Ben Hure et la Mère aux vingt chiennes
Sur une idée origniale de Jean Pierre Simon (Corsaire éditions)
On se perd en conjectures ...
Il se nommait Benoît Huret, il était charretier. Il jurait comme tous ses semblables pour que bourriques et vieilles ganaches obéissent à ses ordres et à ses coups de fouet. Il faut dire qu'il ne fallait pas lambiner quand le charroi était sur le quai. Les mariniers n'aimaient pas rester plus qu'il ne fallait à l'arrêt : trop grande étant alors leur envie de chopines dans un estaminet borgne.
Toutes sortes de rumeurs couraient sur ce personnage, que par médisance, usage systématique du sobriquet et moquerie douteuse, ses camarades appelaient Ben Hure-Hure avec un « e », comme le museau cuisiné du porc… ou du sanglier-. L’homme était aussi un chasseur invétéré en son jour du saigneur à lui. Il arpentait les chemins de Sologne, au nez et à la barbe des gardes et des propriétaires sans que quiconque puisse empêcher sa razzia « gibiesque ».
Fort de sa pratique habituelle, l'homme pour son braconnage dominical disposait, à tout le moins, d’un véhicule fort particulier. Une carriole à deux roues, semblable à celles qu’affectionnent les ruraux roumains qui ne sont pas encore entrés dans l’ère du machinisme agricole. Le bougre avait, aux dires de ceux qui disaient avoir croisé son attelage, profilé la monture comme un char romain, l’avant de la nacelle comportant un pommeau figurant une tête d’épervier. Il s’agissait donc d’un véritable quadrige.
Mais pour passer inaperçu dans les bois, son engin était tracté par quatre beaux sangliers dans la force de l’âge. Un habitué d’un café de Vouzon tenait d’un roulier, qui avait rencontré le mystérieux personnage, que ces bêtes avaient été des marcassins. Il les avait recueillis alors qu’il venait d’abattre la laie par erreur : pratique déplorable, rigoureusement interdite quoique assez courante toutefois.
Quelques érudits de comptoir certifiaient, à propos de notre héros, qu’il était un spécimen survivant des Néanderthaliens disparus depuis si longtemps, issu d’une souche miraculeusement préservée. Barbu, hirsute, longuement chevelu, brun de peau et tanné par la rigueur du climat ligérien, il était vêtu quand il allait dans les bois, d'une peau de bête qui ne pouvait expliquer à elle seule l'odeur pestilentielle du bonhomme. Il portait en bandoulière un lourd fusil à deux coups et deux cartouchières entrecroisées lui barraient le ventre.
Une autre figure tout aussi cocasse hantait les sous-bois solognots. Certains la prétendaient génitrice de notre brave Benoît : une vieille femme, coiffée toujours d'un foulard fort seyant à carreaux rouges et verts, tenant bien plus d'une nappe de cuisine que d'une coiffe. Un sarrau informe complétait sa vêture, dissimulé sous une vague pèlerine effrangée. Elle avait toujours un bâton noueux de chêne d’Amérique pour se faire obéir des vingt roquets à l’hérédité douteuse, bâtards de chiens courants ou de chiens d’arrêt qui allaient à sa suite. Pelés, teigneux, chamailleurs en diable, les chienness de sa meute chassaient pour elle. On l’avait surnommée, avec facétie, « la Mère aux Vingt chiennes », des bêtes de lice.
Elle arpentait layons et grandes allées en tous sens, à la tombée de la nuit de préférence, suitée de sa meute. On ignorait où se situait sa masure ; toujours est-il qu’on la rencontrait tantôt sur une commune, tantôt sur une autre. Elle cheminait, toujours en mouvement. On la prétendait sale, aussi grossière que son prétendu fils. D’aucuns lui prêtaient des talents de diseuse de bonne aventure, de guérisseuse… d’autres de sorcière, de jeteuse de sortilèges. Quelques bigotes se signaient, après s’être retournées, lorsqu’on évoquait cette surprenante représentante de leur sexe. Depuis belle lurette, mère et fils supposé ne se fréquentaient plus, même s'il leur arrivait de chasser dans les mêmes parages.
Un jour, un témoin de bonne foi plus sûrement que de foi solide, eut la chance de les voir tous deux dans les abords du manoir de Chérupeaux. Dans une grande allée, entre sable blanc et fougères bordées d'un liséré de bruyères, à quelques pas d'un étang toujours recouvert de brume, le chemin était droit et légèrement convexe en son centre, notre témoin entendit à sa gauche un tintamarre ferraillant, bientôt trahi par un halo de poussière …
Un halètement grognant montait crescendo de l’apparition, et notre narrateur découvrit une silhouette. Le braconnier mobile, tenait avec aisance, en ses mains vastes comme des pelles, l’enrênement rouge de ses quatre étranges coursiers. De sa droite parvenait une autre variété de tumulte montant également la légère pente : des aboiements déchiraient la félicité forestière. Une vieille femme menait le train pressé de cette troupe errante. Pour incroyable que ce puisse être, les deux équipages se faisaient face.
Brusquement, alors que moins de dix mètres séparaient les deux meutes inexpugnables, la Mère aux Vingt Chiennes leva la main qui ne tenait pas son bâton. Théâtrale et gouailleuse, elle lança cette injonction triviale : « Arrête ton char, Ben Hure ! » C'est ainsi que notre témoin, autour d'une chopine d'auvergnat, nous narra cette aventure. Enhardi par l'auditoire émerveillé, il continua son récit avec d'autant plus de détails que son nez rougissait au fur et à mesure de ses libations.
Immédiatement, les deux équipages se figèrent. Le conducteur du curieux attelage mit pied à terre. Il était réellement grand. Après un rien d’hésitation, les deux drôles se précipitèrent l’un vers l’autre, bras ouverts. Le chasseur géant basculait son fusil de son épaule, tandis que la mégère se débarrassait de son informe redingote mitée. Quelle ne fut pas la surprise de l'observateur dissimulé dans un fourré de découvrir, le foulard également jeté aux orties, une jeune femme aux appas de nature à vous damner tous les saints de la création ! La Mère aux Vingt Chiennes était en fait… une magnifique jeune femme grimée sous des hardes informes !
Alors ce fut une étreinte homérique, coup de foudre immédiat entre deux mythes improbables, comme si le légendaire et la galéjade des bistrots mijotaient à la Sologne cette pariade imprévisible. Ce qu’ils firent ensuite tourna la tête de celui qui assista aux noces forestières de nos chasseurs. Il n'avait désormais de cesse de raconter la scène partout où il y avait des gens susceptibles de lui offrir à boire.
Le temps passa, le témoin cessa d'intéresser les curieux puis emporta son récit dans sa tombe. Son histoire tournait en boucle et nul n'avait vu la mystérieuse Diane ; alors on l'oublia quand il ne fut plus là pour la servir aux touristes de passage. Quant au charretier, tant qu'il fut encore de ce monde, il souriait niaisement quand un quidam évoquait cette union charnelle puis faisait claquer son fouet pour mettre un terme aux sornettes. Une volée de jurons clouait alors le bec au curieux plus hardi que les autres. Le mystère demeura et se perdit à son souvenir ...
Promeneurs égarés, qui ne connaissez que la mousse des troncs pour indiquer le nord, chercheurs de champignons, attardés à la brune, amoureux citadins, qui vous perdez en compagnie adultère dans les bois de Sologne, vous ne devez rien savoir des sylvains ! Ces farfadets folâtres s’éparpillent à tue-tête et s’interpellent à toutes jambes, se réjouissant du traumatisme que vous inflige la forêt quand elle vous égare ou vous tourne les sens. Ils ponctuent votre errance d’apparitions naines et fugaces entre les fourrés. Ils vous soufflent dans le creux de l'oreille, des histoires à dormir debout. Celle-ci est sans doute le fruit de leurs fantaisies.
Quelques sylvains pourtant m'ont affirmé qu'un enfant était né de cette union mythologique. Il ne serait pas surprenant que celui qui m'a confié cette histoire soit l'un des descendants de ce coït forestier. Qu'il soit devenu par la suite le créateur de la Vouivre n'aurait rien d'extraordinaire. Son imagination est aussi fertile que riche fut la langue verte de ses ancêtres. Ils reconnaissent en lui l'un des leurs par une étrange affiliation symbolique. Gardons-nous de les en dissuader : l'homme pourrait alors nous glisser dans l'un des ces romans acadrabantesques dont il a le secret.
Simonesquement sien
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