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Accueil du site > Culture & Loisirs > Étonnant > Le Fermier et le Pasteur

Le Fermier et le Pasteur

Les légendes et "(...) les mythes, en circulant, peuvent ou ne peuvent pas franchir des seuils (linguistiques, culturels, sociologiques) et, quand ils le font, c'est au prix de transfomations qui affectent leur structure et leur message." (...) "ces histoires sont reçues et vécues comme autant de vérités existentielles (...)" (Lévi-Strauss – M. Godelier – 2013)

 

La Basse Mésopotamie a connu, voici fort longtemps, des modifications dans le cours des fleuves, suivies d'une multiplication des ouvrages hydrauliques. Les progrès techniques aidant, transforment ainsi progressivement les marais en champs cultivés par irrigation et puisage.

Avec l'évolution des modes de vie, les récits traditionnels se trouvent ajustés eux aussi pour intégrer les nouvelles réalités, et donner du sens à ces changements.

Avec l'extension de ces nouveaux modes de vie, davantage de populations vont s'approprier ces récits, qui s'intègreront ainsi à leur propre patrimoine culturel.

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( Basilica di Santa Maria in Trastevere – Rome )

 

De tous temps, sur tous les continents, il y a eu des légendes et des mythes voyageurs qui passent du patrimoine d'un peuple à celui d'un autre, en entier ou par bribes.

Ce faisant, ils sont souvent adaptés, modifiés. Ces mythes et récits sont néanmoins revendiqués comme « originaux » à chaque étape et en chaque lieu.

 

 

>>>> BREVE HISTOIRE DE LA BASSE MÉSOPOTAMIE -

(inspirée de l'ouvrage de Pierre-Louis VIOLLET : L'Hydraulique dans les civilisations anciennes ) (1)

 

Environ 15.000 ans avant JC, le climat du 'Croissant fertile' (Palestine - Syrie - Mésopotamie) se réchauffe et devient plus humide. Les céréales poussent à l'état sauvage. Les fleuves charrient davantage d'eau et de limons.

 

Vers 12.500 av. JC, les chasseurs-cueilleurs se sédentarisent. L'élevage commence à apparaître ponctuellement ici ou là vers 8000 av. JC.

 

La zone méridionale entre le Tigre et l'Euphrate est un immense marais instable. Les locaux appelaient ce lieu « Edin », qui correspond probablement à notre « Eden ».

 

A l'Est du Croissant, vers les monts Zagros, l'Euphrate est en phase de sédimentation. L'irrigation saisonnière est suffisante pour l'agriculture. A partir de 6000 av. JC, environ, le fleuve a creusé son lit, et l'irrigation devient parfois nécessaire. Les premiers canaux ou puits apparaissent ici ou là.

 

La basse Mésopotamie est très fertile. La croissance démographique y est forte, et l'immigration importante. Les progrès techniques (araire, chariot à 4 roues, etc...) améliorent la productivité.

Les villages et les bourgs commencent à se multiplier à partir de 4000 av. JC, parallèlement à la progressive prolifération des canaux d'irrigation et des puits . Les systèmes de répartition de l'eau complexes s'installent. Des Cités-États se structurent.

 

De grandes Cités-États de 10 à 50.000 habitants se développent : Eridu, Ur, Lagash, Uruk....

 

L'écriture cunéiforme est inventée vers 3300 av. JC.

De 3000 à 2500 av. JC, on voit une drastique diminution du nombre de villages, et quelques cités deviennent de véritables villes (par exemple Uruk , avec remparts de 9,5 km et surface de 550 ha).

 

A partir de 2400 av. JC, l'agriculture a subi le début d'une transformation profonde, qui s'est rapidement accentuée. En effet, le sol mésopotamien repose sur une assise de gypse de formation lagunaire. Si l'on pratique une irrigation intense, et surtout constante, le gypse des étages inférieurs, qui est soluble, remonte par capillarité. Or le gypse est fatal à la plupart des graminées. Le blé ne le supporte pas. L'orge parvient à s'en accommoder. En deux siècles, le blé est devenu rare à Lagash. L'agriculture cédait devant l'élevage. Uruk, ouverte sur les steppes à pâturages, supplante la puissante Eridu agricole.

>>>> LES DIEUX de BASSE MÉSOPOTAMIE

( inspiré des travaux de Maurice LAMBERT dans son ouvrage : Polythéisme et monolâtrie des cités sumériennes ) (2)

 

 

Le Dieu ENKI est apparu au fond du golfe persique ''à l'aurore des temps'', venant de Dilmun-la-Lointaine (= probablement du delta de l'Indus). Toute la Mésopotamie était à lui.

Enki était dieu de l'eau et des canaux, dieu de l'irrigation et des terres cultivées, maître de la plante primordiale (roseau) et il groupait autours de lui, dans sa famille, les déesses-grains, des dieux-verdure, et tout le monde industrieux de l'agriculture.

 

Le Dieu ENLIL, quant à lui, est arrivé plus tard. Il a pris progressivement de l'importance avec les Sumériens, durant le processus de formation de cités plus puissantes. Il s'agit d'un dieu que je qualifierais de politique. En effet, le Roi propose, et le Dieu Enlil s'adresse en maître à tous les dieux locaux, sur le territoire contrôlé par le Roi. Vers 2450, on louait encore « Enlil, maître du monde et père de tous les dieux ». Enlil avait un compagnon : Enki, qui était le maître de l'eau, stabilisateur de la terre et organisateur de la vie, maître de la plante primordiale.

 

Le Dieu ANU (ou An) Dieu du Ciel, est le maître universel, le Très Haut, Dieu de tous les dieux. Il est aussi la source de l'autorité des Rois. Il est le Dieu d'Uruk, dieu des steppes et des sables de l'Arabie. Il est secondé par Tammuz, dieu des gras pâturages et dieu du lait que l'on baratte. On a compris que le Dieu du Ciel a progressivement supplanté les autres dieux locaux durant la période-clef du décollage de l'élevage, suite au collapse en quelque sorte technique de la culture des graminées en Basse Mésopotamie.

 

Dans les steppes, le ciel étoilé dominait le monde du pasteur, et ce dernier s'est éloigné du monde de l'eau et des canaux, si vitaux pour le fermier.

 

A cette époque de transition, les dieux Enki et Enlil (ainsi que leurs dieux secondaires) n'ont pas disparu. Il sont simplement devenus moins importants. Plus tard, avec le déclin d'Uruk, le Dieu Anu sera supplanté par Marduk, tout en restant dans la ronde des dieux secondaires.

>>>> LE RÉCIT FAIT LE TOUR DU MONDE

 

Le passage à un mode de vie principalement Pastoral a marqué les esprits en Basse Mésopotamie. Et a fait l'objet de poèmes et de récits nombreux, immortalisés par des pictogrammes sur des tablettes d'argile.

 

Le récit le plus célèbre est ''la querelle du Pasteur et du Fermier'' intitulée «  Les fiançailles d'Inini », que reporte Samuel Noah Kramer dans son ouvrage From the Tablets of Sumer , page 165  :

 

En accord avec les traditions séculaires, Inini désire épouser le Fermier.

Son frère, le Dieu-Soleil la supplie de réfléchir et d'épouser le Pasteur.

Le Pasteur décide de plaider sa cause, et lui montre qu'il est lui aussi riche.

Inini n'est plus aussi sûre de son cœur.

Le Pasteur le sent et fait un 'chantage à la guerre' au Fermier.

Le Fermier affirme n'avoir aucun désir d'épouser Inini ; ce qu'il veut c'est la paix.

Le Pasteur lui fait la grâce de le nommer garçon d'honneur, et d'accepter ses fruits et grains en cadeaux de noces.

 

Comme je le disais en introduction, les récits passent du patrimoine d'un peuple à celui d'un autre. Le Fermier et le Pasteur mésopotamiens se retrouvent plus tard dans la Bible (Génèse, 4) . Dans ce récit, l'Eternel, lui aussi, préfère les offrandes du Pasteur Abel aux offrandes du Fermier Caïn :

 

Gen 4:1 - Adam connut Eve, sa femme ; elle conçut, et enfanta Caïn et elle dit : J'ai formé un homme avec l'aide de l'Éternel.

Gen 4:2 - Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur.

Gen 4:3 - Au bout de quelque temps, Caïn fit à l'Éternel une offrande des fruits de la terre ;

Gen 4:4 - et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L'Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ;

(3)

 

De nos jours, nous vivons toujours avec l'image du Pasteur bien que les modes de vie de nos sociétés modernes n'aient plus grand chose de commun avec les sociétés d'il y a quatre mille ans. Il fait néanmoins partie de notre patrimoine.

 

JPCiron

 :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: : Notes :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :

 

..... (1) - Les informations climatiques et hydrauliques ont été principalement trouvées dans l'ouvrage de Pierre-Louis VIOLLET : «  L'Hydraulique dans les civilisations anciennes, 5000 ans d'histoire  », Presses de l'école nationale des ponts et chaussées – 2004

 

..... (2) les informations relatives aux dieux ont été principalement trouvées dans les travaux de Maurice LAMBERT (Polythéisme et monolâtrie des cités sumériennes) - 1960

 

..... (3) – La Bible – Traduction de Louis Segond, 1910

 

 :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :: :


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4 réactions à cet article    


  • Clark Kent NEMO 31 octobre 2018 11:51

    En parlant de pasteur, il est intéressant de noter que la racine du mot « capital » est « cheptel » : le « capital vif », c’est la vraie richesse d’un « capitaliste », c’est le nombre de têtes (caput) de bétail « capital mort », c’est la dette. La dérive actuelle est de s’enrichir sans « capital vif ».


    • JPCiron JPCiron 31 octobre 2018 12:27

      @NEMO
      .
      intéressant ! Je l’ignorais. Merci


    • Sergio Sergio 31 octobre 2018 14:42

      Le Fermier et le Pasteur

      Je vous la fais plus actuelle : Les Hutu et les Tutsi !


      • JPCiron JPCiron 13 juin 2024 21:44

        @Sergio

        Bonjour Sergio,

        J’ai zappé votre intéressante intervention.

        Cairn décrit la problématique :

        https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2014-2-page-119.htm

        .

        J’ai repris des extraits ci-dessous :


        « le mot « Tutsi » désignait de préférence une élite politique parmi les éleveurs, mais que ceux-ci – fussent-ils de condition modeste ! – se qualifiaient volontiers comme tels pour se différencier des agriculteurs  »


        « la pression démographique occasionna aussi une concurrence de plus en plus âpre entre agriculture et élevage »


        « Dans les territoires de l’Ouest (où l’agriculture dominait) et dans ceux de l’Est (où les herbages étaient suffisants) »


        Et puis, l’organisation interne du pays commença a créer des situations structurellement différentes entre catégories, qui s’est stratifié dans le droit coutumier... au détriment des Hutus.


        « Un véritable « peuple de seigneurs » vit alors le jour, « avec la bénédiction de l’Église et de l’administration » 


        Et bientôt la distinction se fit sur le mode Européen de ’’races’’ , et intériorisé par les locaux. « croyances qui non seulement assignaient un destin historique aux formes immédiatement coloniales de l’inégalité sociale, mais fondaient en nature l’accès privilégié à des styles de vie européanisés  »


         « une contre-élite hutu se cristallisa durant les années cinquante en fonction de cette discrimination »


        °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

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