« Zero Dark Thirty » : où est passé Ben Laden ?
Zero Dark Thirty, réalisé par la cinéaste américaine Kathryn Bigelow, remporte un vif succès aux Etats-Unis et semble bien parti pour connaître un sort similaire dans l’Hexagone. Pourquoi ce titre, Zero Dark Thirty ? Parce que, dans le jargon militaire, cela renvoie aux trente minutes après minuit, ainsi qu’à une stase spatio-temporelle où il fait toujours nuit, qu’importe l’heure et le moment de la journée. Et c’est aussi bien sûr l’heure précise à laquelle les Américains ont décidé de mettre hors d’état de nuire Ben Laden. Que nous raconte Zero Dark Thirty ? Sur deux heures trente-sept de film, on suit donc la traque de Ben Laden, qui était l’homme le plus recherché du monde suite aux attaques terroristes du 11 septembre 2001, par une agent de la CIA. Cette femme c’est Maya, jouée par Jessica Chastain. Elle est belle (trop belle pour le rôle ?), analytique et cérébrale, à l’instar de la réalisatrice. L’ennemi public n°1 c’est Oussama Ben Laden (ou OBL, nom de code), c’est sa cible. Car en plus d’avoir fomenté les attaques des deux tours newyorkaises, il est tenu pour responsable d’avoir causé la mort de ses amis, des services secrets des Etats-Unis également, aussi est-elle remontée à bloc contre son ennemi juré.
Commence alors, nous dit la bande annonce du film, « la plus grande chasse à l’homme de l’histoire ». Et, entre les deux protagonistes du film (Maya, très présente à l’image ; Ben Laden, en creux, tel un spectre), la cinéaste installe un récit, plutôt prenant si l’on aime les films d’espionnage ou à enquête, qui tisse une toile constituée d’aveux et d’indices pour qu’on puisse appréhender comment s’est passée la traque de Ben Laden sur presque dix ans. Zero Dark Thirty, tant dans sa narration que dans sa forme, n’est pas très surprenant. Narrativement, il met d’ailleurs un peu de temps à installer son récit, il raconte pendant les quatre cinquièmes de sa durée les diverses pistes, investigations, exactions et chausse-trapes qui ont mené jusqu’à Ben Laden. Puis, une fois que tout a été préparé, orchestré, voici le raid d’Abbottabad où se terrait OBL, voilà l’assaut final. Boum badaboum. Là, c’est l’acmé du film, on n’en attendait pas moins. Visuellement, Bigelow adopte un style réaliste. Souvent tourné à l’épaule, à l’aide d’une caméra numérique, le film se veut « cinéma vérité », façon grand reportage TV, et là encore, difficile d’être surpris par sa forme : depuis des années on est très habitué à ce que le cinéma de fiction emprunte le réalisme du journalisme d’investigation. Bigelow, cinéaste à poigne qui a du métier, se la joue Envoyé spécial sur le terrain. On n’en attendait pas moins d’elle, puisqu’elle avait adopté le même style, très réaliste, pour son - plus réussi - Démineurs (2009), qui racontait comment un spécialiste du déminage en zone de combat devenait accro au danger en Irak, il commençait d’ailleurs par cette citation de Chris Hedges : « L’adrénaline du combat peut provoquer une dépendance mortelle, car la guerre est une drogue ». Aussi, lorsque je lis, concernant Zero Dark Thirty, les termes utilisés par certains journalistes (« film choc », « film coup de poing »), je trouve cela excessif, cliché. Hormis le fait de se faire plaisir en utilisant des formules toutes faites, je ne vois pas trop en quoi le film ferait l’effet d’un choc ou d’un coup de poing (sic). Il n’apporte aucun scoop et ne donne lieu à aucune véritable surprise, qu’elle soit factuelle ou artistique. Et, soyons francs, le suspense est tué dans l’œuf depuis le départ, puisqu’on sait d’avance comment tout cela va se finir (la mort du plus grand croquemitaine de l’Amérique contemporaine), et son traitement stylistique réaliste [mettre de plain-pied les spectateurs sur le tarmac des émotions et sur le théâtre des opérations avec caméra tremblante itou itou] est du déjà vu dans la fiction hollywoodienne ; Spielberg, entre autres, étant déjà passé par là avec son chaotique Soldat Ryan (1998).
Pour autant, Zero Dark Thirty ne manque, par moments, ni d’intérêt ni de subtilité. Il pratique une rétention visuelle plutôt appréciable. Par exemple, au tout début, c’est en creux (avec un simple fond noir et des conversations téléphoniques) qu’il évoque les attentats du 11 Septembre. Kathryn Bigelow sait très bien qu’on a tous en tête ces images archi-diffusées, à la beauté tragique, des deux tours jumelles s’effondrant, aussi à raison ne prend-elle pas la peine de nous les montrer une énième fois ; en même temps, encore une fois, ce n’est pas nouveau, puisque Michael Moore faisait pareil dans son documentaire Fahrenheit 9/11 (2002). Autre bonne idée, puisque Ben Laden, de son vivant, se la jouait… Arlésienne pour échapper aux services secrets à ses trousses, Bigelow ne le montre jamais à l’écran, ou alors par la métonymie : à la toute fin, il n’est qu’une barbe et un nez ensanglanté dépassant d’un sac en plastique. Puisqu’il était un personnage invisible, un fantôme se servant de méthodes professionnelles pour échapper à la capture, la cinéaste prend le parti de l’exclure du champ de vision, voire du réel, ainsi cela renforce l’opacité et la nébuleuse autour de Ben Laden (on a été jusqu’à faire disparaître son corps à sa mort…), et je trouve ça très bien vu, car tout le monde doute là-dedans, notamment les costards-cravates de l’administration US qui n’aiment pas trop qu’une femme forte leur tienne tête et les soldats chargés de l’élimination d’OBL, les Canaries, qui s’interrogent entre eux ; Ben Laden leur apparaissant depuis longtemps inatteignable voire disparu à jamais – un soldat à un autre : « Tu y crois, toi ? Oussama Ben Laden. Qu’est-ce qui t’a convaincu ? Son assurance. » (En parlant de la « tueuse » et déterminée Maya). On peut aussi saluer le parfum de vérité du film : il ne cache pas les actes de torture commis par les Américains pour obtenir des aveux et lutter contre le réseau terroriste Al-Qaïda (on y voit notamment la fameuse technique de torture par l’eau, le waterboarding) ; il montre la distribution de bakchichs des agents de la CIA pour obtenir des renseignements (notamment lorsque le film se recentre sur la filière Abou Ahmed : un superbe bolide est offert à un Koweïtien pour qu’il balance) ; il montre les erreurs humaines (notamment sur la base de Chapman en Afghanistan, enceinte ultraprotégée, le 30 décembre 2009, lorsqu’un agent double jordanien a fait exploser agent de la CIA et militaires américains, menés en bateau) ; il montre enfin, sans œillères, une Amérique prête à tout pour éliminer froidement, sans sommation, leur pire ennemi. Ben Laden, si dangereux et si criminel soit-il, y est abattu sans aucune forme de procès. Sur place, à part la rencontre avec des femmes éplorées et des enfants apeurés, les Navy Seals, armés jusqu’aux dents, ne rencontreront aucune résistance.
Malgré certaines qualités évidentes (du 3 sur 5 pour moi), Zero Dark Thirty est un film qui, à force de cultiver l’ambiguïté, devient un objet bancal. Difficile à cerner. D’un côté, il est un film à suspense ménageant ses effets, se faisant ciné-vérité comme pour du téléreportage et, de l’autre, il déploie toute une armada visuelle hollywoodienne pour montrer le raid final. Là, Oncle Sam et John Wayne semblent soudainement s’inviter au programme pour filmer le final, grandiose (une image grenue, des couleurs saturées, un son surround hyper travaillé), en le faisant se lover dans une espèce de grosse poussée patriotique. Le final est d’ailleurs très étonnant : la séquence du raid contre le terroriste extrémiste, à Abbottabad, au Pakistan, est filmée par paliers, par étagements, comme si on évoluait dans un jeu vidéo. On quitte alors le registre ultra-réaliste d’une grande partie du film pour basculer illico dans une imagerie de jeu vidéo, comme si on évoluait soudain dans un… film video game. Esthétiquement, c’est d’ailleurs intéressant, de constater combien le jeu vidéo, au passage loin de moi l’idée de diaboliser exagérément cette forme d’art, peut avoir des répercussions sur le cinéma et sur l’inconscient collectif [on peut hélas se croire dans un jeu vidéo alors qu’on est en pleine guerre, cf. 2e photo : Call of Duty au Mali]. Mais, éthiquement, on est en droit de se demander si un tel film, évoquant le meurtre réel d’un homme, n’est pas des plus maladroits en venant épouser l’imagerie vidéo-ludique - d’ailleurs on annonce la sortie d’un jeu vidéo, Medal of Honor : Warfighter (cf. 3e photo) qui vous emportera, dixit une notice commerciale, « dans l’assaut qui a été mené contre la maison d’Oussama Ben Laden. » Où va-t-on ? Ainsi, en se risquant à la confusion des genres (réalité et fiction, mort réelle et jeu de la mort, réalisme brut de décoffrage et stylisation façon jeu vidéo), Zero Dark Thirty, doté d’un budget de 20 millions de $, laisse à la fin un sentiment de malaise. Fallait-il filmer la mort de Ben Laden d’une manière aussi spectaculaire, bref à la façon hollywoodienne mâtinée d’esthétique jeu vidéo ? Et faut-il instrumentaliser la mort de Ben Laden pour en faire un film à grand spectacle ? J’en doute…
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