De fil en aiguille
Sur le métier ...
Qu'est- ce qui me pique ?
Fils de gens d'aiguilles, je suis bien en peine de réaliser le plus petit point. C'est ma croix et je la porte comme une doublure qui s'effiloche. Si je dévide ma pelote, elle est faite de mots simples et de petites phrases. Quelques entrechats viennent se mêler à cette curieuse manière d'ourler des textes absurdes autour de quelques expressions à ravauder. Mes dés ne sont pas à jouer, il pousse la plume là où ça fait mal.
J'explore le monde des mots tandis que ma mère passait et repassait sans cesse son aiguille sur son métier, travail d'une patience infinie ; elle ne m'a pas transmis ce talent de ne jamais compter son temps. Elle réalisait des couvre-pieds, merveilles de finesse et de délicatesse. Un travail de romain qu'elle entreprenait sans réel souci de rentabilité. Tout entière à son ouvrage, elle jouait de l'aiguille tout en entretenant de longues conversations avec des clients venus passer le temps plus souvent que pour un achat.
Je tapisse ma vie de billets, faisant de celle-ci une curieuse et impudique auto-fiction en forme de feuilleton quand mes parents décoraient les intérieurs des maisons bourgeoises de Sologne et des bords de Loire. Je les imite sans jamais n'avoir rien compris de leur art de la piqûre qui ne fait pas mal. Les miennes sont plus blessantes ; je suis vraiment un fils indigne, réalisé sans suivre le moindre patron.
Je vis sur un matelas de chroniques inconfortables, de coups de gueule vachards. Mon père donnait dans une literie plus moelleuse, il travaillait la laine et le crin alors que c'est à tous crins que je distille des phrases aux relents agressifs. Qu'il puisse me pardonner de ne jamais avoir su faire mon trou dans l'artisanat ! J'ai manqué de ressort pour acquérir les gestes de son métier.
La transmission des savoirs, curieuse chose à dire vrai, qui fit du rejeton des tapissiers un incapable de ses mains. Seule compétence que j'accepte, c'est de glisser quelques doigts sur un clavier immobile. Bâtisseur du virtuel, mes doigts filent sur le clavier comme des talons aiguilles qui trottinent sur un chemin immobile. Il n'y a pas à se glorifier du tapis de mots qui couvre mon existence. Mes géniteurs ont laissé de belles choses quand je n'aurai que du vide à offrir à ma postérité illusoire.
Ils assemblaient, ils rénovaient, ils rafistolaient, ils magnifiaient quand je viens trancher et casser, briser et déchirer. Exact inverse de ce qu'ils furent, je serai dans de beaux draps au moment du jugement final. Mes coutures vont craquer, la façade se fissurer et le masque tombera. Rien ne tiendra vraiment de cette construction insipide.
Seuls mes nerfs sont en pelote et ce que je monte parfois en épingles sont des supputations vaseuses, des propos piquants. Je suis bien loin de l'art délicat de mes parents, des ourlets et des épissures, des embrasses et des biais. Dans l'ensemble, c'est bien la seule chose que je sache faire pourtant convenablement : le biais. Je fais tout de travers avec une remarquable constance.
Pire, je me rêvais Voltaire et je ne suis qu'un vulgaire crapaud dont la bave n'atteint jamais sa cible. J'ai beau avoir choisi une position assise dans ma vie professionnelle, je reste bien loin de l'héritage qui fut le mien. Le va-et-vient interminable des aiguilles dans la boutique a laissé bien peu de traces. Je n'ai jamais remis cent fois mon ouvrage sur le métier ! Quelques chansons et de modestes fables seront productions dérisoires en regard de ce que mes parents laissèrent derrière eux dans de si nombreuses demeures.
Voilà où m'a conduit cette belle expression. De fil en aiguille, j'ai laissé se dérouler la bobine de mes souvenirs, laissé filer l'aiguille du temps ; elle a choisi de le remonter au gré de cette chronique sans fil conducteur pour ce récit qui se dévide. J'espère ne pas vous avoir ennuyés. Pour une fois que j'essaie de rabouter un peu mes souvenirs et ce que je suis devenu. Pauvre couturier malhabile qui cherche vainement à réunir des pans entiers d'une existence qui ne sera jamais ce que mes géniteurs auraient souhaité qu'elle fût .
Tapissièrement vôtre.
10 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON