inventé pour nommer la musique de l’autre, celle qui n’a pas encore passé, ou qui ne pourra passer, croyons-nous, l’épreuve de la sophistication technique ou du raffinement vocal que la patine des siècles et le long labeur de l’art ont su conférer, pensons-nous, à la musique dite occidentale. Il faut le dire, la théorie et les pratiques qui ordonnent l’ontologie de cet espace artistique empruntent peut-être à leur insu, maints réflexes et usages relevant du discours hégémonique de l’esthétique musicale de l’occident, poursuivant son œuvre d’exclusion par le truchement de ses politiques discursives et de ses nomenclatures arbitraires. Elle est donc condamnée à demeurer une musique rythmée au temps des vacances, une sorte de parenthèse ensoleillée qui accompagne nos temps d’arrêt et qui nous rappelle les clubs Med et les journées perdues sur une chaise longue, le soleil dans le dos. La musique du monde, qui est pourtant la musique de 99% de la planète, devient donc, par une ruse efficace du discours et des pratiques, un intermède, une échappée, précisément une vacance de la musique.
Musique du monde voudrait dire, au pire, bruit venant d’ailleurs, inessentiel et indistinct, au mieux, musique provisoire. Toute cette masse d’envolées acoustiques et de prouesses vocales, fusant d’un monde foisonnant de sensibilités multiples nous arrivant de la plus grande partie du monde, ne serait donc, dans cette logique, qu’une prétention obstinée et audacieuse à la musicalité, sans autre finalité que celle de nous servir de distractions et de vacances tout en continuant de justifier de temps à autre notre besoin d’exotisme et de nous rassurer quant à notre capacité de tolérance et d’ouverture .Il est devenu tellement évident pour nous que la quintessence de la musique passe nécessairement par le pop, en l’occurrence dans sa version anglophone, que nous ne trouvons plus ni violente ni scandaleuse cette habitude consistant à exclure du patrimoine musical toute cette richesse prolifique de traditions et d’approches différentes et à la ranger assez vite sous le vocable muet et aveugle de musique du monde…
En disant musique du monde, nous disons, en fait, cette musique qui n’est pas la nôtre, l’espace de cette irréductible altérité acoustique qui renvoie à d’autres que nous, il s’agit de leur musique, trouvant par là un expédient acceptable nous permettant de nier la créativité de l’autre, la confinant à un aire culturel opaque à l’esthétique télévisuelle nord-américaine, ghettorisant la musique majoritaire de la planète ; c’est d’ailleurs pour cela que nous continuons de chérir le culte de l’authenticité du style quand il s’agit de cette musique ; il faut que le chanteur cubain soit vieux et doux, quant au guitariste africain, il ne doit pas se défaire de ses vêtements folkloriques, comme si tout cela participait d’une authenticité et d’une pureté du style…comme s’il s’agissait de cartes postales nous servant de repères rapides d’identification…ils ne doivent jamais s’écarter des repères convenus que nous avons campés pour leur rapide reconnaissance ; ils seront d’autant mieux reconnus comme musiciens du monde qu’ils sachent faire l’économie de leurs singularités ; de toute façon, nous savons mieux qu’eux ce qu’ils sont et doivent être, c’est-à-dire, la musique en marge de nos références principales, des musiciens qui emplissent les temps creux de notre programme d’esthétique musicale officiel.
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