L’alouette de mon enfance
La livraison.
Mon père était artisan. Faire la liste de ses diverses spécialités peut paraître fastidieuse tant le bonhomme avait de l’or dans les doigts. Tour à tour ou simultanément il fut bourrelier, matelassier, sellier, cordier, tapissier, maroquinier. Il lui fut même impossible de tout écrire sur la devanture de la boutique car pour augmenter si besoin son panel il était encore commerçant, vendant des articles pour chiens.
L’homme avait ainsi plus d’un tour dans sa musette qu’il était en mesure de se fabriquer lui-même. Ce qui fut le plus délicat pour lui en cette époque lointaine que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître, était la manière de livrer le fruit de son travail. La voiture était à l’époque chose plus rare et il attendit d’avoir quarante cinq ans pour se résoudre à passer le permis.
C’est donc avec une grosse remorque à bras qu’il livrait matelas, fauteuils, canapés et sommiers dans notre village. Que j’en ai parcouru des rues de l’endroit, juché sur la carriole, fier comme un paon. Plus tard, c’est moi qui poussais la remorque, montrant ainsi que j’étais en mesure de l’aider. C’était bien le seul domaine où je fus bon à cela, ma maladresse chronique fut alors un obstacle rédhibitoire à sa succession.
Quand les clients habitaient plus loin, la remorque trouvait place derrière son vélo ; un cycle Helyett, une marque célèbre en son temps et qui était fabriquée chez nous. Sur le cadre du vélo, un petite selle avait été soudée pour que le fils suive son père quand c’était possible. C’était là, une épopée qui m’enchantait, c’est d’ailleurs de la sorte que je me rendais à l’école communale, ma petite sœur assise sur le porte-bagages à moins que ce ne fut le contraire.
Pour les destinations plus lointaines, c’est la mobylette qui tirait la charrette. Cette fois, je n’étais plus de l’aventure. Quel que soit le temps, pour peu que la livraison ne mette pas en danger le travail. C’était ainsi que l’artisan était connu de tous et que chacun pouvait savoir ce que le voisin lui avait commandé.
Puis un beau jour, il se présenta au permis de conduire qu’il obtint sur sa seule bonne mine. L’examinateur avait eu confiance en lui et ne l’avait pas poussé dans ses retranchements. Il avait bien fait, sa connaissance du code était superficielle et son art de la manœuvre encore à construire. L’habit faisait le moine en cette époque et il eut le papier rose en poche sans y avoir consacré beaucoup d’efforts.
Ce fut donc l’arrivée sur la place du Champ de Foire de notre premier véhicule. Une camionnette, une estafette Renault plus exactement jaune citron dont je me rappelle encore le numéro d’immatriculation : 316 KE 45. Mon dieu que nous en étions fiers. Non seulement les livraisons se faisaient dans de bien meilleures conditions mais de plus, le paternel avait aménagé l'intérieur afin que nous puissions y dormir. Nous étions en 1965 et il avait inventé sans le savoir le camping car. Je découvris la mer à 8 ans, émerveillé par les côtes bretonnes et peu soucieux de l’inconfort de notre épopée.
La Terrible – nom que nous avions donné à ce véhicule qui faisait sa fierté - avait encore un autre usage. Jamais mon père n’hésitait à rendre service au club sportif et dès qu’on le sollicitait, il embarquait une fournée de 8 gamins dont son fils pour les emmener disputer une rencontre sportive. C’était alors une aventure réjouissante que ce voyage en commun dans l’estafette bruyante et guère confortable, il faut bien l’admettre.
Elle était aussi le véhicule de la famille quand nous allions rendre visite aux oncles et tantes. Nous n’avions pas d’autre voiture, la camionnette était multi-usages. Ce fut seulement bien plus tard qu’il se résolut à acheter une R12 break afin de disposer d’un peu plus de confort. Mais la Terrible resta jusqu’à sa mort son signe de reconnaissance et sa fierté.
Il partit trop tôt et je n’avais pas encore le permis. Ce fut un déchirement pour moi de voir partir ce véhicule emblématique d’une enfance heureuse. Je ne m’en remis jamais. J’avais placé dans cette alouette puisque tel était son nom de série bien plus que le simple usage pratique à laquelle elle était assignée. C’est mon enfance, mes années d’insouciance, mes camarades de classe et de sport, nos vacances d’une simplicité incroyable, le bonheur d’une vie villageoise authentique qui s’envolait à jamais quand elle partit sous d’autres cieux. On s’attache parfois sottement peut-être à des objets, ce fut le cas pour moi pour ce véhicule qui ne cesse de tourner dans ma mémoire.
En écrivant ces lignes, soudain je me suis rendu compte que trente années plus tard, lorsque ma mère rejoignit son mari, j’étais parti traverser la France à pied et que j’avais eu le sentiment d’être suivi durant ce long périple par une alouette, un oiseau qui m’accompagna une grande partie du chemin. Hasard, mirage, folie ? Je ne sais. Je viens seulement de saisir le sens de cette hallucination. Mon enfance était à tout jamais morte !
Estafettement sien.
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