Un petit air d’harmonica
Les méandres de la mémoire.
Je reviens vous narrer une sortie avec mon parent, atteint de cette terrible maladie qui vous égare et qui vous ronge de l’intérieur. J’ai reçu de nombreux conseils après la dernière publication. « Continuez à le promener ainsi, n’hésitez pas à nommer tout ce qui vous entoure : plantes, animaux, objets afin d’activer une mémoire défaillante, soyez fort et acceptez de répéter sans cesse jusqu’à laisser une trace ».
Les conseilleurs ont ceci de fort commode : ils ne sont jamais à notre place, avec nos blessures, nos souvenirs, nos ressentiments devant une dégradation qu’il est difficile, voire impossible, d’accepter. Ils ont cependant ce mérite de m’avoir bousculé un peu, contraint de revoir mon blocage pour tenter de le surmonter en tenant compte de tout ce qui m’avait été dit.
En cet après-midi caniculaire, je suis donc allé de nouveau à la rencontre de celui dont la mémoire vacille. La chaleur était telle que notre grande promenade en bord de Loire me semblait déraisonnable. Il fallait trouver un dérivatif, une manière de donner du sens à cette visite malgré les circonstances climatiques. Je suggérai donc à J.M. de prendre son harmonica, comme son épouse me l’avait conseillé afin de sortir et de me jouer quelques airs dans le parc voisin, à l’ombre des grands arbres.
Il accepta de manière automatique sans doute, trouva son harmonica : signe réconfortant. Nous nous installâmes sur un banc et je lui demandai de me jouer « Il pleut bergère ! », manière sans doute de rafraîchir un peu l’atmosphère brûlante. Spontanément il se souvint de cette musique. Ce qui est très ancien, qui vient de l’enfance, a, chez ces malades, la faculté de demeurer.
Il était heureux ; je fredonnais la chanson tandis qu’il en restituait la mélodie sans difficulté. Je voulus profiter de ce coup gagnant pour le mettre en valeur et en situation de réussite. Je réclamai alors d’autres chants traditionnels : « Meunier tu dors ! » ou bien « Cadet Rousselle ». Il acquiesçait et rejouait immanquablement le premier air.
Il ne remarquait d’ailleurs pas qu’il ne répondait pas à ma nouvelle demande. Il se satisfaisait sans doute de cette réussite. Je crus bon alors de lui réclamer les idoles de sa jeunesse, les chanteurs que je savais qu’il avait aimés et chantés. Je lui suggérai son préféré : Sacha Distel, sans aucune réaction. Il s'en retournait chez notre bergère sous la pluie. Pour Adamo ou Joe Dassin, ce fut du pareil au même : la Bergère revenait en boucle, j’ignorais qu’elle fût frisée !
Je pensais ne plus rien pouvoir obtenir de lui que cette petite ronde enfantine, enfouie dans sa mémoire et qui avait ressurgi comme par miracle quand je me mis a chanter une de mes chansons « Où vas-tu marinier ? » Il sourit ; il me dit : « C’est la chanson de ton ami ». J’étais surpris, honoré qu’il puisse se souvenir d’un air qu’il n’avait dû écouter que quelquefois et si récemment.
Il reprit son harmonica et m’accompagna, ne parvenant qu’à reprendre le refrain. Mais qu’importe ! j’avais ouvert une porte dont je ne soupçonnais pas l’existence. Il était en mesure d’accéder à des souvenirs récents et celui-ci me touchait de très près. Quel bonheur ! Mes lecteurs avaient eu raison de m'inciter à ne pas baisser les bras. La récompense était là.
La chaleur, malgré tout, eut raison de nous. Nous allâmes chercher un peu d’air en bord de Loire sur le premier banc venu sans que j’ose alors lui demander de continuer à jouer de son instrument. Nous observions les mouettes ; elles focalisaient son attention ; je les nommais, je décrivais inlassablement leurs mouvements. Il écoutait comme un enfant émerveillé. Soudain, il se leva, courut jusqu’au premier massif de fleurs, il voulut en cueillir et je dus intervenir. Il fallait rentrer : nous risquions d’avoir des ennuis.
Avant de partir, je lui ouvris son poste de télévision afin qu’il ne reste pas seul à ne rien faire dans cette chambre morose. C’était encore manière d’un petit échange : Le Tour est dans les mémoires collectives. Il put ainsi m’évoquer quelques champions du temps jadis. Soudain, une vue d’hélicoptère de la ville de Berne surprit un panneau en hommage à la ville de Nice après le drame du 14 juillet.
Et là, il me fit un commentaire qui attestait qu’il avait compris à quoi il était fait allusion. Il était soudain capable de s’inscrire dans un passé tout frais, une actualité qui ne le touchait pas de près. Il y avait une étincelle, une lueur qui m'interrogea sur les incroyables méandres que la mémoire emprunte chez les personnes touchées par Alzheimer. Je le laissai là, dans sa muraille de souvenirs. J’avais fait tout mon possible pour cette fois !
Réminiscencement sien.
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