« Depuis midi, le drapeau rouge flottait sur la tour de la cathédrale, mais l’orgue n’en jouait pas mieux pour autant. Seuls quelques passants levèrent les yeux ».
Vu comme cela, on a plutôt envie de dire : tu parles d’un événement. Quelques courts plans d’un court métrage. Pourtant, nous sommes à Strasbourg, le 13 novembre 1918. Strasbourg et avec elle les restes de l’Alsace vivront de courts instants d’une révolution.
L’humour est celui d’Alfred Döblin.
L’extrait provient du tome 1 de son roman, Novembre 1918, une révolution allemande (1)
Dans le journal qu’il tenait à l’époque des faits et qui vient d’être réédité, Charles Spindler (2) note à la date du 9 novembre 1918 :
"C’est aujourd’hui samedi, et je suis attendu chez mon ami Georges à la Robertsau. A la fin du dîner, un des comptables, la figure toute décomposée, vient nous annoncer que la révolution est à Kehl, qu’on s’est battu près du pont pour empêcher les délégués du Soldatenrat de Kiel de passer, mais que l’émeute a triomphé. Les marins sont en route pour Strasbourg et probablement déjà arrivés.
Mon ami n’est pas sans inquiétude : au lieu des Français, nous allons avoir des Conseils de soldats et Dieu sait à quels excès ils vont se livrer. L’unique chose qui pourrait nous sauver ce serait de hâter l’arrivée des Français".
Ce sera fait le 22 novembre, onze jours après la signature de l’Armistice.
Quant aux excès, ils consisteront pour l’essentiel à dégrader leurs officiers. Cette révolution sera d’abord une révolution contre la guerre.
Restons encore un moment avec les considérations de l’ami en question. Il s’inquiète que "les idées bolcheviques aient pu contaminer l’armée française ; cela peut amener la révolution en France".
Horreur !
Spindler pourrait être un personnage du roman de Döblin qui consacre quatre tomes à cette révolution singulière et pratiquement un volume entier aux événements qui ont eu lieu en Alsace où le romancier était en poste de médecin militaire, très précisément à Haguenau.
Que s’est-il passé, dont Döblin a en partie été témoin ?
Tout commence dans les ports militaires allemands de Kiel et Wilhelmshaven, fin octobre quand les marins refusent d’obéir à l’état-major de la marine qui sachant la guerre perdue veut lancer une offensive quasi suicidaire contre "l’Anglais".
Non seulement la guerre est perdue, mais le pouvoir des Hohenzollern s’effondre. La République est proclamée le 9 novembre une première fois par Philipp Scheidemenan (SPD) et une seconde fois par Karl Liebknecht pour le groupe Spartakus. Le refus d’obéissance des marins se dresse contre l’attitude factieuse des amiraux. La révolte des soldats rejoint un mouvement de grève dans les usines et mènera à la constitution de Conseil ouvrier et soldats un peu partout en Allemagne : soulèvements et création de conseils d’ouvriers et de soldats à
Munich,
Cologne,
Hanovre,
Brunswick Leipzig,
Francfort,
Dresde… Le conseil ouvrier de
Munich proclame la république, le 8 novembre.
L’Alsace annexée depuis 1870 n’échappe pas au mouvement.
Les marins arrivent à Mulhouse, Colmar, Sélestat, Strasbourg, le 9 novembre où ils constitueront également des conseils d’ouvriers et de soldats, procéderont à la dégradation de leurs officiers. Toute une histoire qui reste à écrire et à laquelle seul - parmi les écrivains français - Didier Daenincks s’est intéressé. On en trouve une évocation par exemple dans son roman Mort au premier tour (3)
Alfred Döblin raconte :
"Un train spécial, parti de Wilhelmshaven, et roulant à toute vapeur, passa Osnabrück, Münster, Düsseldorf, Cologne sans s’arrêter, sa cheminée lançait des flammèches, les rails vrombissaient. Ce train transportait 220 marins de la flotte de combat représentant l’avant-garde de la Révolution, des Alsaciens, qui tous dormaient dans les couloirs ou sur des bancs. Ils voulaient empêcher l’Alsace de tomber aux mains des Français.
Il y avait eu environ deux cent mille Alsaciens-Lorrains à Kiel et à Wilhelmshaven. (…) Puisqu’ils se trouvaient dans la marine, ils s’étaient eux aussi révoltés à Kiel…"
Plutôt rouge que mort
Döblin explique très simplement l’origine de cette fièvre révolutionnaire :
"Puisque cette fois, en ce mois de novembre, l’on était enfin certain de ne pouvoir l’emporter en aucun point du globe, ni sur terre, ni sur mer, l’on entendait du moins sombrer avec panache. Qui, on ? Les officiers. Les marins estimèrent pour leur part qu’ils avaient aussi leur mot à dire. Car ils étaient, eux aussi, embarqués sur ces bateaux sur lesquels les officiers voulaient mourir. Et il ne fallait pas compter sur eux dans un cas pareil. Et lorsqu’à l’heure dite on donna l’ordre d’appareiller, les chaudières étaient éteintes. Les chauffeurs non plus ne voulaient pas mourir. A la bataille de Kunersdorf déjà, Frédéric le Grand avait eu affaire à cette répugnance toute particulière que les hommes et même les soldats éprouvent à marcher vers une mort trop certaine. Il avait hurlé : Voulez-vous donc vivre éternellement ?"
Mais il n’était pas simple d’être révolutionnaire et alsacien dans ce contexte.
"Et cela ne venait pas seulement de la présence de la cathédrale, de l’existence de charmants canaux paisibles, de l’Ill avec ses lavandières, des nombreuses brasseries où coulait encore un vin dont ils avaient été si longtemps privés… Cette Alsace, leur patrie chérie, donnait bien du fil à retordre à nos révolutionnaires. Ils n’arrivaient pas à placer leur marchandise".
Comme l’expliquait dans les années 1980, un ancien dirigeant communiste strasbourgeois : que vouliez-vous que fassent les socialistes d’alors, ceux qui encore en 1915, avaient rédigé une brochure demandant un référendum sur l’autonomie de l’Alsace à la fin de la guerre ? (3) Le plébiscite était fait. Le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau rouge avant l’entrée du général Gouraud dans la ville.
Le chancelier Ebert (SPD) dépêchera un autre socialiste, Noske, pour mâter la révolution à Kiel. Le même Noske qui réorganisera l’armée et fera en sorte comme l’écrivait Rosa Luxemburg dans son dernier article L’Ordre règne à Berlin que "les lamentables vaincus des Flandres et de l’Argonne" puisse rétablir leur renommée en remportant une victoire éclatante... sur 300 Spartakistes.
Ce sera en janvier 1919.
On peut lire à ce propos le superbe Karl et Rosa d’Alfred Döblin qui vient de paraître aux Editions Agone.
(1) Alfred Döblin Bourgeois et soldats. Editions Pandora 1982. Malheureusement introuvable en librairie. Une réédition est annoncée pour l’année prochaine.
(2) Charles Spindler : L’Alsace pendant la guerre 1914-1918 (Editions Place Stanislas. Nancy).
(3) Folio Policier pages 120-121.
(4) Alphonse Boosz. Le Rôle et la Place de la classe ouvrière en Alsace. Colloque CGT 1984.